I.S. La question liée aux dysfonctionnements de l’enseignement - Question 60 - parce que justement est-ce que ce n’est pas un dispositif qui dit très peu aux élèves qu’une classe est un collectif ? Il y a un tas de moments où on a l’air de le dire mais c’est toujours loupé...
C’est très bien formulé, c’est vraiment cela !
Alors qu’ici on le leur dit à peine et cela réussit.
Enfin, je ne sais pas si cela réussit, faut faire attention...
Cela semble donner quelque chose en tous cas, cela semble mieux donner. C’est tout à fait juste.
Mais de nouveau, je me méfierai de tomber dans la naïveté de croire qu’un tel système va changer l’école... Et ce n’est peut-être pas nécessaire... c’est peut-être justement dans la mesure où l’école parvient à rester en tension... comme on dit c’est bon que l’on change de prof, parce que l’on apprend à vivre avec des gens ayant différents types d’obsessions, différentes capacités, que de toutes façons ils existent donc... c’est bien qu’un enfant au cours de sa scolarité découvre des enseignants différents, des matières différentes - à condition qu’elles ne se cloisonnent pas trop, sinon cela devient vraiment dangereux.
Et donc je ne sais pas si l’école dysfonctionne... en tous cas elle ne parvient pas à réaliser ce qu’elle prétend faire...
I.S. Vous voulez dire qu’elle le fait de moins en moins : avant le caractère sélectif de l’école pouvait encore être rationalisé mais actuellement...on dirait que le gâchis se généralise. Ou alors on peut dire qu’il nous en faut de moins en moins des gens qui ne subissent pas et donc cela reste fonctionnel au sens où... dualisation de la société : de moins en moins de gens debout, de plus en plus de gens soigneusement séparés de ce qu’ils peuvent... Cela c’est la figure noire...
Oui, c’est une figure trop noire... depuis des années je travaille avec un groupe français lié au Ministère de l’éducation et qui a pour charge de promouvoir ce que l’on appelle l’éducation aux médias en France. Il se fait que c’est un domaine sur lequel j’ai travaillé en Belgique, j’enseigne là-dessus, et je dirige une recherche là-bas depuis quelques années et donc on croise de grands nombres d’élèves, d’enseignants dans le cadre de cette recherche, on les questionne etc.
C’est vrai que l’école fait des ravages pas possibles, c’est vrai que l’école a un pouvoir dualisant, qu’elle sélectionne etc. mais en même temps on voit aussi combien elle constitue pour de très nombreux élèves un vrai lieu de vie. Et quand à travers des questionnaires on parle avec des élèves... quand on demande qu’est-ce que vous avez appris avec l’éducation aux médias, en étudiant la presse à l’école etc. ? c’est surprenant de voir combien les élèves, à treize, à quatorze ans, sont conscients du dispositif à l’intérieur duquel ils se trouvent, et sont capables de marquer des choses qui sont intéressantes, d’autres qui le sont moins etc.
Donc, je crois aussi que - peut-être sans s’en être véritablement donné les moyens - l’école est aussi un lieu de vie important et dire qu’elle ne fait que diviser la société en deux groupes : quelques uns qui peuvent prétendre avoir une vie... valable et d’autres personnes complètement... écrasées, exploitées etc. je ne pense pas que se soit... c’est un peu noir comme approche.
Ce que je veux dire aussi c’est que l’idée de réformer l’école c’est d’avantage l’idée d’introduire par exemple au travers des activités comme celles-la, mais aussi par exemple lire la presse à l’école, se sentir bouleversé par des choses qui arrivent dans l’instant où on a pas encore réussi à constituer le savoir nécessaire pour les maîtriser - c’est cela le problème à l’école, les matières sont mortes quand elles passent à l’école.
Les ateliers sont une possibilité d’échapper à cela. La suspension du jugement implique justement de d’abord vivre quelque chose et puis de petit à petit laisser élaborer toutes les positions intellectuelles ou physiques même par rapport à cet événement.
Mais il y en a d’autres, par exemple étudier l’actualité à l’école, savoir ce qui se passe dans le monde, a évidemment un tout autre positionnement par rapport au savoir que d’étudier un pays au travers d’un atlas qui le décrit déjà comme on fait l’autopsie d’un cadavre...
I.S. Au tout début, vous aviez parlé de l’histoire de la littérature, comment est-ce que l’on ose mettre tel texte dans les mains d’enfants, c’est parce qu’on les tue d’abord...
C’est évident, c’est parce qu’on les tue d’abord.
Mais cela n’a pas tué tous les textes, les textes ont quand même un pouvoir de résistance, une robustesse qui fait qu’un moment donné il arrive que quelques textes - en dépit de toutes les analyses que l’on en fait et peut-être parfois même grâce aux analyses aussi, parce que parfois cela aide quand même, quand un prof va jusqu’à dire vous savez ce texte je suis content de l’avoir étudié avec vous parce que je l’aime, il me touche etc. il y a parfois quand même quelque chose qui se produit à ce niveau là.
Il y a une contagion aussi, tout à coup l’élève se dit : tiens c’est pour cela qu’on était là ! Il peut se passer des choses comme cela, donc je ne pense pas que l’école soit exclusivement aussi noire que vous ne la définissez.
Et donc je pense qu’enfoncer des coins dans ce système... ces coins pouvant se diffuser de manières différentes, cela peut être dans une école par exemple où on fait un travail sur cette drôle de matière que l’on appelle l’étude du milieu, et ce travail nous met en contact avec quelque chose qui nous dérange, qui nous interpelle etc. comment allons-nous gérer cela ?
On ne va pas immédiatement en faire une description, immédiatement le mesurer, on va d’abord se demander ce que l’on ressent vis-à-vis de cela ?
Ces moments - qu’un pédagogue comme Jacques Gonnet appelle les "espaces de disponibilités" - c’est l’ouverture d’espaces dans lesquelles quelque chose est à nouveau suspendu, on laisse à quelque chose le pouvoir d’émouvoir avant de l’endiguer par un discours, un archivage, une mesure, un dossier etc.
I.S. Une dernière question ? Question 37 , elle me semble coordonner pas mal de choses... parce quand on dit "disponibilité" cela suppose que l’on ne s’adresse pas à une petite horde de barbares qu’il faut d’abord normer avant qu’ils n’apprécient de belles choses...
Oui... mais je ne connais pas James...
Oui, mais on s’est dit que dans le "faire confiance", il y a un faire confiance dans le dispositif...
Ma façon d’aborder cela diffère un peu mais au fond c’est peut-être proche...
Je vois ce dispositif comme un dispositif de bienveillance... j’ai un jeune collège qui a terminé l’année passée une thèse absolument sublime et puis il s’est suicidé. Et sa thèse montre justement que les dispositifs techniques sont des espaces de bienveillance, sont des choses qui contiennent en elles quelque chose qui est reconnu socialement comme une promesse de félicité.
Par exemple, je vois un caméscope là ; ce caméscope qu’est-ce qui le rend intéressant : est-ce la façon de faire des images ? Ou bien est-ce que l’on a l’impression qu’avec lui cela va marcher ? Alors que peut-être cela ne va pas marcher etc.
Au fond, lui, toute sa réflexion portait sur ces interfaces de communication - puisque c’est en communication, en sociologie de la communication qu’il a fait sa thèse - tous ces objets qui promettent ou qui sont investis par les gens qui les voient de l’idée qu’avec eux cela va marcher.
Je ne sais pas si c’est vraiment le "je te fais confiance" qui est le message que les adultes envoient aux enfants, mais je crois que le dispositif semble être vu ainsi par ses promoteurs - ceux qui l’ont installé, et donc il y a une invitation aux enfants à le voir de la même façon, à prendre le même point de vue - comme un dispositif de félicité. Cela ne veut pas dire que c’est la clef du bonheur etc. mais il est bienveillant.
Le monde est vertigineusement menaçant, la seule chose dont on est sûr c’est que l’on va mourir, mais en attendant il y a des univers qui semblent préférables aux autres. Il y a des domaines - on pourrait dire aussi aujourd’hui pour beaucoup de gens l’informatique c’est cela : on passe à l’informatique comme on dit, pas forcément parce que on va gagner du temps, on en perd énormément mais avec comme l’idée que cette fois-ci c’est le moment, il faut passer, les ordinateurs sont encore investis d’une espèce de valeur positive. On ne va pas se tuer avec ce truc etc.
Et pendant ce temps, comme on est très occupé à essayer de faire marcher les ordinateurs on ne se tue pas... on se tue moins en tous cas, on est moins fanatisés sur des trucs en disant mort à l’ennemi, tous derrière moi, nous vaincrons ensemble etc. et on s’occupe sur des trucs.
On peut aussi voir un peu cela dans cette enceinte, en disant voilà cette enceinte est prête à vous accueillir de façon bienveillante... donc ce n’est pas finalement à l’enfant que l’on fait confiance, c’est je fais confiance à ce dispositif... je dirai plus cela.
Parce que de toutes façons dans le "je te fais confiance" là on tombe dans un rapport un peu vénéneux, parce que c’est évident que attention... c’est tout le dégueulasse de la phrase : "tu as carte blanche", quand quelqu’un qui me dit cela, j’entends : "je t’attends au tournant, pour le moment le prononcé du jugement n’a pas eu lieu mais attends..."
Je crois qu’il y a quelque chose de très dangereux dans le "je te fais confiance" parce que si on ne le comprend pas, si on s’inscrit trop dans une logique juridique, cela veut dire : un jour le jugement va tomber.
Alors que si au contraire on arrive à matérialiser cela à l’intérieur d’un espace, on peut dire que tant que vous serez à l’intérieur de cet espace, et que vous vous prévaudrez que c’est là que cela s’est passé, on ne vous en tiendra pas grief.
Mais enfin là... quelle est la robustesse de cette projection ? Parce que quelqu’un ne risque-t-il pas, il y a un risque permanent que l’on retienne contre lui quelque chose qu’il y a fait parce que nous ne sommes pas tout à fait amnésiques. On peut imaginer que plus tard à la récré il y ait une réponse à quelque chose qui s’est fait dans l’enceinte...
Après tout pourquoi vouloir l’éviter ? ce serait aussi donner à l’enfant le message qu’il existe des espaces sacrés où il peut tout faire et dont on ne peut pas lui tenir rigueur une fois qu’il en est sorti... mais ce n’est pas vrai.
On peut faire des conventions : on peut dire si vous chantez cette chanson là à l’intérieur de cette enceinte que l’on appelle l’Opéra de la Monnaie, vous pouvez. Si vous la chantez dehors dans la rue - c’est un peu farfelu cet exemple là pour la Belgique - on va vous poursuivre.
Mais par exemple, si vous promenez tout nu sur la scène de la Monnaie, ça va. Dehors cela ne va pas. C’est vrai qu’il y a une convention sociale mais cela ne veut quand même pas dire que si vous assassinez quelqu’un à l’intérieur du Théâtre de la Monnaie, on ne pourra pas vous poursuivre à l’extérieur.
Donc il y a quand même une contamination entre le dedans et le dehors, et je crois que l’on ne peut pas y échapper. Le message ce n’est donc pas tellement, je crois, je vous fais confiance, mais c’est en tous cas vous pouvez faire confiance jusqu’à un certain point à ce dispositif comme étant une enceinte protectrice qui vous garanti un déploiement moins... réprimé. Mais justement il faut faire attention à ne pas tomber dans un paternalisme pleinement déployé, parce que cela c’est l’horreur...
Oui, c’était cela le sens de la dernière partie de la question...
Sortant de l’atelier, un professeur ou un enfant qui dit à l’autre : "tu m’as beaucoup déçu", c’est... vicieux au possible...