I.S. Mais disons que, la Question 78 c’était effectivement l’idée d’un prolongement... puisque, si je peux me permettre de la gloser, Stern accompagne l’enfant jusqu’à ce que l’enfant sache parler et à partir de là l’enfant peut être plongé dans un monde où les normes lui sont proposées toutes faites, et on pourrait voir le Tohu-bohu comme l’apprentissage de liens improvisés, fluents, mouvants etc. qui serait un type de prolongation différent, évidemment localisé, beaucoup plus localisé que les interactions mère/enfant, mais où quelque chose de l’ordre de l’improvisation comme telle... c’est cela qui je crois passionne Thys, c’est que dans les deux cas c’est un triomphe de l’art d’improviser...
Oui, d’accord mais la différence malgré tout subsiste :
dans l’interaction mère/enfant il a des échanges de formes, il y a construction d’un code, partage de figures ayant certaines propriétés de ressemblance, peut-être que Piaget dirait naissance de figures imagées, de répliques, lui il cite : l’enfant qui tousse, et s’apercevant que les gens s’arrêtent pour écouter, est-il malade etc., il recommence à tousser, mais cette fois-ci on entend que c’est une toux, une icône, une toux de comédien...
Je ne vois pas vraiment cela dans le Tohu-bohu, je crois que le Tohu-bohu c’est... ou alors on ne parle pas peut-être de la même phase de jeu : j’appelle Tohu-bohu la phase où tous les enfants jouent en même temps, c’est à dire où ils forment une espèce de magma sonore dans lequel je crois que l’échange de figures connues ou répliquées, stéréotypées, est extrêmement faible.
C’est justement l’expérience de l’indifférenciation, c’est l’expérience de la foule bruissante, et aussi je dirai de l’entropie maximale, il y a aussi une énergie qui sort comme pour, justement, faire l’expérience de toute la puissance qui existe dans la production sonore. Et ce n’est qu’à partir de cette expérience, à la fois de complétude sonore et aussi de vacuité des figures d’échanges qu’alors, les étapes qui suivent dans la méthode, proposent aux enfants de s’accoupler.
C’est à dire, à ce moment là, si ils le souhaitent, de se constituer des figures susceptibles de s’échanger… Des figures qui peuvent être des figures posturales, des figures d’occupation du temps, des petits créneaux, des figures de parallélisme... enfin d’imaginer tous types d’associations synchroniques ou formelles leur permettant de dire on a échangé ou on n’a pas échangé, je garde cela pour moi ou je te le donne, ou je fais comme si tu n’existais pas... là ils sont dans l’exploration des différentes possibilités.
Alors à ce moment là, on pourrait peut-être dire qu’ils se remémorent les expériences d’interactions mère/enfant, initiées très tôt, à quelques semaines comme si la maman lui disait, sans savoir qu’elle lui disait, que : "je te signale, que chez nous parmi les humains, on s’échange des pièces etc."
Alors là peut-être que effectivement je peux dire qu’il y a continuité mais le Tohu-bohu si - peut-être que nous ne parlons pas de la même chose - mais si il est ce temps de bruissement généralisé, je ne vois pas justement en quoi il prolonge d’une certaine façon la relation mère/enfant...
I.S. Mais même au sens strict parce que parfois on dit "l’année Tohu-bohu" et alors à ce moment là cela couvre à la fois... mais même le temps du Tohu-bohu dans cette année Tohu-bohu c’est à dire : "faites ce que vous voulez", il peut y avoir ce que vous venez de décrire des moments où peut-être une fois une heure où cela explose mais on peut aussi dans le Tohu-bohu des morceaux de synchronisation, des morceaux de... et cela reste le Tohu-bohu puisque ils tombent sous le signe du "faites ce que voulez"...
Exactement, en tous cas on pourrait imaginer qu’ils puissent exister.
Mais en même temps ils se déroulent dans un contexte où leur prise en compte est très difficile, il y a trop de bruits, cela bouge trop... justement, d’où l’intérêt de ce Tohu-bohu au sens restreint.
Je ne parle pas de l’année Tohu-bohu parce qu’elle contient d’autres expériences, mais au sens restreint, le Tohu-bohu peut effectivement susciter une première envie c’est d’avoir justement un peu plus de champ pour construire une relation sonore mais d’abord faire l’expérience que ce champs n’est pas donné, et qu’il faut préalablement arriver à un accord pour le faire... et là de nouveau, l’animateur intervient pour dire on va, la lampe rouge s’allume... si il veut jouer, avec qui...
Et là on arrive dans des choses qui renvoient beaucoup plus à mon avis à l’échange de formes au sens mère/enfant.
I.S. Mais est-ce qu’il n’y a pas... quand Stern décrit des accordages par exemple il utilise beaucoup la vidéo lui aussi, parce que la synchronicité ce n’est pas quelque chose qui saute aux yeux… Or c’est en regardant la vidéo que Thys et Henriette nous montrent et souvent découpent des moments où on voit alors que cela à l’air d’un plein désordre des tas de liens labiles, précaires, qui durent pas plus de quarante-cinq secondes, qui ne cessent de se créer un peu partout...
C’est cela, oui, oui...
Mais là je suis tout à fait d’accord, c’est des émergences... je reviens à l’idée : on peut imaginer que le vivant dans le Tohu-bohu l’enfant découvre ou peut-être ressent l’envie de poursuivre cela dans des conditions plus propices... d’où peut-être son intérêt ou son accord à le faire un peu plus tard dans un dispositif plus normé, avec des exclusives sur qui peut faire du bruit.
C’est vrai que cela émerge mais cela émerge de toutes façons... enfin cela émerge... on peut les pointer du doigt en disant cela ressemble à et cela se produit peut-être... mais on ne peut pas aller beaucoup plus loin de toutes façons.
Cela montre aussi tout l’intérêt d’essayer de comprendre par quels phénomènes sonores des humains sont à la fois capables de s’échanger et les signes et les codes. On a toujours distingué les deux, on a toujours présupposé par exemple que la langue préexistait à l’énonciation : il faut bien parler donc il faut correspondre aux règles comme si les règles nous avaient été données sur le mont Sinaï - je vous présente la grammaire et le vocabulaire...
Et en même temps il devait y avoir l’une ou l’autre forme d’intention de communiquer perceptible infra-linguistiquement pour que des gens en situation d’interaction puissent comprendre que tel contenu se fixait sur tel signe. C’est cela qui est très intéressant : on est face à ce type de communication qui doit à la fois engendrer des contenus, des émotions, la circulation de quelque chose et le code pour le faire. Et de nouveau il est à inventer etc.
Mais c’est toujours très difficile de dire après... c’est un vieux problème scientifique, l’émergence d’une forme, le passage d’un registre de la description du réel à un autre, en disant là il y a eu un niveau d’organisation qui a été franchi... c’est toujours facile de dire, après en rembobinant l’expérience, là il y a eu un saut, une petite catastrophe qui a réorganisé l’ensemble... mais il y en a eu très certainement des tas d’autres qui n’ont rien donné, ou qui ont été jusqu’au seuil et qui ne l’ont pas produite...
On est un peu dans la même difficulté, on peut dire : regardez ceci ressemble à l’échange de structures etc. mais de fait le dispositif ne permet pas vraiment aux enfants d’aller très loin... parce qu’ils sont immédiatement captés par un autre projet... et donc c’est proto-typique, je crois...
D.D. Mais c’est ce qui ressemble quand même à l’expérience du nourrisson de ce point de vue là... l’attention du nourrisson qui est tout le temps fluente... est pourtant il y a quelque chose qui se construit...
Oui, il y a quelque chose qui s’est construit dans l’interaction mère/enfant à travers un rituel très rigide, très rigoureux... la prise des biberons, le réveil nocturne, les séances d’endormissement, le sein, le rot après le sein etc. formaient déjà une espèce de cadre dans lequel les périodes d’interactions se placent…
Et donc, dans ma vision de la relation mère/enfant, tout cela s’inscrit dans le rite, dans la circularité de quelque chose qui revient assez souvent l’alternance du jour et de la nuit, du chaud et du froid, du loin et du proche, du bonjour au revoir etc.
On pourrait presque dire que le contexte exprime l’idée de la redondance, du retour des phases et donc construit à l’intérieur de cela une relation dans laquelle l’ameublement de ce dispositif du retour est comme une chose naturelle. Je ne vois pas tellement la relation mère/enfant comme étant de l’ordre du Tohu-bohu, je la vois plus comme étant justement de l’ordre de phases assez répétitives, assez organisées... enfin c’est ma perception en tout cas.
I.S. Il n’y a certainement pas de ressemblance directe, de toutes façons c’est des enfants de cinq, six ans et pas de dix, douze mois...
Il y a même à la limite quelque chose de déclaré, d’explicite dans le Tohu-bohu, on le fait pour le faire quoi !
On ne le fait pas parce qu’il s’impose... si je descends en rue et que je veux avoir une conversation au moment où tout le monde sort des bureaux, monte dans les bus etc. c’est difficile, je suis dans un Tohu-bohu subi.
Là on est dans un Tohu-bohu installé, c’est intéressant parce qu’il y a en plus quelque chose de fondamentalement anti-scolaire par exemple. Celui de la récréation c’est celui concédé par l’école mais pas installé par l’école. L’école ne dit pas : maintenant je ne veux voir personne regroupé avec personne, vous êtes priés de tous crier, courir etc.
Dans le Tohu-bohu, il y a presque la surveillance pour qu’il ait bien lieu, avec des enfants qui d’ailleurs - exceptionnellement, en général ils l’acceptent - résistent pas mal, il y en a qui vont se coucher en dessous ou qui font des signes... je me rappelle avoir vu aussi des signes désespérés, avec des recherches d’entendement par rapport à l’adulte... justement qui supposent que l’adulte trouve que c’est horrible et qu’il va falloir arrêter cela. Assez rapidement pour ces enfants, puisqu’il ne réagit pas, c’est que c’est à l’ordre du jour et on va le faire avec tout le monde...
I.S. C’est très caractéristique dans les premières séances, les premiers sons tout le monde fait cela ("oh...") en regardant l’adulte...
C’est incongru, c’est un pet dans la vie...
Donc là si l’adulte faisait le moindre signe tout le monde rirait et la socialité usuelle reprendrait le dessus...
Tout à fait, en faisant : "Attention je t’ai vu, pas deux fois"...
Encore une fois là, je crois que le Tohu-bohu est tout à fait instauré et je ne retrouverai pas l’image du Tohu-bohu dans la relation mère/enfant. Mais peut-être que je la construis à partir d’une vision beaucoup trop éthérée de la relation mère/enfant et peut-être que si on y faisait mieux attention on verrait...
I.S. Mais quand vous dites on voit apparaître des formes de corrélations entre des gestes, des sons... des bouts de formes pas des formes, des bouts de formes, des fragments etc. et on ne peut évidement rien prouver, on le voit grâce aux vidéos... j’en viens à une question qu’il y avait avant mais c’est à cause de cela... est-ce que quand on veut créer des dispositifs où on veut être sûr de ce que l’on voit pour pouvoir prouver est-ce que l’on ne crée pas aussi l’artifice... qu’est-ce que serait une science du comportement qui lâcherait l’idée de prouver parce que prouver c’est intervenir, c’est fabriquer pour la preuve...
Tout à fait, le paradoxe c’est que si on admet cette idée - moi, je l’admets évidement - que l’on ne voit que ce que l’on est prêt à voir.
Le paradoxe c’est plus j’arrive à dire que ce soit bien clair ce que j’ai envie de voir plus je serai objectif... pas dans une meilleure prise de la réalité que j’observe mais en tous cas dans mon projet, parmi mes congénères.
Je ne sais pas si c’est possible d’envisager - je n’y crois pas mais je n’ai pas du tout été formé à cela - s’il est possible d’imaginer une compréhension de l’homme dépourvue de grilles, de projets, dépourvue de problématique en disant cela c’est grave, cela c’est moins grave etc. J’ai des difficultés à entrevoir cela, je suis encore trop moderne peut-être pour être capable d’imaginer cela mais je pense que dire que le projet de compréhension de, par exemple, les interactions entre les enfants dans un atelier correspond à une certaine préoccupation que l’on a comme Hervé le fait et il est très clair à ce sujet là.
Et que donc très naturellement on va se disposer à voir par exemple des figures d’échanges de formes sonores... on sait bien que cela ne dit pas tout mais que d’avoir dit que l’on se prépare à rechercher cela, cela fait partie du jeu, donc il est difficile de transcender cette difficulté là...
Personnellement je pense... j’aime mieux des pédagogies comme les pédagogies Frenet ou des choses comme cela qui disent nous nous attachons à essayer de faire surgir certaines dimensions de l’évolution de l’enfant, de son épanouissement etc. qui ne surgissent pas bien dans un certain type de dispositif et donc forcément dans la manière d’observer le dispositif nous allons nous attacher à les repérer et puisque l’on fait tout pour les mettre en évidence.
C’est peut-être alors le décalage historique entre les gens, leur position dans la société et leur rencontre qui peut faire en sorte que quelqu’un survienne - d’où l’intérêt d’avoir enregistré les séances - qui nous montre que l’on n’a pas compris les séances, il y a bien d’autres choses à voir... et donc c’est l’intersubjectivité qui fonde l’opposition dans ce que l’on peut percevoir mais je crois que l’autocritique par rapport à ce que l’on fait est en général assez limitée.