Méthode Thys

IS10

Raconter sans décrire...

Raconter sans décrire et raconter non pas au sens où on peut raconter ce qu’on veut mais comme la petite fille de Daniel Stern…c’est à dire il n’y a pas de récit objectif.

La description objective est une description qui est encore plus chargée de jugement que des récits plus subjectifs.

C’est ce que les historiens ont découvert quand ils se sont dit "mais nom d’une pipe l’histoire qu’on raconte à partir des archives, où justement on décrit uniquement ce que permettent de reconstituer les archives, a cette drôle de conséquence que c’est une histoire d’hommes et pas de femmes, de riches lettrés et pas d’ignares populaires. Pourquoi ?"

Parce qu’ils n’écrivaient pas, eux et que donc d’une manière ou d’une autre, il faut faire marcher l’imagination pour que ceux qui, ceux qu’on ne peut pas décrire puisqu’ils ne se pas sont produits sur un mode qui laissent des traces, soient néanmoins présents et présents ne serait-ce que dans leur absence, que dans le fait qu’ils n’ont pas laissé les traces qui permettent de les décrire.

Et cela c’est des variations sur les modes de raconter et de l’imagination et la description au sens où "nous nous bornons à décrire" est la pire des mutilations puisqu’elle répercute les rapports de force qui ont décidé ce qu’on pouvait décrire et de ce qui ne pouvait pas être décrit puisque cela n’a pas laissé de traces.

Donc la variation des mises en histoire, les risques pris sur les mises en histoire peuvent créer des modes d’être ensemble à propos du passé mais qui créent du présent, qui créent le présent de devenir capable de raconter comme cela.

Il y a le magma. Question 65

Une des choses qu’on peut rajouter un tout petit peu c’est :

on peut dire magma, on peut dire chaos, c’est un des celas où chaos marche bien au sens où cela été défini par la physique.

Pas le chaos au sens de sensibilité aux conditions initiales parce que c’est pas du tout cela, c’est le chaos au sens de transition de phase c’est à dire l’idée qu’alors que la description d’un milieu usuellement implique qu’on peut faire la différence entre ce qui compte et ce qui ne compte pas - ce qui compte c’est ce qui se produit dans des voisinages de quelque chose et donc on peut séparer le milieu en voisinage et c’est grâce à cela qu’on construit les échelles de description en mécanique statistique…

Et bien au moment où on arrive au moment de transition de phase ce qu’on avait négligé se met à compter autant que ce qu’on disait qui comptait. Donc tout compte et du coup, on ne peut pas décrire…

Du coup, on peut pas décrire parce que, et c’est ce qui peut se produire dans le Tohu-bohu où justement les gestes peuvent communiquer avec des sons, les sons avec des figures, des modes d’expression de la figure quand ils regardent ou quand un regard s’échange, tout compte. La présence des adultes compte aussi mais sur un mode qu’invente la situation de Tohu-bohu pas un mode qui préexistait à la situation de Tohu-bohu.

Tout compte et donc on ne sait pas comment décrire puisqu’on ne sait pas comment simplifier, on ne sait pas quelles sont les coordonnées puisqu’on n’a pas de repères qui restent à l’extérieur de ce qui se produit.

Et donc effectivement je trouve que la vidéo, de ce point de vue là, est un instrument intéressant parce qu’elle permet de revenir et elle permet de devenir sensible.

Elle permet de faire attention non pas de mieux décrire, non pas d’apprendre à tout décrire, on ne pourra jamais tout décrire, mais d’apprendre à capturer des moments qui ne vous autorisent à rien puisque la seule chose qu’on peut dire c’est "ils se sont produits". Donc, ils ne font pas autorité, ils ne font pas preuve, ils ne sont pas des faits tels que de ces faits on puisse extraire une conclusion ou quoi que ce soit, mais par contre, ils transforment le regard.

Et cela c’est quelque chose que les éthologues savent, notre "babouinologue" bien-aimée Shirley Strum sait c’est que pour décrire des êtres pour qui les relations comptent et bien, il faut d’abord apprendre à regarder. Et je crois que la vidéo est un apprentissage non seulement à présenter la méthode mais à regarder là où c’est le plus compliqué et là où on se rend compte de manière très, très sensible qu’apprendre à regarder ce n’est pas apprendre à décrire c’est à dire à créer un fait qui vaudrait pour lui-même, qu’on peut isoler, mais comme on isole par un zoom on sait que ce qu’on voit n’existe qu’à cause de tout ce qu’on ne voit pas. Et donc c’est un bon apprentissage de se méfier des situations qu’on peut trop facilement décrire, voir tout ce qu’on a ôté à la situation pour la rendre descriptible…

Donc c’est un bon apprentissage de sciences humaines par rapport à la tentation d’isoler pour pouvoir créer un fait qui fasse autorité.

Bon, j’ai déjà un tout petit peu entamé Stern.

Mais disons

qu’il y a : "la chorégraphie mère/nourrisson incorpore-t-elle une forme d’éthique ?"

Cela c’est vraiment le point où ce que j’avais dit de l’éthique "c’est à la fois le plus sublime et le plus animal" est bien représenté parce qu’effectivement, ce que Stern donne en disant "faites confiance" enfin le "faire confiance" que produisent les descriptions de Stern, qu’on éprouve à lire les descriptions de Stern, montre bien que dans ce cas, apparemment, la situation la mère ou l’adulte et le nourrisson est une situation qui a sa propre force.

C’est à dire que quelque part le nourrisson suscite, sait susciter, il appartient au nourrisson de susciter de la part de l’adulte ce qui, sauf gros écart, va être ce dont il a besoin pour devenir. Et donc, on a affaire à quelque chose de quasi animal… mais qui en plus pour être décrit a besoin des formes les plus cultivées de ce que nous apprécions : chorégraphie, rythmicité, accompagnement etc.

Donc c’est assez étonnant que de voir que de temps en temps, je me souviens de ce musicologue qui s’appelle Imberti qui disait "mais nom d’une pipe, quand Stern décrit ce qui se passe entre les nourrissons cela appelle les mots les plus déliés que notre tradition a du mettre en scène pour parler de ce qui se passe dans la musique"… Donc c’est le cas où on a mise en communication directe au delà de la morale - mais pas comme Nietzsche, au delà de la morale, au delà du bien et du mal - entre le plus intelligent et le plus animal.

Donc, forme d’éthique au sens justement où il n’y pas de quoi opposer l’animal et l’humain mais où l’humain n’est pas un animal comme un autre.

C’est l’humain qui invente ce que c’est "être un animal" pour un humain, c’est vraiment le cas et apparemment c’est vital pour le devenir du petit d’homme c’est à dire qu’encore une fois si les intentions de l’adulte prenaient le dessus sur ce que suscite le nourrisson chez l’adulte, si les intentions, la volonté, le savoir des humains prenaient le dessus ce serait une assez grosse catastrophe.

Pas comme Nietzsche tu disais ?

Et bien parce que Nietzsche pensait que "aller au delà du bien et du mal ou au delà de la morale" c’était un très grand risque, c’était héroïque.

C’est une dimension que je n’apprécie pas tellement de la philosophie où on a l’impression qu’on … Nietzsche a pu habiter des expériences extrêmes mais il y a un culte de l’extrême que ce soit la folie etc. qui porte en elle cette petite jouissance qui est scandaliser le bourgeois et c’est là que je retrouve la proposition d’Hervé "faut pas faire peur, faut pas faire peur…" le scandale qu’on suscite n’est pas du tout une valeur ajoutée de ce qu’on produit, au contraire.

Au contraire c’est là la faiblesse, c’est par là que le poison de la répétition peut s’insinuer, c’est par là que cela peut affaiblir. Le fait que le scandale soit une dimension de jouissance est le lieu où ce qui se produit est faible. Et c’est par là qu’il crèvera.

Le pouvoir ou le scandale, et le scandale, la possibilité de scandaliser est une des formes de pouvoir, c’est un des pièges qu’on a déjà explorés et on peut en faire l’économie.

Donc, il y a effectivement ce "faire confiance" principiel et qui semble…, qui, pour moi, semble vraiment lié à l’éthique.

Cela c’est ce que j’avais trouvé chez William James. Auparavant, à l’époque de William James, on avait repéré la foi, ce que Whitehead appelle foi animale, "je dois avoir foi que ce que je vois comme solide est effectivement solide sinon je n’oserai pas mettre un pied devant l’autre" "je dois sans cesse vivre dans un type de "faire confiance" routinier auquel je ne pense même pas, sans lequel aucun de mes gestes ne pourrait avoir lieu. Après je pourrai le justifier mais c’est toujours après et seulement partiellement par rapport à l’océan de ce à quoi je me fie dès que j’ouvre la bouche, les yeux ou que je fais un mouvement".

Donc cela c’était connu mais James a ajouté un "faire confiance" qui me semble plus intéressant : c’est un "faire confiance" qui est un peu plus rare, qui doit être cultivé, qu’il faut mériter, enfin pas la personne doit mériter, la situation doit mériter, qui lie à l’expérimentation et justement au devenir indéterminé de tout ce qui va sans dire…

Bon, apparemment justement la musique est vecteur de quelque chose qui permet, avec plus de facilité que d’autres propositions du monde, cette mise en indétermination et cette exploration des sensations.

Donc là le "faire confiance" devient condition de possibilité d’un rapport expérimental.

Et je crois que chez la mère c’est pas de la routine c’est de l’expérimentation. C’est à dire justement ce type d’improvisation qui sait que quand elle répond sur ce mode à son nourrisson c’est intéressant, c’est important.

Elle sait que la manière dont elle répond c’est important. Si maintenant on lui dit "Et comment tu sais que c’est important ? Cela pourrait être autrement", c’est le type d’action qui crée la défiance, le sentiment d’impuissance donc, se méfier de nos manières de dire comment cela doit être.

Mais donc le faire confiance en tant que lié à l’expérimentation cela caractérise encore une fois le type de situation dont le dispositif est un prototype : c’est quelque chose qui n’est ni actif au sens où on demanderait à ceux qui y participent de produire activement une contribution dont ils sont l’auteur, qui réponde à une volonté, à une délibération, à un projet, à une intention mais pas non plus passif au sens de l’ensemble de ce dont nous profitons passivement sans nous en rendre compte au moindre geste que nous faisons.

C’est quelque chose qui met activement en indétermination l’opposition entre actif et passif parce qu’on ne peut pas dire à quelqu’un "fais-toi confiance", c’est la pire des choses à dire à quelqu’un "t’as qu’à avoir confiance en toi"… comme si c’était quelque chose qu’on pouvait décider d’avoir.

Et pourtant il faut en prendre le chemin et en prendre le chemin c’est quelque chose qui dépend des dispositifs, qui dépend des situations, qui dépend des propositions. Donc, c’est quelque chose dont on ne peut pas dire que cela vient naturellement ni non plus qu’on sait comment on fait. Personne ne peut dire à quelqu’un d’autre "voilà comment il faut faire pour avoir confiance en soi" par contre, on peut cultiver les dispositifs qui suscitent cette possibilité de faire confiance mais heureusement le premier d’entre eux semble avoir la force de s’imposer à nous sans qu’on ait à le cultiver… et heureusement sinon il n’y aurait pas d’humain.

La Question 78 m’intéresse aussi.

Donc "mettre le Tohu-bohu dans la lignée des interactions mère/enfant décrites par Stern",

oui.

Justement, on peut dire, je crois, que dans la vie d’un petit d’homme il y a ce moment où il passe de petit d’homme à petit homme ou petit humain plutôt, petite femme, petit humain en tout cas. Et dès ce moment-là aussi évidemment il devient accessible aux "Comment sais-tu que ?" "As-tu pensé que ?", à l’ensemble des demandes de compte, à évaluation objective "Est-on sûr qu’il sait assez bien ?"etc. qui se produisent progressivement.

Mais alors au moment où il rentre en classe, il a la dose quoi ! Rien de ce qu’il dit - si son prof est un peu chiant ou s’il est trop bon pédagogue - ne passera s’il ne peut pas en rendre compte.

Donc à ce moment-là, on peut dire qu’on le coupe délibérément de l’ensemble des ressources qui l’ont fait devenir et qu’il doit se méfier de lui-même parce que s’il ne sait pas pourquoi il sait son savoir n’a aucune valeur.

Alors qu’au contraire tant qu’il est dans ce devenir : savoir pourquoi on sait est un "en plus", est une nouvelle aventure et pas quelque chose qui juge le précédent. C’est éventuellement une nouvelle aventure qu’un adulte intelligent peut amener un enfant à poser de nouvelles questions et d’ailleurs, on voit que les enfants y prennent goût puisqu’ils commencent à faire des question où ils jouent sur la syntaxe : "Oui mais comment on sait que"… ils s’amusent comme des fous, ce sont des métaphysiciens etc.

Donc cela fait partie de leur aventure que d’aller aussi loin que possible dans les aventures de la syntaxe et des questions… sauf que justement cela ne les met pas en position d’être jugé quant à "est-ce qu’ils avaient le droit de dire quelque chose".

Et donc, pour moi, il y a une véritable lutte, cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas des endroits où il soit important de savoir pourquoi on sait mais c’est important dans des endroits où cela fait aventure comme en mathématique.

Là comme la démonstration est le principe de la rencontre avec l’objet et bien c’est cela qui fait aventure mais encore faut-il qu’on engage cette aventure comme telle et pas comme norme évidente.

Et donc il me semble que l’un des intérêts du dispositif c’est d’introduire à l’école quelque chose qui peut prolonger ces modes de devenir qui ont pour condition constitutive l’absence de l’instance d’évaluation et qui est ce qui prévaut entre la mère et l’enfant et qui est même la condition de possibilité.

Et donc, cela ne veut pas dire que tout, encore une fois, que tout doit être remplacé par cela mais cela veut dire qu’au moment où on introduit un type de savoir où l’auto-évaluation, l’évaluation objective, est partie constitutive - comme les maths, il faut savoir que c’est une aventure toute nouvelle et pas la norme qui s’installe enfin.

Donc cela avive les risques des aventures qui ont un principe d’évaluation constitutif, ce n’est pas qu’elles soient mauvaises, c’est que ce sont des aventures parmi d’autres et qu’elles impliquent un nouveau risque, et qu’elles ne doivent surtout pas être prises comme un modèle pour toutes les autres.