Donc cette distance instituée par l’œuvre d’art devenant objet d’échange, marchandise etc. a impliqué de renoncer à une certaine valeur de l’énonciation en concert ou de l’exemplaire unique mais en même temps en chargeant l’œuvre d’un pouvoir de potentialité… de virtualité - je préfère dire - à des égards comparables au fond à ce que l’art avait déjà connu dans les formes visuelles, un tableau c’est un tableau qui n’en finit pas d’alimenter l’étonnement, la perplexité, la mobilisation...
Quand je vais au musée d’art ancien et que j’arrive dans la salle des Breughel, il y a comme un gain d’ambiance dans cette salle, il y a toujours une petite fièvre, les gens marchent un peu plus vite, les enfants courent un peu plus fort. Comme si ces peintures des Breughel avaient un pouvoir de mobilisation qui ne s’était toujours pas épuisé.
Il y a une animation au sens anima qui se produit autour de ces oeuvres qui n’en finissent pas de mettre le feu aux poudres, qui n’en finissent pas justement de développer des virtualités, et chaque fois que quelqu’un repasse de nouveau on cherche à voir, mais qu’est-ce qu’il raconte, c’est quoi cela... avec une force étonnamment différente... pour le moment, c’est peut-être une rencontre inter-générationnelle parce que pendant longtemps les Breughel ont été considérés par... il a presque fallu attendre les musées populaires pour qu’ils reprennent cette espèce de pouvoir de toucher des gens. Et là, cela illustre assez bien le pouvoir virtuel d’une oeuvre...
Les Breughel avaient quand même une certaine valeur puisque on en retrouve plein à Vienne, ils avaient été dignes d’être volés...
Oui, mais on ne pouvait pas le dire. Il y avait quelque chose quand même qui n’était pas digne d’être... mais c’est vrai que l’on se les appropriait... on les retrouvait chez des gens qui n’étaient pas des idiots et qui avaient bien flairé qu’il se passait quelque chose sans peut-être être capables de dire exactement quoi.
Et donc ces oeuvres d’art contemporaines sont en quelque sorte plus chargées, je crois, de la mission de provoquer ultérieurement des temps chauds, des temps sacrés, des temps importants...
Donc dans cette existence des objets d’art dans la société industrielle il y a cette exigence de virtualité qui me semble assez forte, et qui est toujours épuisée, contredite, par la circulation commerciale mais malgré tout elle passe à l’intérieur, elle passe dedans.
Au fond, les ateliers ne prennent absolument pas cette option là, on ne fait pas pour plus tard, on ne fait pas quelque chose qui a une visée commerciale etc. Au contraire, c’est un petit peu comme au niveau de l’écriture, on semble vouloir retourner à une sorte de big-bang initial où au commencement il n’y avait que l’énonciation, c’est à dire qu’il n’y avait que le moment original du surgissement du son sauvage et le plus opportun, le plus élégant etc. sans dire nous allons l’emprisonner etc.
Et ce qui m’a frappé c’est la façon dont Hervé Thys a introduit néanmoins l’enregistrement et une espèce de petite... liturgie, je ne sais pas, qui consiste à donner à un moment donné la cassette comme pour dire : "je te signale que tout ceci tu pourras le revisiter". Mais la cassette n’a pas la prétention de se substituer à ce qui s’est passé etc.
Mais de ce point de vue, on semble tourner le dos à la recherche de l’esthétique de l’objet constitué avec un pas en arrière comme quelque chose qu’il faut... c’est incroyable de voir comme la métaphore de l’hypertexte s’applique bien à ce potentiel de l’œuvre d’art.
Je parlais tout à l’heure du cinéma, on pourrait d’ailleurs dire que si le petit écran du cinéma - relativement petit, parce que parfois il est très grand - mais si le "petit" écran conduisait à la narration filmique dans la forme la plus traditionnelle de logique du récit, avec adjuvant, actant... enfin le schéma actantiel narratif traditionnel, si tout cela s’ouvre, on peut imaginer que les récits vont devenir une multiplicité de récits parallèles et que le même film grâce au DVD, à je ne sais quelle technique, pourra être revu un très grand nombre de fois, avec chaque fois, une concentration sur un des éléments actuels que l’on peut tirer de la virtualité du document.
Là on sort vraiment de la vision du cinéma traditionnel, le grand cinéma commercial : il y a une lecture, et on peut ensuite avoir son attitude personnelle, j’aime, je n’aime pas... Mais si des gens s’aperçoivent qu’ils ont compris des choses diamétralement opposées ou en racontant leur perception du film que les choses étaient tout à fait différentes, mais tout à fait, j’ai vu l’histoire d’un canard et moi l’histoire d’un aviateur, il y a lieu alors de s’interroger pour savoir si c’est un vrai film ?
On pourrait imaginer que cette oeuvre post-moderne serait justement une oeuvre très hautement virtuelle où on pourrait repasser un nombre très important de fois sur l’œuvre et en obtenir des perceptions, des lectures, des liens hyper textuels, des identifications, des constructions de sens différentes... mais encore une fois, la musique a déjà fait cela.
On est vraiment aux antipodes avec la méthode Thys qui, en tous cas dans son moment de lancement, son moment fondateur, abandonne tous ces dispositifs pour le jeu des enfants... mais alors paradoxalement les filme tout le temps en vidéo...
Il me semble que les bandes vidéos sont très chargées de virtuel, il semble qu’aucune des lectures que l’on peut en faire ne les épuise.
Toute leur richesse est dans le fait que, par exemple, si vous vous intéressez à étudier des questions posturales et bien c’est une énorme mine d’identifications posturales, si vous voulez essayer de repérer dans l’écoute des bandes des figures propres à tel genre, tel style de musique etc. et des références en disant tient c’est curieux cela je l’entends vraiment comme du Ravel, qu’est-ce qu’il y a entre Ravel et cette petite fille pour avoir donné la même chose ou quelque chose de si proche ? cela marche... et ainsi de suite.
Donc cette production de bandes vidéo ce n’est pas du tout, à mon avis, un accident, un accotement de la méthode, c’est comme si pour garantir l’originalité totale de l’expérience des enfants on s’était senti obligé de dire : faut quand même archiver !
C’est tellement énorme, c’est tellement important... qu’est-ce qui est important c’est justement la suspension du jugement, mais apparemment la suspension du jugement n’est supportable que si on se dit : de toutes façons on le met en cassettes.
Donc si vraiment quelque chose nous intrigue nous pourrons nous livrer au jeu de l’interprétation et du revisionnement ; et nous ferons aussi l’expérience de ce qu’aucune vision n’épuise... que personne ne peut dire qu’il les a vu un nombre suffisant de fois pour pouvoir dire qu’il a tout vu, il y aura toujours une possibilité de changer de grille de lecture et d’avoir autre chose.
Tout à fait à l’opposé d’un vrai produit médiatique qui doit toujours être bien calibré, plus univoque etc. Dans cette méthode on voit, au fond, remis en place toutes les grandes questions sur quel est le statut des matérialisation des formes ? Formes sonores, formes produites, postures etc. Mais dans une configuration assez extrême, avec d’un côté l’originalité du geste sans jugement et de l’autre côté filmage intense, possibilité de revoir et en même temps impossibilité d’épuiser la vision, d’épuiser la cassette en une interprétation ou même en un nombre gérable d’interprétations... non, chaque manière de les voir, les fait produire autre chose.