I.S. Mais, c’est lié à l’improvisation, tu racontais John Cage et sa consigne : "ne vous écoutez pas" dans une improvisation, et dans le Tohu-bohu on ne peut pas dire que les enfants s’écoutent véritablement par contre les sons produits par les uns, incontestablement, sont présents chez les autres - ne serait ce que parce que cela fait beaucoup de bruit - donc ce n’est pas une écoute mais c’est une présence du son de l’un dans la production de l’autre... Est-ce que justement cette difficulté que Cage a eu - puisqu’il ne disait pas : bouchez-vous les oreilles, il disait ne vous écoutez pas, ne faites pas de la subjectivité, de la psychologie entre-vous - c’est peut-être comme cela qu’on peut l’entendre...
Est-ce que la difficulté qu’il a eu d’obtenir ce résultat ne traduit pas tout de même une difficulté de l’improvisation même chez ceux qui en font leur régime de fonctionnement ?
Oui, mais attention : personnellement je ne suis pas Cage. Je ne suis pas sa conclusion personnellement.
Peut-être est-ce parce que je suis musicien moi-même et que pour moi l’interaction est trop positive pour en faire l’économie. Je ne pourrais pas me passer d’interactions. Je vis cette absence d’interaction pas seulement dans l’improvisation : quand on joue en groupe, on sent très bien quand quelqu’un n’écoute que lui-même. On le sent tout de suite.
D.D. Mais est-ce que l’on a les moyens de gérer cela par exemple ?
C’est une question importante, de metteur en scène, d’arrangeur, de chef d’orchestre... c’est une question très importante. On a les moyens de gérer cela, cela dépend des moyens que l’on a... personnellement. Des moyens psychologiques, des moyens de compréhension de ce qui se passe - d’abord. On sent ce qui se passe mais le formuler c’est autre chose.
Donc il faut une longue pratique aussi. Il faut... quand on voit un groupe sur scène, les spectateurs s’imaginent souvent que cela se limite au phénomène sonore musical... mais pas du tout, il y a des interactions psychologiques entre les gens... tout le temps.
Je ne parle pas du chef d’orchestre vis-à-vis de l’orchestre symphonique c’est monstrueux, là c’est clair comme tout.
Quand on joue, on joue ensemble cela dépend des personnalités de chacun, cela dépend des moments : il y a des gens qui sont tout à fait ouverts, bienveillants, extravertis qui peuvent se révéler à certaines heures de la journée fermés et égocentriques. Cela arrive en musique, cela s’entend. Alors comment le gérer ?
Le mieux... c’est de le gérer intelligemment, avec finesse, avec souplesse... Donc en ne heurtant pas les personnes, mais parfois cela devient insupportable. Il y a des musiciens spécialement les guitaristes électriques ou des batteurs, je pense à ces deux instruments, où à certains moments ils sont partis dans leur trip personnel et les autres musiciens ou bien ils sont absents de leur environnement parce qu’ils sont quantité négligeable ou bien ils sont esclaves et "au service de".
Donc ces choses arrivent tout le temps, il y a des tas de procédés... on peut s’arrêter de jouer et le laisser seul simplement...
D.D. Non, mais quand je disais est-ce que l’on a les moyens je voulais dire est-ce que culturellement on a les moyens ? Je sais bien qu’individuellement ou bien dans de petits groupes on peut trouver ces moyens, les ressources qui permettent cela mais est-ce que l’on cultive ces ressources ?
Non... Est-ce que cela fait partie des savoirs explicites ? Est-ce qu’un chef d’orchestre par exemple apprend cela explicitement ou est-ce quelque chose qui se passe...
I.S. Un peu comme les médecins qui n’apprennent jamais explicitement l’art d’être médecin...
Je ne sais pas si votre question vient d’une connaissance de ce qui se passe en pédagogie musicale ?
Je ne sais pas mais en tous cas, elle vient à propos. Le moins que l’on puisse dire c’est que ce genre de choses n’est pas enseigné. Et c’est terriblement grave, cela veut dire quoi ?
C’est que dans la plupart - il y a des exceptions - des Académies, dans la plupart des Conservatoires, la musique de chambre, ce que l’on appelle "musique de chambre", c’est à dire petit groupe qui joue ensemble, est réduite au strict minimum.
Et c’est très grave, certains professeurs conscients de la chose font ce qu’ils peuvent mais ils ne sont pas suivis par les programmes, par la direction, par les parents, que sais-je encore ?
C’est terrible : jouer ensemble c’est quelque chose d’essentiel pour moi dans le cursus pédagogique. Je ne comprends pas pourquoi on ne le fait pas. Maintenant on commence à faire des leçons collectives d’instrument, mais ce n’est pas suffisant.
Pourquoi il y a si peu de quatuor à cordes en Belgique ? La réponse est claire : aucune formation, c’est tout. Le quatuor à cordes c’est quelque chose d’important dans la littérature musicale.
Cela se fait beaucoup plus dans les écoles de jazz, de rock et tout cela. Moi je donne des stages aux Jeunesses Musicales de musique non-classique et là le matin ce sont des cours plutôt théoriques, et l’après-midi des cours de groupe. Et le soir des cours individuels, on aménage cela ainsi.
Mais la musique de groupe a tellement de vertus, d’intérêts formatifs... pas seulement en musique, on apprend à connaître les autres et à se connaître soi-même beaucoup plus vite, que je ne comprends pas pourquoi elle n’est pas pratiquée. Sincèrement je ne comprends pas.
En relisant Martin Heidegger il y a quelques années, cela m’est revenu après avoir assisté au Tohu-bohu et on pourrait tenter une analyse avec les concepts et le vocabulaire d’Heidegger sur ce qui se passe dans le dispositif.
En fait ce qui m’intéresse c’est qu’il essaie de définir le Dasein, "l’être au monde", et il dit que cet être a commerce avec des choses. Il ne peut pas faire autrement, et il appelle cela des "étants". Plus précisément des choses qui ont un rapport avec l’homme et qui sont utiles à quelque chose.
Il emploie le mot "zeug" qui n’est pas courant et les traducteurs d’Heidegger ont essayés de trouver des équivalents utilisables etc. Et François Vezin a trouvé un mot d’ancien français qui est l’Util, qui est encore employé à la Renaissance par Montaigne. Et je trouve que c’est pas mal, moi j’aime bien cette traduction là.
Et il s’interroge sur le rapport qu’il y a entre l’homme, le Dasein et ces "utilisables", et il dit qu’il faut d’abord que l’homme ait ce qu’il appelle la "discernation". Qu’il discerne à quoi cela va servir, à quoi cela sert et puis il y a une préoccupation. Et puis une action, une action en but de ce qu’il appelle un "ouvrage".
Donc quand Heidegger prend des exemples dans "l’Etre et l’étant", c’est toujours le cordonnier et comme outil le marteau. A un certain moment, on est en 1927, il prend un exemple assez nouveau pour l’époque, il prend l’exemple du clignotant de la voiture et il va partir là-dessus pour expliquer tout ce qu’il appelle le "renvoi des signes" donc cela renvoie à quelque chose d’autre etc.
Lui ce qui l’intéresse dans un chapitre bien particulier qui est "l’Etre de l’étant se rencontrant dans le monde ambiant", c’est comment le monde ambiant arrive à une présence parce qu’il dit que lorsque l’on est occupé à travailler avec des outils, avec les utilisables, les Utils et tout cela, on est préoccupé. On est préoccupé et le monde ambiant n’apparaît pas en tant que tel.
Et il apparaît - c’est lui qui parle - à certains moments privilégiés comme par exemple quand un Util, un utilisable ne fonctionne plus. Alors il y a - il emploi un mot qui est traduit par "surprenance".
Il y a trois modes d’être de l’Util au moment où il n’est plus en fonction : c’est la "surprenance" quand l’objet ne fonctionne plus, "l’importunance" quand quelque chose manque pour que l’objet fonctionne, la "récalcitrance" quand il n’est pas utilisable et que l’on n’a pas le mode d’emploi par exemple.
Et bien moi je me suis dit que l’on pouvait - cela m’a fait penser immédiatement d’ailleurs - à ce qui se passe dans le Tohu-bohu.
D’abord le monde ambiant c’est vraiment cela, c’est l’ambiance de la pièce avec les objets, la lumière, les adultes, les dispositifs techniques d’enregistrement - et je ne sais pas si Hervé a continué à le faire, mais à un moment j’ai vu des micros pour la voix.
Et les instruments qui sont là et qui sont ces Utils évoqués par Heidegger mais qui sont dans un statut tout à fait particulier par rapport aux enfants, parce que ils n’ont pas d’apprentissage derrière eux pour user de ces outils là, ils n’ont pas de modes d’emploi, la seule chose qu’ils connaissent c’est d’avoir vu ou entendu d’autres musiciens jouer sur ces instruments, ils n’ont pas normalement pratiqué eux-mêmes - il y a toujours des exceptions.