I.S. Il y a toute une série de questions qui pourraient être enchaînées là-dessus, celles concernant l’improvisation comme possibilité pour l’avenir de la musique... Question 53 Question 54 Question 55 une culture de l’improvisation...
Je pense que la musicalité en ce qu’elle vise une bonne occupation de l’instant présent est très proche de la notion d’improvisation, forcément. Parce que c’est une volonté de tirer parti de toute l’originalité, de toute possibilité originale de l’instant. C’est le moment maintenant ou jamais, faisons-le et faisons le bien.
On est très proche de cette notion d’improvisation où il y a cette question de l’imminence, dans un dixième de seconde cela sera trop tard, donc l’imminence d’apporter quelque chose qui va bien tomber et scruter les regards que je croise pour voir si il vont me donner ce sentiment de jouissance collective, le bien joué, c’est bien passé.
Tout le plaisir de faire une prise de vue, c’est cette façon d’épouser avec une forte pertinence ce qu’on a le sentiment qui est en train de se dérouler, et que c’est vraiment opportun de le faire maintenant et que cela sera bien fait. Alors parfois on dit coupé et il y a un moment de plénitude en se disant : on l’a eu.
C’est ce que je rapprocherais de la notion d’improvisation, ce qui n’implique pas forcément de faire une oeuvre perpétuellement nouvelle, cela permet de situer l’improvisation aussi bien dans une certaine façon de refaire ce qui a déjà été fait, mais en lui apportant toute son originalité de l’instant où on la fait.
Et c’est vrai que de ce côté là par exemple, l’apparition de moyens d’enregistrement nous a obligés à faire le deuil d’une certaine magie du temps écoulé. Combien d’enregistrements de concerts absolument sublimes, réécoutés, nous montrent qu’il n’y avait rien de sublime. Il y avait de sublime la magie que l’on était tous là, et que nous avons tous à ce moment là été pris par la sensation que quelque chose d’important se déroulait. Mais on a beau réécouter cet enregistrement, on n’entend plus cette chose importante, on la trouve même assez agaçante à réécouter etc.
Mais il n’empêche que cette qualité de l’instant c’est ce que j’appellerai l’improvisation : c’est la recherche de maximiser la qualité de l’instant. Et donc pas forcément au sens de l’improvisation musicale, toutes interprétations demandent une improvisation, et même toutes conversations à la limite. Cela veut donc bien dire que l’improvisation est importante mais qu’elle n’est pas à opposer par exemple à la notion d’écriture musicale, elle se situe à l’intérieur.
N’est bien écrit que ce qui est justement "improvisable", on pourrait dire que la bonne virtualité d’un texte c’est sa capacité à donner lieu à des idées fécondes par la suite. Ce n’est pas son degré de clôture, c’est à mon sens la vrai conception de la virtualité.
Un texte est quelque chose de virtuel dans la mesure où il peut appeler des retours fréquents...
Comme une bonne ville, une ville soutenable, une bonne architecture, un bon urbanisme, c’est une ville virtuelle, c’est à dire une ville qui n’a pas épuisé avant les possibilités de son exploitation. C’est la même chose pour un texte, pour une oeuvre écrite... que ce soit musical, c’est avoir une virtualité riche, que cela puisse être revisité. Et c’est cela aussi que l’on dit lorsque l’on voudrait amener un livre sur une île déserte : on n’a pas le sentiment d’en avoir épuisé toutes les virtualités et que l’on a encore quelque chose à entretenir.
Un texte est bon dans la mesure où il laisse la place à une improvisation justement, à une mise de lui-même à l’épreuve d’un autre temps, d’un autre lieu, d’une vision, d’une autre lecture, d’une autre préoccupation avec quand même suffisamment de fermeture pour ne pas être un pur support au délire. Donc il y faut quand même un connecteur quelque part mais que ce connecteur ne ferme pas le champ de tous les possibles.
Mais on pourrait dire aussi, alors que la pédagogie de l’improvisation si il en existe une dans les ateliers, c’est aussi une pédagogie qui doit conduire à ce que chacun soit capable d’actualiser tout. Même des mauvais textes, mauvais support de virtualité, on doit quand même arriver à les virtualiser.
Imaginons, dans une mauvaise ville, mal conçue urbanistiquement, de pouvoir vivre quand même. On pourrait même dire dans un univers concentrationnaire qui est par excellence l’univers qui refuse toutes potentialités, qui a parfaitement endigué toutes les possibilités de développement d’un choix, d’évolution, d’un changement etc. et bien l’enjeu c’est d’arriver à improviser dans un univers concentrationnaire.
C’est à dire arriver à malgré tout ré-affirmer l’originalité du temps qui arrive et que je construis, dans un système où tout a été conçu pour m’empêcher de le faire. Et d’ailleurs certains systèmes y parviennent très bien.
I.S. Ce que vous disiez à propos des examens...
Tout à fait, un système extrêmement normé, qui semble même avoir institué la bêtise et l’ignorance en système à observer, l’enjeu c’est de justement arriver à l’occuper de façon à ce que l’on puisse dire : il s’est passé là quelque chose que je n’oublierai pas, qui a été marquant, on a traversé le truc, on a réussi à faire quelque chose d’intéressant dans un dispositif où normalement il ne devait y avoir que de l’ennui, que de la répétition - répétez ce qu’il y a à la page huit etc.
Je pense que là est vraiment l’enjeu et je comprends l’improvisation dans ce sens là. Mais pas du tout, l’improvisation comme la capacité de jouer des motifs musicaux que personne n’a jamais joué.
Question 32 Je pense que beaucoup de choses se transmettent malgré tout, par exemple...
Mais réussir - il y a plein de choses qui se transmettent sans que l’on dise réussir - réussir au sens où c’est risqué, où cela peut être réussi ou raté.
Est-ce qu’il y a encore des choses que nous pouvons transmettre, sur un mode qui ne soit pas implicite, au sens où on ne peut pas s’empêcher de transmettre ?
Oui...
Je vois ce système comme un système de transmission forte, transmission - pour reprendre le terme utilisé - d’une éthique, transmission de ce que tout n’est pas équivalent à tout.
Que, au contraire, il y a lieu de vraiment s’angoisser si on n’arrive plus à voir ce qui est préférable et que si on arrive à entrevoir ce qui est préférable, il faut le préférer. Et que puisque on a une enceinte qui nous garantit que l’on ne va pas être tué pour l’avoir fait, il faut le faire.
Donc moi, je pense qu’il y a au contraire la transmission d’une vision très forte, une certaine conception de l’inscription dans l’histoire, de la participation au collectif... je la vois vraiment très forte. Et un certain dégoût pour l’anomie au sens de la confusion maximale, quitte à savoir l’utiliser, à savoir négocier avec elle.
A aimer le bruit, parce que le bruit est un moment intéressant mais ne pas y rester, structurer, former... Ne pas avoir peur par exemple de produire des formes ; même si on ne sait pas très bien de quelles formes il s’agit, que l’on n’est pas habile pour le faire, mais que puisque de toutes façons il se fait que pour le moment on est vivant... il faut le faire et puis voir un peu ce que cela donne.
Ce n’est pas du tout un système qui conduit à l’a-moralité dans ce sens là : il tente justement de nier les règles procédurales ou de les refuser, parce qu’il suppose qu’il existe un principe vital plus fort, qu’il renonce d’ailleurs à définir, mais qui peut fonctionner à ce moment là dans les relations humaines.
I.S. Mais dans le dispositif, et est-ce que c’est quelque chose d’important plus généralement, échapper à l’anomie alors qu’il n’y a plus de normes ayant de valeurs en soi, semble se faire par le collectif en tant que tel, c’est à dire que ce n’est pas à un enfant isolé que l’on s’adresse mais à quelque chose qui est en prise dans le collectif ?
Et à ce niveau là c’est post-moderne : ce n’est plus à l’individu en tant que personne isolée et cohérente qui fait l’histoire.
C’est justement son associativité qui va la faire, à condition de pouvoir l’établir, de bien la faire, de pouvoir arriver à ce niveau d’aisance nécessaire... C’est vraiment l’enjeu de ce que vivent les enfants dans l’atelier...
Mais dans le post-moderne tel que nous le connaissons, on a déjà beaucoup vu du pire, on n’a pas encore beaucoup du meilleur...
Non, mais cela j’y pensais justement : quand on dit est-ce que cela ne mène pas à un système sans valeurs, je dirai d’autre part
nous avons l’horrible plaisir de vivre dans un des mondes les plus catastrophiques qui aient jamais existé... en tous cas tel que nous le voyons aujourd’hui...
Le monde est tellement interpellant, tout rate tellement bien partout que justement arriver à construire un système éducatif dans lequel, je ne dirai pas on explique, mais on donne aux enfants l’occasion d’essayer de repérer leur préférable et de l’actualiser dans des gestes de communication avec les autres... est une chose à mon avis primordiale.
Je dirais même que plus loin que cela mon ticket n’est plus valable ; je dois, au contraire, renoncer à aller beaucoup plus loin que cela, c’est probablement un bagage important mais si je mets plus je risque de faire plus mauvais.
C’est de nouveau la question du préférable : je ne sais pas ce qui est vraiment très bon, mais je sais que face à deux positions il y a peut-être du préférable.
Et le préférable c’est que justement les jeunes puissent petit à petit avoir un contact avec des institutions éducatives qui les aide à développer leur préférable.
Mais un préférable qui n’est pas justement de l’ordre de l’explosion égocentrique, qui soit un préférable assez conscient de l’endroit où il se trouve, de la prise en compte et donner à chacun de régler ses comptes. De ne pas vivre avec des choses que l’on laissent grandir sans rien exprimer, jusqu’au jour où on sort avec des machettes et où on se coupe en morceaux.
Donc pour moi le système de valeurs et l’éducation au système des valeurs vont plus ou moins dans cette perspective là. Et de nouveau je trouve que les ateliers sont intéressants parce qu’ils sont un assez bon terrain pour faire toucher cela.