Méthode Thys

MH07

I.S. Effectivement pas partout : il y a des élèves qui ne traduisent pas directement de changement global mais je rencontre parfois des étudiants - de sciences notamment, qui n’ont pas fait le choix de la philo - qui disent des choses du genre : "nous critiquons les nazis parce que nous avons gagné. Notre morale est la morale du plus fort et point c’est tout. Cela me semble assez lié à des techniques d’auto expression, "d’exprimez-vous", telles que celui qui les a gérées quand il avait affaire à des situations vraiment tendues disait : "chacun son opinion"... Donc des stratégies de libre expression qui aboutissent à "chacun son opinion" qui me semblent aller du côté de ce que l’on pourrait appeler "une crise des valeurs", c’est à dire (la mise en équivalence généralisée) à un relativisme affiché comme valeur en tant que telle, mais atomisant...

C’est à dire que les nazis disent la même chose dans l’autre sens, "notre seul tort est d’avoir perdu la guerre"...

Mais c’est sinistre au possible de dire une chose pareille, et dans l’autre sens aussi. Moi, Marc Hérouet, je dis : non, je ne peux pas accepter cela, parce qu’il faut commencer par soi-même.

Parce que c’est bien de dire qu’il y a des crises des valeurs, mais toi, qu’est-ce que tu penses ?

Moi, je réponds cela : "Attends ne parle pas des autres... dis-moi d’abord à qui je m’adresse, dis-moi ce que tu penses"... Hervé par exemple…

Mais oui, alors on peut commencer à construire quelque chose sur une base.

Cela commence par une morale utilitariste.

Enfin, il ne faut pas nier qu’un minimum de morale utilitariste est nécessaire pour vivre avec les autres. Donc on bâtit comme cela...

Mais pour certains - on parlait ce midi d’homosexualité - le fait qu’actuellement les valeurs des liens entre humains ne passent plus par les familles et la reproduction du lien social familial etc. c’est la crise des valeurs... on ne peut plus dire à quelqu’un...

Je suis beaucoup plus souple à ce point de vue, je suis beaucoup plus relativiste concernant des valeurs comme la vie sexuelle des individus... pour moi du moment que cela se passe entre adultes consentants, tout est possible et cela m’est égal, ce n’est pas mes affaires.

Concernant la famille, je crois que "la famille est la meilleure et la pire des choses", voyons.

Ce n’est pas bien en soi, on n’a pas choisi sa famille, mes parents je ne les ai pas choisis, il se fait que j’ai été très heureux dans ma jeunesse, j’en parle justement à l’aise à cause de cela. Mais notre famille nous n’en sommes pas responsable, nous n’avons pas de comptes à rendre à notre famille... je regrette.

Un certain moment il faut dire : permettez-moi de vous oublier un instant pour que je pense à moi-même et je ne veux plus subir votre influence par exemple... et il faut le dire le plus tôt possible.

Pour moi la crise de la famille n’est pas une crise des valeurs, je dirais même tant mieux que cela se bouscule un peu de ce côté.

D.D. Oui, mais quand on dit "crise des valeurs", moi je n’y tiens pas particulièrement, ce que je veux dire simplement c’est quand on voit la manière dont les partis politiques traditionnels ont du mal - qu’ils s’appellent "démocratiques", on entend depuis pas longtemps le "front des partis démocratiques", des choses de cet ordre là…

Par rapport au projet de loi qui est en train de passer pour "correctionnaliser" les délits de presse à caractère raciste, j’entendais hier à la radio que lors des débats où la parole est monopolisée par le Vlaams Blok, les partis démocratiques ne vont même plus "porter la contradiction" à l’intérieur de l’enceinte du Parlement, ils n’y vont même plus… il y avait juste quelques membres d’Agalev et d’Ecolos qui étaient là et puis il y avait juste ceux du Vlaams Blok qui ont causé pendant cinq heures et tous les autres partis, tous ensembles, ont parlé une demi-heure…

Est-ce qu’ils ont boycotté, est-ce que c’était cela l’esprit ?

En tous cas si ils ont boycotté, ils n’en ont pas fait - ce qui est la condition sine qua non du boycott - une affaire publique... donc si c’est un boycott, c’est un pauvre boycott.

Et donc l’attitude des partis... la "crise des valeurs" si j’essaie de la situer dans le contexte de la question que l’on est en train d’essayer d’élaborer, c’est juste sur ce plan là. Quand on voit les difficultés que les partis politiques traditionnels démocratiques, la représentativité parlementaire des régimes démocratiques occidentaux de cette fin du vingtième siècle, les difficultés à trouver une réponse par rapport à l’intrusion de ces partis d’extrême droite... Les problèmes existent parce que ceux qui ont à se positionner face à cela sont dans une position où ils n’arrêtent pas de dire d’une certaine manière : "nous sommes pat, nous sommes pat, nous sommes pat". "On ne sait pas quoi faire, on est coincé".

Et donc le discours sur la "crise des valeurs" est-il fondé ? Je m’en fous, ce n’est pas mon problème, il m’intéresse parce qu’il y a plein de gens qui s’en revendiquent, qui s’y réfèrent et que au nom de ce discours là, au nom de cette impossibilité là il y a des tas de choses qui ne se font pas ou qui se font. J’accepte la forme du discours sans...

Oui, mais attends parce que toute discussion comme cela doit commencer par un dialogue.

Dialogue entre toi et moi... C’est ce que je fais pour le moment...

Alors moi, je dis que je lutte contre cela, alors comment ?

Je lutte contre cela en essayant d’être conforme à mes idées dans ma vie quotidienne. D’être actif comme militant à la Ligue des Droits de l’Homme, à Amnesty International, au MRAX et à d’autres organisations... écologiques etc.

Donc pour moi, celui qui se plaint et qui ne fait rien... cela ne va pas.

Donc moi je te demande ce que tu fais par rapport à cela ? Qu’est-ce que je fais par rapport à ces questions là ? Je fais des tas de choses qui sont de cet ordre là... qui sont des activités militantes encore plus corpusculaires que celles dont tu es en train de parler mais à part cela je n’ai pas de problèmes... Je veux dire qu’à ce niveau là je ne me sens pas du tout dans la position de celui qui se plaint que rien ne se fasse, simplement dans le contexte... effectivement la question est périlleuse...

Est-ce que tu ne pourrais pas faire plus ou quelque chose avec moi, non ? Oui, cela on peut toujours...

Non je te le propose, moi j’ai une action à te proposer...ah oui, ah oui. Pour quoi faire ? Pour non seulement défendre des gens qui le méritent partout dans le monde, des gens qui sont en prison, qui sont torturés, qui sont maltraités pour leurs idées, leur race ou leur religion, des gens qu’on tue officiellement aux Etats Unis par exemple. Des gens qui sont poursuivis parce qu’ils ne sont pas blancs, WASP comme nous. Non seulement pour eux mais aussi pour faire connaître notre action, pour la disséminer dans l’opinion publique, pour motiver les gens, pour motiver les électeurs... c’est le seul moyen. Donc la réponse à cela, c’est agir....

Donc la réponse à la question : y a-t-il des moyens autres que politique de contrer les idées de Le Pen, c’est non, il n’y a que des moyens politiques... c’est cela la réponse ?

Oui, oui, si tu veux, bien sûr...

Mais ces fameux représentants du peuple, ils ont toujours un oeil sur les prochaines élections, ils sont jugés par le peuple, qu’est-ce que tu veux, nous sommes en démocratie tout de même, bon !

Même avec tous ces défauts, une démocratie parlementaire... et bien à nous de faire savoir, moi, j’écris à tous ces messieurs que j’ai élus, je leur dis que j’ai voté pour eux, je leur écris, il faut avoir des dialogues avec eux. Et parfois une simple lettre peut faire basculer une opinion, peut les faire agir dans un sens beaucoup plus noble - je m’excuse d’employer un mot si vieux, mais c’est comme cela.

I.S. J’écris pas mal de lettres pour défendre des gens en situation d’être expulsés, tu en as signé aussi, cela n’a pas beaucoup d’effet... c’est vrai qu’on s’adresse à des S.P. flamands...

Cela a plus d’effet que si on ne faisait rien. Ah cela dans ce genre de combat faut pas avoir d’espoir de changement à court terme... non, non.

Mais l’une des manières de redire la question et de reprendre par rapport à la "crise des valeurs" c’est l’idée que peut-être dans le goût et la jouissance pour des situations où quelque chose réussit sans normes transcendantes, sans valeurs par rapport à la ressemblance desquelles le succès peut être mesuré mais dans la jouissance du fonctionnement immanent avec son inattendu, il y a une ressource qui n’est pas immédiatement politique mais qui est de production du goût du collectif, et pas le collectif rassemblé au nom de, dont on retrouve quelque chose comme une approximation ici, puisque les enfants et les adultes peuvent se dirent cela a réussi, quelque chose s’est produit, cela fonctionne alors qu’il n’y a aucun idéal à l’aune duquel on peut juger les enfants, donc un goût...

C’est eux qui disent cela a réussi ? C’est les enfants qui disent cela ? Je ne sais pas... ou est-ce les adultes qui jugent ? Je ne sais pas...

D.D. On peut dire cela des adultes, mais on peut dire cela aussi de l’attitude des enfants. On peut dire cela de l’attitude des enfants : lorsque pour la cinquième, la septième, la dixième fois ils participent toujours au Tohu-bohu, ils semblent d’une manière ou d’une autre y trouver une forme de plaisir - ne serait ce que cela - et que ce plaisir ils le manifestent dans leurs corps : on n’a pas au troisième Tohu-bohu six enfants prostrés dans un coin en train de faire "cling-cling" sans en avoir rien à foutre... Non, on voit des gens qui participent, qui ont l’air d’avoir envie. Donc est-ce que c’est une réussite de leur point de vue ? Cela on ne le sait pas, mais on n’a pas l’impression que la situation dans laquelle on les plonge soit traumatisante au point que cela se manifeste dans les corps...

I.S. ...ou ennuyante...

D.D. Donc je suis d’accord que la question reste de savoir si de leur point de vue c’est une réussite ou pas, mais en tous les cas ce n’est pas pur échec...

Non, mais... mais même quand c’est un échec, c’est intéressant. Là justement je crois qu’Hervé est clair, il ne s’agit pas d’évaluer. Réussite ou pas...

I.S. Non, non mais si les adultes qui y assistent se faisaient régulièrement chier et qu’ils le faisaient soit pour l’amour d’Hervé, soit parce qu’il faut, soit au nom d’une quelconque valeur transcendante... pour moi cela serait un échec. Le fait qu’au contraire des adultes y trouvent leur place et Didier qui n’est pas tellement facile de ce point de vue là semble en témoigner positivement... pour moi c’est une réussite de ce point de vue là. Parce que je ne crois pas que des adultes puissent se sentir bien à regarder des enfants comme cela, si du point de vue des enfants il n’y a pas aussi quelque chose qui se passe.

Je pense qu’il y a un circuit de témoignage fiable entre ce que vivent les adultes et ce que vivent les enfants... Donc il y a un sens d’une réussite... à constater, un fait réussi, pas d’une réussite analysable... qui me semble important parce que justement il s’agit d’une réussite dans l’immanence, une réussite sans critères d’évaluations, sans possibilités d’évaluer, de prouver... cela s’éprouve mais cela ne se prouve pas.

Oui... je suis bien d’accord...

Et donc j’ai l’impression qu’une culture de ce genre de réussite que l’on éprouve sans pouvoir la prouver ou pouvoir la mesurer, cela pourrait être une manière de dire que tout ne se vaut pas sans pour autant vouloir maintenir à toutes forces l’idée que si on n’a pas des valeurs transcendantes c’est le chaos...

Oui, mais enfin bon, on peut beaucoup discuter de tout cela. Il y a beaucoup d’autres choses qui pourraient défouler les enfants qui seraient beaucoup plus dangereuses. Je ne sais pas moi, on pourrait les mettre en présence d’animaux qu’ils pourraient tuer à leur gré par exemple. On peut leur montrer, je ne sais pas, des vidéos ultra-violentes dans le but d’exorciser la violence chez eux. Quand on dit que c’est une expérience neutre du point de vue transcendance... moi je ne suis pas sûr. Bin non, non...

Je trouve que les instruments qui sont là... manifestement les adultes ne désirent pas que les enfants au bout de deux minutes les détruisent, c’est la première chose.

Donc c’est un entre-deux : à la fois ayez une attitude libre par rapport à ces instruments tellement connotés, mais n’allez pas jusqu’à les détruire, c’est sous-entendu. Je ne sais pas, on peut parler de tout...

L’attitude des adultes qui sont là, bienveillants, attentifs... cela peut se discuter aussi : je ne sais pas, sont-ils neutres ? Mais non, ils ne sont jamais neutres...

I.S. Oui, d’accord, je suis d’accord par rapport à cela, ce n’est pas un lieu neutre, surtout pas neutre...

Surtout au Palais des Beaux Arts... puisque c’est un lieu - comme on le dit dans nos questions - qui force quelque chose. Simplement c’est un lieu qui n’est pas mesuré par rapport à des étalons de réussite du genre... la manière dont on s’est servis du violon est une bonne approximation de ce que le violon réclame, des choses pareilles...

Cela oui, mais cela c’est l’extrême. Entre cela et casser le violon, il y a beaucoup de choses...

Donc moi, je veux bien mais c’est un peu ambigu, mais c’est normal que se soit ambigu. On est comme cela, on ne peut pas faire autrement, c’est normal, il faut faire des compromis qui ne sont pas dangereux.

Mais est-ce que c’est un compromis ? Est-ce que c’est un compromis ou est-ce que c’est...

Attends, la discussion va toujours dans des orientations différentes...

Je dirais par exemple que c’est certainement pas un compromis par rapport aux gens, aux animateurs qui sont déroutés complètement par le Tohu-bohu, qui en ont peur... cela je n’en parlerais pas comme cela, donc il faut chaque fois bien s’orienter dans la discussion...

C’est pas facile, chacun s’amène avec son passé, le poids de la famille, le poids de l’éducation, le poids des collègues, le poids de la carrière, le jugement que les autres ont sur soi ; et comment je vais m’en tirer après ; et qu’est-ce que je vais raconter ce soir à mon mari ; et si j’étais à la place de l’enfant qu’est-ce que j’aurais fait ; et où est-ce que cela mène cette espèce d’anarchie ; est-ce que cela ne va pas les déstabiliser complètement ; est-ce que l’on ne ferait pas mieux de leur apprendre a-b-c au lieu de leur apprendre... a-z-a-z-a, le tout ; est-ce que c’est une bonne méthode ; est-ce qu’ils ne vont pas être plus violents après le Tohu-bohu ; est-ce que cela ne va pas provoquer des réactions inattendues d’agressivité qui peuvent se révéler des semaines après ; est-ce que cela ne va pas faire un traumatisme ; est-ce que cela ne va pas faire une frustration supplémentaire chez l’enfant, parce qu’il y en a qui ne touche à rien, cela peut arriver - bref, une espèce d’effroi devant l’inconnu, encore une fois.

J’ai l’impression de dire toujours un peu la même chose...

I.S. Non, non... D.D. C’est l’impression de tous ceux qui sont interviewés...

Vous voulez en retirer la "substantifique moelle...

Il y avait aussi une redoutable question... Question 44

Tonnerre de Brest ! Moi je pense que cette chose il faut d’abord ne pas la cacher, c’est un fait historique. Donc il faut d’abord savoir que cela a existé, il faut le faire savoir.

Je parlais de ce problème avec mon voisin, il y a quatre jours... c’est un néérlandophone, qui a fait ses études à la VUB, et qui a eu comme professeur Léopold Flamme Et alors il m’a dit cette chose incroyable : Léopold Flamme a entendu jouer le "Voyage d’hiver" à Auschwitz, il était là.

Alors j’ai assailli mon voisin de questions : et alors, comment est-ce qu’il a commenté cela ?

Il n’a fait aucun commentaire, mais il l’a dit, il l’a exprimé, le souvenir de cela, c’est tout. Moi je pense que c’est une chose dont il faut discuter, qu’il ne faut pas laisser comme cela à l’état brut dans les livres d’histoire ou dans les magazines. C’est une chose très intéressante... le problème est de savoir comment des gens aussi cultivés que ces Allemands, ces SS. et tout cela, amateurs de Schubert, de Wagner et Goethe ont pu en arriver là ?

C’est une question intéressante, il n’y a pas de réponse à cela.

Comme je disais - toutes proportions gardées - Platon a toujours été pour l’esclavage, il n’a jamais remis cela en question. C’était une chose normale pour eux de faire souffrir un esclave ou de torturer pour avoir la vérité, les Romains aussi.

Ici c’est beaucoup plus grave ce qui s’est passé parce que c’est un... moment exceptionnel dans l’histoire du vingtième siècle et dans l’histoire de l’humanité, je crois. Justement c’est pour cela qu’il faut s’interroger mais non pas non plus comme certaines personnes d’une façon culpabilisante, les Allemands d’aujourd’hui ne sont pas responsables de ce qu’ont fait certains de leurs grands-parents. Il y en a qui pense cela.

Il y a plusieurs façon d’hériter de ce fait : j’ai vu un formidable spectacle du Bred and Puppets Theatre au Théâtre 140, il y a quinze ans dont c’était le sujet. Et donc à un moment ces acteurs, fantastiques, étaient nus sur la scène du théâtre et ont joué dans un environnement de camp de concentration, Schubert. Ils ont réussi à transmettre ce fait d’une façon exceptionnelle, les spectateurs malgré eux sont pris dans cette action...

Donc pour me résumer, c’est une chose dont il faut se souvenir et il faut transmettre ce souvenir, et ne pas s’illusionner sur la capacité d’une culture ou d’une autre d’anéantir chez l’homme des instincts aussi pervers que ceux qui ont été montrés à Auschwitz... non, il ne faut pas se faire d’illusions sur la nature humaine non plus.

La culture, oui... elle ne peut pas tout faire.

C’est bien difficile de répondre à cela, tu sais.

Et puis, si il faut... moi, j’aime bien dialoguer.