I.S. Et, c’est intéressant que vous y répondiez comme cela parce que vous prenez la position des enfants qui le connaissent, mais si on pense de point de vue de l’institution scolaire est-ce que cela peut se concevoir comme un appel à l’innovation...
Ce n’est même pas sous forme d’innovation...
L’invention d’autres dispositifs... je pense que c’est irradiant. Encore une fois j’ai tendance à parler de la musicalité, je n’aime pas parler de la musique parce que quand on parle de musique on est trop soumis à ses formes historiques : est-ce que c’est tonal etc. Mais
je trouve qu’à la base de la musique, il y a la musicalité.
C’est une qualité qui est évidement liée au monde sonore mais c’est aussi - c’est un peu ambitieux - une qualité de vie.
Chacun peut avoir sa perception de la musicalité, je dirais que c’est un certain type d’occupation forte du temps. Cela peut être aussi bien une certaine façon de parler, de cuisiner, de se promener... qui parvient à faire une jonction intéressante entre le principe, l’institutionnel, la norme etc. et la fluidité... donner à l’instant une certaine qualité, une certaine épaisseur.
Evidement, moi je l’identifie très fort à la musique : c’est très bête à dire mais pour moi une musique est bonne quand elle est musicale.
C’est à dire que ce n’est pas le système dans lequel elle s’inscrit, ce n’est pas qu’elle soit ou non tonale, qu’elle soit ou non symphonique, qu’elle soit a cappella ou... polyphonique etc. mais à certains moments j’éprouve le sentiment de la musicalité, d’une certaine façon elle me prend avec cette fluidité qui me semble occuper particulièrement bien l’instant présent. Quelque chose est en train de se dérouler...
Et de nouveau si on sort cette idée de la pratique spécifique de la musique, on peut l’étendre à bien des choses, on peut dire voilà j’ai une situation de conflit, de tension etc. comment lui donner de la musicalité ? C’est à dire comment lui donner le droit d’exister sans la rendre amnésique à ce qui s’est déjà passé, sans lui faire oublier les conséquences qu’elle va avoir mais en lui donnant en tous les cas suffisamment d’espace pour être et pour engendrer.
C’est essentiel, et c’est ce que j’appelle une espèce de qualité de vie. Je ne dis pas que c’est quelque chose qui existe toujours et partout, c’est un enjeu perpétuel : arriver à donner à ce moment le droit d’être et puis d’avoir été... bien.
Alors là, suivant les dispositifs dans lesquels on se trouve, cela peut être aussi bien avoir bu une bonne bouteille de vin, fumer un bon tabac, à la limite rouler dans un bonne voiture... peu importe le contenu.
Donc, cet apprentissage de la musicalité et au goût de la musicalité me semble être quelque chose que la musique par excellence réalise, enfin par excellence réalise... je ne sais pas, il suffit de voir passer un défilé militaire, il n’y a pas beaucoup de musicalité... il pourrait peut-être y en avoir quand même pour certains.
Donc, cette introduction à la musicalité comme étant une dimension intéressante, forte, érotique... à rechercher, à aimer, il vaut mieux faire cela que faire autre chose... est une force d’un bon dispositif pédagogique.
Ce dispositif doit avoir une force irradiante, c’est un peu l’image d’un laboratoire : si on a bien exploré en laboratoire, on doit essayer alors à ce moment là qu’il puisse être exporté, qu’il puisse apparaître aussi bien dans un conseil de classe que dans la manière d’occuper une heure de cours, que dans la manière de résoudre un conflit et d’aller voir ce que le règlement en dit, que de se séparer quand on vit en couple etc.
On touche cette dimension très forte et c’est d’ailleurs la seule qui puisse justifier que l’on introduise dans l’école ce schéma clôturé. On pourrait aussi dire de quel droit... est-ce que l’on n’introduit pas un nouveau saint des saints, un nouvel espace du sacré... dans l’école laïque et pourquoi est-ce que l’on ne demande pas aux gens si ils veulent ou si ils ne veulent pas... il y aurait bien des arguments à opposer à l’existence d’un tel dispositif dans l’école.
I.S. Est-ce qu’on demande aux enfants si ils veulent faire des maths, que un plus un égale deux ? Le dispositif scolaire n’est pas de libre initiative en général...
C’est vrai mais je pense, peut-être à tort, qu’il n’a pas le même statut social, il y a quelque chose de moins risqué avec les maths... apparemment, je parle en terme de statut social.
Mais il est évident que tout touche à tout, qu’en littérature française ce qu’une phrase représente vraiment pour l’auteur qui l’a écrite, on ferait mieux de dire ne montrez surtout pas cela à des enfants… Oui il a dit : "ce matin là, il pleuvait"... mais si vous creusez vous allez vous apercevoir de ce à quoi il pense... Donc évitez de montrer cela à des enfants, donc ne faites pas de littérature.
Donc on peut percevoir de choses comme cela... et on pourrait dire de quel droit l’école publique se prévaut-elle pour faire toucher ainsi à des enfants ce genre de choses ou porter des enfants à dire devant leurs condisciples certaines choses etc.
Mais enfin ici, il y a quand même quelque chose que je trouve fort et je comprends personnellement que certains enseignants aient comme une certaine angoisse en disant mais enfin où va-t-on avec cette soucoupe volante, dans quoi est-ce que l’on s’embarque...
Mais la justification d’un enseignement, si cela se passe bien à l’intérieur, si on arrive véritablement à trouver la musicalité qui n’a donc plus rien à voir avec l’application correcte d’une gamme tonale etc. elle peut leur donner, aux enfants, à la fois un équipement sensori-moteur, peut-être dans l’ordre de l’inconscient aussi, un équipement tel que dans des circonstances de la vie ils deviennent capables de trouver l’attitude musicale.
C’est à dire l’attitude qui à la fois parvient à tenir compte de ce que l’on est, de ce que l’on a été, de la société dans laquelle on vit... et en même temps, c’est le bon moment pour... maintenant c’est peut-être intéressant, avec tout le respect pour autrui, c’est on pour moi mais... donc je fais attention.
Là on est de nouveau éminemment dans du politique...
I.S. Donc quand vous disiez au début violence fondatrice, c’est aussi l’apprentissage des liens et de la musicalité dans...
Avec la violence, pas dans la violence, avec la violence, avec oui.
Avec la capacité de voir comment la production des grandes oeuvres musicales a toujours été très proche des grands moments historiques de violence. Ou à l’inverse, c’est une thèse que j’ai défendue dans un petit article que j’ai publié dans le revue d’ONG... il se fait que j’ai été fonctionnaire pendant deux ans au Rwanda en 1978 par là, au ministère de la Culture, et sans me rendre compte précisément des enjeux à l’époque, j’avais été frappé, comme d’autres également, par le côté extrêmement conforme des arts ruandais. Par exemple en musique, il n’y a pas de blues, pas de rock, on ne crie pas sa haine en musique.
Et évidemment il est très tentant quinze ou vingt ans plus tard, face à ce qui c’est passé ou se qui continue à se passer au Rwanda, de se dire c’est quand même incroyable comme une population a pu sauter à pieds joints dans la violence vraie, pure. Dans quel mesure, avec une série de mutations historiques, le fait de ne pas pouvoir disposer à travers des arts de moyens de symboliser la colère, la haine etc. De leur donner des formes socialement communicables, même si elles ne sont pas belles etc. ou en les rendant belles par différents procédés de stylisation, est-ce que cette non-existence, cette non-disponibilité d’une série de dispositifs artistiques de ce type n’a pas d’une certaine façon aidé les gens à sombrer dans la violence réelle ? Est-ce que les choses ont pu se dire par tous les moyens qu’une culture invente en temps utiles pour être vécues comme telles, et être assimilées, et pour que l’on puisse figurer un peu plus l’imminence du drame, et pour que chacun puisse être un peu plus conscient...
Parce que ce qui est frappant - on a beaucoup reproché à la communauté internationale dans le cas du Rwanda de ne pas être intervenue à temps, je pense que c’est vrai - mais c’est quand même frappant de voir combien les Rwandais eux-mêmes semblaient inconscients ou indifférents du gouffre au bord duquel ils se trouvaient. Trois jours avant personne ne poussait de cris d’alarme : cette fois-ci on y est arrivé, je sais que... rien.
Je pense aussi qu’avec la violence en l’anticipant ou en la mettant dans l’art, en se servant du musical, du figuratif... pour dire son cauchemar. C’est aussi cela la musicalité, cette capacité de pouvoir dire des choses que l’on ne peut pas dire comme telles, qu’il vaut mieux surtout de ne pas faire comme telles. Mais que justement les formes d’expression artistiques constituent un petit peu des antichambres où on peut aborder les choses mais sans les aborder trop, mais avec suffisamment de pertinence, faire entrevoir ce que l’on pense à certaines autres personnes, expérimenter des proto-idées dans un moment où ce n’est pas encore trop tard.
C’est pour cela que la censure de l’art est toujours une chose très délicate, quand on censure trop l’art on fait déboucher l’expression ailleurs. Je pense aussi que quand on a l’impression de voir dans l’atelier de la vraie violence entre enfants, ce sont souvent des formes sublimées, assez correctement sublimées...