Méthode Thys

TD17

Question 74 C’est une question qui m’amuse parce que j’ai l’impression qu’un jour sur deux on entend que la difficulté de l’existence est d’accepter de ne pas s’identifier à l’autre, d’accepter que nous sommes disjoints, déconnectés et qu’il est donc normal que ce que nous ressentons soit différent.

Et le lendemain, tous les lendemains de ces jours là, j’ai l’impression d’entendre le discours contraire, comme si l’ayant dit il fallait tout de suite ajouter que le fondement de l’existence c’est quand même la mimésis, c’est quand même le jeu du miroir, que l’on ne peut pas concevoir d’exister sans cet incroyable système où on n’arrête pas de se prendre pour les autres.

Alors cela dépend d’où on part, l’histoire de la bouteille à moitié pleine ou à moitié vide, c’est évident que l’on risque des excès aussi bien dans un excès de mimésis ou d’égocentrisme, c’est à dire d’indistinction : tout ce qui lui arrive c’est à moi qu’on le fait, je suis capable de ressentir tout ce que ressent cette personne etc. et pourtant l’une des grandes bases du contrat social c’est de ne pas faire à l’autre ce que l’on n’aimerait pas que l’on nous fasse, c’est à dire que l’on suppose quand même que tout en étant différent nous nous rejoignons sur bien des choses, la preuve c’est que en faisant attention à ce que je n’aimerais pas que l’on me fasse, je pourrais essayer d’élaborer ma petite morale de ne pas trop embêter les autres.

Donc je crois qu’il y a effectivement dans l’évolution de l’enfant, si on prend un point de vue un peu "piagetien", probablement une période du deuil, du renoncement à prendre l’autre pour moi ou à se prendre pour un autre.

Mais je crois aussi que l’on pourrait dire qu’il y a aussi, corollairement, inévitablement, un autre renoncement qui est de me croire d’une autre nature que l’autre c’est à dire de savoir que si cela lui fait mal, cela me fait mal aussi et que donc je dois être attentif ou faire fonctionner mon identification comme une première approximation de ce qui est souhaitable que je fasse pour quelqu’un ou ce à quoi je dois faire attention.

Donc je crois que c’est un moment, mais un moment qui a comme son image en miroir, et que fondamentalement les deux mouvements existent, on est à la fois différent et en même temps tous les grands conflits montrent que c’est souvent la quête symbolique du même objet qui finalement fait que les gens sont en occurrence. Finalement ce qui m’intéresse dans cet objet que je recherche c’est que peut-être cela intéresse quelqu’un d’autre aussi et que cela nous intéresse de nous intéresser à cette chose là. Et que donc de ce point de vue là, nous sommes l’un pour l’autre comme des miroirs.

On peut tout aussi bien s’emprisonner dans ce jeu de miroir que ne pas l’utiliser et finalement fonctionner comme si chaque individu était à ce point différent que tout transfert de ses valeurs vers quelqu’un d’autre, toute assimilation est impossible, je ne crois pas non plus.

I.S. L’un des sens de la question c’est qu’en écoutant bien ce que Thys disait il y avait un leitmotiv, pas caché au sens de clandestin mais tout de même pas annoncé, qui était que tout le temps quand il essayait de dire pourquoi, alors que pour lui l’ensemble des interdits, des normes etc. font parties d’un passé... que l’on appelle ici post-moderne, il a une conviction qu’il y a une sorte d’éthique qu’il appelle quasi spécifique c’est à dire que... quasi biologique chez lui... qui fait que quand on réussit, lorsqu’on réussit et dans la mesure où l’on réussit à percevoir l’autre comme inattendu, imprévu, étranger on perd l’appétit à vouloir le dominer, à vouloir son bien à sa place etc. et c’est un de ses espoirs... tout à coup on voyait les mêmes mots qu’il employait pour justement les adultes quand il y avait la question quant à couper l’appétit par rapport aux jugements de valeur qui se mettent à la place : à ta place j’aurais fait cela... Moi je... l’appétit était coupé parce qu’ils sont différents et du coup il y a une connexion à travers la différence et pas à travers la ressemblance, et une connexion qui le tente plus, lui semble plus prometteuse... voilà.

Oui, mais c’est parce que je pense que son point de départ implicite est justement un point de départ de l’identification, de la mimésis, de la confusion.

Mais cela dépend simplement si on parle en musique de la tonalité de départ : si on prend une tonalité, un postulat initial qui est nous sommes tous déconnectés, nous sommes donc tous des entités disjointes etc., donc l’enjeu c’est d’arriver à se retrouver vers quelque chose... le passage par ce temps de confusion en disant tiens je vais anticiper notre rencontre par une première supposition c’est que si je trouve que quelque chose est très bien, probablement que lui aussi... on commence avec cela et puis alors après il faut s’ajuster sans cesse... Mais je crois que c’est simplement dû au point de départ...

Mais je trouve que c’est un point de départ assez intéressant parce que on pourrait dire que le modèle dominant de la relation enfant/adulte ou de la relation parentale ou de la relation grand/petit entre les frères et sœurs par exemple donne toujours l’impression que l’on se connaît, nous sommes tellement de la même chair, du même sang, que forcément nous partons avec tout en commun.

Il est donc peut-être intéressant par rapport à une relation adulte/enfant, en l’occurrence celle qui est introduite dans la méthode, de d’abord se forcer à faire un pas en arrière et de renoncer à toute idée que nous savons déjà ce qu’est un enfant, nous savons déjà ce qui est censé lui plaire, qu’il doit forcément aimer les bonbons, si c’est une fille elle aimera jouer à la poupée, ils vont aimer qu’on leur raconte l’histoire de Babar etc. donc que nous savons tout et qu’il suffit par exemple de revivre fantasmagoriquement notre enfance pour savoir ce qu’ils éprouvent.

Et là je trouve que la position d’Hervé Thys est une position intéressante, mais elle est circonstanciée, elle est due à cette inclination dans le rapport adulte/enfant à croire que nous savons tout de lui, c’est un enfant, je le vois comme cela... Et lui il veut essayer de susciter cet étonnement par un retrait en disant : non, admettons d’abord que nous ne savons absolument pas qui il est, ni comment il va et donnons-nous la surprise de le découvrir.

Et effectivement cette attitude est féconde parce qu’elle permet peut-être alors de repérer chez l’enfant des attitudes, des significations, des gestes par rapport auxquels notre jugement ne peut prendre prise facilement, on ne peut pas trop expliquer, on renonce à expliquer...

I.S. Cela c’était la dernière question ( Question 74 ) de celles provoquées par le dispositif, mais il y a aussi les Question 46  ; Question 47 sur les nouveaux matériaux, sur la culture plus matérielle... ou bien la musique électroacoustique, auxquelles tenait particulièrement Didier ?

D.D. Non, je préfère voir les questions qui intéressent, mais par rapport à la fois passée ce qui m’intéresserait plus c’est : vous semblez avoir beaucoup regardé les vidéos et beaucoup pu affirmer des choses par rapport à la vision, je me demandais justement si vous pouviez parler un peu plus de cela, quels rapports cela peut créer etc. Puisque de ce point de vue là, Hervé et Henriette sont plutôt très circonspects par rapport à ce que l’on peut faire avec les vidéos...

Oui, par contre ils filment et ils re-filment sans cesse...

Pour moi, c’est encore une fois mon domaine de réflexion qui me pousse à partir sur une réflexion justement sur ces machines à enregistrer.

Si on rembobine justement l’histoire des moyens d’expression, il me semble que la création de matériau-supports dont le premier on pourrait dire que c’est un petit morceau de bois taillé avec des encoches, ont, à mon avis, toujours contribué à déplacer une certaine valeur qui au commencement - à supposer qu’il y ait un commencement, cela peut être une simple vue de l’esprit, mais on peut fonctionner avec des vues de l’esprit, cela marche - l’énonciation pure, l’énonciation du cri tenait toute sa valeur en lui-même, dans ce temps de l’énonciation.

A partir du moment où le cri devient graphie ou sculpture d’un objet, il y a quelque chose qui éclate entre le geste expressif et son résultat. Une certaine partie de sa force part sur le support, l’objet etc. On doit renoncer alors à une certaine puissance de l’énonciation, justement quand on apprend à écrire on se rend compte qu’il ne suffit plus de répéter une certaine formule pour que cela arrive donc c’est la fin d’un certain rapport au langage incantatoire, par exemple.

Simplement il faut que ce soit la bonne formule qui soit contenue dans le grimoire et c’est le grimoire qui garantit que la formule est la bonne pour faire pleuvoir, pour donner la fécondité, pour affaiblir l’ennemi ou pour prononcer l’ouverture d’une séance de jugement. Alors l’énonciation devient d’une certaine façon subordonnée à la puissance du texte, ce qui caractérise aussi un certain type de société, un certain type de modernité, tout cela c’est lié.

Il a fallu très longtemps dans le domaine sonore pour être capable de saisir non pas sur une partition le moment où je devrais donner ce coup d’archer ou de touche qui va produire une note, cela c’est arrivé un peu dans la foulée de l’écriture. Mais à partir du moment où on a pu vraiment saisir la pâte acoustique, le produit acoustique produit par ce phénomène.

D’abord ce qui est très intéressant c’est qu’il y a comme une espèce d’inconscient, de désir, qui est à l’œuvre dans toutes ces constructions technologiques vers quelque chose. Apparemment si autant de moyens et autant d’obsessions sont consacrés à trouver les supports qui vont pouvoir accueillir les résidus de l’histoire de l’énonciation... c’est probablement parce que nous y attachons une grande importance. Et d’ailleurs leurs succès le prouvent.

Le gramophone a littéralement fait exploser le rapport au son, on les a fait tourner, il a créé une industrie à lui seul etc.

Totalement imprévu...

Totalement imprévu, on croyait qu’ils allaient servir à enregistrer les grands discours des hommes politiques qui nous faisaient pleurer quand on les écoutait. Alors les gens se sont rendus compte en les réécoutant que d’abord ils ne pleuraient plus, qu’ils trouvaient que ce type avait une voix de canard, que vraiment il était inadapté... c’est à dire que n’étant plus dans l’énonciation, ils découvraient que cette énonciation n’était pas du tout magique, merveilleuse, puissante etc. et que au contraire, à partir du moment où on enregistrait il fallait apprendre à parler autrement, être moins hystérique, moins vibrant dans la voix etc. Mais que par contre on pouvait chercher à chuchoter, à rigoler etc. donc le rapport vocal a vraiment été modifié complètement.

Assez rapidement le statut social de ces événements enregistrés n’a plus été d’être les témoins de quelque chose qui s’était passé mais de devenir des oeuvres en elles-mêmes.

C’est à dire comme une toile du peintre : ce qui compte n’est pas à quel moment a été donné tel coup de pinceau à tel endroit mais ce que, ayant fait deux, trois pas en arrière, ce que je découvre. Le producteur d’enregistrement est devenu quelqu’un qui voulait s’identifier à l’auditeur et qui voulait construire une expérience non pas à partir de la production mais à partir de la fabrication d’un dispositif déclencheur d’audition, de lecture, de découverte etc.

Et on a bien à ce moment là découvert, et toute l’industrie du disque l’a montré, qu’il y avait une nature tout à fait différente entre les critères de réussite d’un enregistrement sur le vif d’un concert et ceux de mise sur le marché d’un produit, production-distribution d’un objet reconnu...

Et il me semble que la différence tient dans l’exigence de virtualité... C’est une chose qui me semble de plus en plus claire, que au fond ce que l’on attend d’un enregistrement c’est son pouvoir virtuel, comme d’un bon livre. C’est à dire de pouvoir supporter de repasser, de repasser dessus sans l’épuiser, sans qu’il devienne crispant, sans qu’on aie l’impression d’en avoir fait le tour. Et que cela a relativement peu de choses à voir avec la magie de son énonciation.

Il y a même presque à la limite un antagonisme. Et que donc c’est l’existence de supports enregistrés semble avoir d’une certaine façon repoussé le sacré vers le moment de l’audition,

les moments...

I.S. C’est vrai que quand on donne cours, et je crois que l’art du conteur le dit aussi, on en dit beaucoup moins parce que c’est un art de la répétition, on produit la même idée trois ou quatre fois parce que justement il n’y a pas de virtuel...

Exactement, il faut manipuler, l’énonciation, le temps de l’écoute en temps réel, il faut faire des silences, des répétitions, je ne dirai pas qu’il faut faire le comédien mais il y a quand même dans ce régime de relation quelque chose qui est pareil dans les deux cas.

Et donc justement toute la difficulté de prendre une distance critique, un discours qui est trop envoûtant est un discours qui ne ménage pas à l’auditeur le pouvoir de se rétracter, de se mettre en arrière...

Et même le concept d’acousmatique : c’est Platon ou Aristote qui donnait cours derrière un voile... Pythagore...