Méthode Thys

IS09

Question 49
Je sais ce qu’on peut appeler masse c’est justement des gens indépendamment de ce qu’un devenir singularisant les a rendus capables de faire.

Donc en ce qui concerne la musique, moi par exemple, j’appartiens à la culture de masse puisque je n’ai pas eu de devenir singularisant. Par contre, je ne lis pas Comte Sponville qui est un philosophe de masse parce que mon devenir fait que cela ne m’est pas très intéressant du tout, du tout, du tout.

Donc, moi, je n’ai rien contre la culture de masse parce que je ne crois pas qu’on puisse se singulariser dans toutes les dimensions accessibles et que cela ne veut pas dire qu’on n’ait pas des jouissances faciles dans la vie, on doit pas être tout le temps…, je regarde la T.V. etc. Mais la culture de masse, sa signification dépend absolument du fait que d’autres modes de culture soient là pour tout le monde qui elles ne sont pas de masse.

A ce moment-là, la culture de masse est l’ensemble des jouissances simples qui coexistent mais qui font que chacun sait que c’est de la culture de masse puisqu’il a accès à de la culture de pas masse sur telle ou telle ou telle direction déterminée. Donc elle change de sens, elle reste une proposition de fond par rapport à laquelle j’ai aucune impatience. C’est le fait que certains n’aient que la culture de masse qui pose problème c’est pas le fait qu’elle existe.

Mais ceux qui s’inquiètent de la culture de masse pensent souvent que la culture de masse redéfinit l’ensemble des autres cultures…. Il y a la version simple, un peu plate en terme de contenu qui est une sorte d’appauvrissement etc. Ce qui est effectivement menacé par la culture de masse c’est, éventuellement, la reproduction élitiste de la grande culture.

Cela probablement. Et bien, c’est bien possible que la culture de masse ait tué cette autre chose que nous avions inventé parce que la reproduction élitiste de la grande culture c’était aussi notre invention. On a joué Schubert à Auschwitz, les S.S. c’était des produits de la grande culture élitiste, c’est donc pas un succès en soi. Donc, pas de nostalgie pour celle-là.

Donc moi, encore une fois, la différence que je fais c’est les productions de devenir dans les termes qu’on appelle culture et la culture de masse qui est là et qui peut être intéressante d’ailleurs comme cela mais qui ne demande pas de devenir de la part de celui ou celle qui y participe. Donc, oui, la reproduction des grandes œuvres, le devenir capable de reproduire des grandes œuvres et bien de toute façon d’ailleurs cela continue à exister hein, il y a des musées, il y a toutes sortes de choses qui existent mais je ne crois pas que c’est cela qui compte, je ne crois pas que ce soit un paramètre important de notre avenir du tout, du tout, du tout.

Et donc tu ne vois pas de lien, je dis cela pour être plus clair, tu ne vois pas de lien entre le développement de la culture et la marchandisation de la culture ?

Oui, bien évidemment puisque c’est le lieu de la marchandisation par excellence.

Par contre je ne crois pas que c’est pour le coup que ce soit en défendant l’élite ou en disant "il est grave que chaque enfant n’ait pas lu Balzac, Dostoïevski, etc." qu’on va lutter contre la marchandisation. Parce que c’était aussi une marchandise, c’était simplement une marchandise qui caractérisait mieux l’élite par rapport au peuple.

Disons que ceux qui s’émeuvent de cela… cela me rappelle Deleuze qui disait le choc de ceux qui habitaient Deauville quand les vacances de masse ont envahi la plage de Deauville avec les congés payés et bien tant pis pour eux, ils bénéficiaient d’un certain type de marchandises mais qui leur avait été réservé et tout d’un coup la différence entre ce dont ils bénéficiaient et ce dont bénéficiaient les masses c’est à dire les guinguettes autour de Paris a été lissée. Bon et bien tant pis pour eux, cela, je ne peux pas dire que c’est quelque chose dont…

Je me méfie toujours de dire que les destructions par le capitalisme sont bonnes mais cela je crois que de toute façon la culture d’élite était aussi une création de marchandisation mais de marchandisation porteur de sa spécificité. Comme on dit que les marchands de parfumerie disent qu’ils peuvent et même cela peut se savoir qu’ils mettent exactement le même liquide mais qu’on peut faire varier le prix de vente selon le contenant. C’est l’élasticité de la consommation marchande.

Et je ne suis pas sûre que la consommation élitiste, si elle n’était pas prise dans des devenirs, était d’une nature foncièrement différente de la consommation de masse, aucun moyen d’y avoir accès et aucun intérêt puisque dans la mesure où le devenir ne se produisait pas.

Donc c’est plutôt la dimension devenir singularisant, collectif ou singulier ou individuel, qui m’intéresse dans la culture que l’opposition belle culture/culture de masse.

Je vais un peu prendre sur les questions qui traitent de sciences, puisqu’il y a la Question 63 mais aussi les Question 66

Question 67 . C’est ces trois questions-là.

Il y a beaucoup de discours de sciences, il y a beaucoup de gens d’ailleurs qui utilisent des informations scientifiques pour dire ce dont ils ont envie de témoigner ou de parler ou leurs espoirs etc. et cela fait partie… quand Hubert Reeves clame que l’humain en tant que poussière d’étoiles c’est un nouvel humain parce qu’il se sait descendant du cosmos ou quand Albert Jacquard tire des raisons d’espérer dans la diversité humaine telle qu’en témoigne la diversité génétique c’est leur droit mais ce n’est pas cela le quotidien des sciences humaines.

Et le quotidien des sciences humaines là c’est un problème pour moi parce que ce dont ils nous parlent tout le temps c’est de l’humain en tant que jouet de choses qui le manipulent à son insu et qui ne permettent pas d’ouvrir un avenir tout à fait intéressant.

L’un des cas typiques c’est Bourdieu parce qu’il est en plein dedans enfin, en plein dans le grand écart puisque toute sa science en tant que sociologue c’est celle qui détermine les humains à leur insu (habitus, différenciation, tout le bazar) c’est cela la sociologie qu’il déploie et, sur un mode ou sur un autre, il semble espérer que de le savoir libérerait ceux qui en sont les victimes ; les ouvriers, la classe ouvrière et que donc, sa sociologie peut être mise au service des ouvriers. Mais rien dans la construction de ce qu’est un humain telle qu’il la produit ne permet de comprendre comment le fait de le savoir peut libérer ceux qui en sont les sujets.

"Changer les mots, changer les choses"

Cela c’est possible, faudrait que je le lise, "changer les mots, changer les choses",

Non, je veux dire comme formule qui lui utilise…

Mais oui, justement changer les mots, changer les choses c’est tout à coup un très, très grand optimisme parce qu’il n’y a rien de plus facile que de changer les mots et puis de voir que le nouveau mot qu’on croyait merveilleux a été repris dans des dynamiques de domination et… etc.

Donc, c’est se donner un peu trop de facilité en tant que scientifique que de croire que le fait qu’on va bien nommer va changer les choses. Moi, je suis plus marxiste enfin, je crois que le problème vient d’abord et que de ce point de vue-là le fait qu’on a mis des nouveaux mots ne sert que si on a aussi produit des savoirs qui permettent de s’adresser autrement aux intéressés et que donc, le savoir en science humaine c’est aussi un engagement où le problème du savoir c’est pas avant tout "qui est l’humain ?" ou "qu’est-ce que c’est une situation sociale ?" mais "comment peut-elle changer ?". Donc le grand écart…

C’est un peu vite dit que de dire que tout à coup, il suffit de changer les mots pour changer les choses parce qu’après quand on est déçu par la manière dont les choses ne changent pas, on tombe dans ce qui est le pire c’est à dire les théories de la servitude volontaire. "Changer les mots, changer les choses" c’est de nouveau le vieux mythe de la caverne, il y a celui qui est sorti de la caverne et qui a vu les choses sous le bel aplomb du soleil qui fait rimer le bon, le bien et le beau et qui donc a les beaux mots et les bons mots et les vrais mots pour dire les choses et puis, il revient à la caverne pour amener les autres à sortir, à changer aussi, à quitter les illusions etc. Et il est toujours très déçu de ce que les autres ne le suivent pas et de ce que l’homme nouveau qui a les bons mots et qui donc est devenu bon, beau et bien n’apparaisse pas et il en conclut que l’espèce humaine est condamnée par quelque chose qui est de l’ordre de la servitude volontaire, du fait de s’accrocher à ces vieilles illusions et de refuser les bons mots qu’on vous a apportés.

Donc, à mon avis, un savoir en ce qui concerne les humains qui n’est pas aussi un savoir centré sur de quoi peuvent devenir capables les humains et bien, c’est un savoir manipulatoire au sens où les mots qu’on donne au nom du savoir viennent redoubler ce qui a permis de décrire.

Et donc c’est pour moi très intéressant que le dispositif Thys produise de l’indescriptible et produise même des défenses, des interdits, des impossibilités plutôt, sauf à le détruire, d’obtenir la réponse à certaines questions. Cela crée aussi une éthique de la question.

Il y a des choses qui si vous désirez les savoir vous mettent en position indigne, c’est à dire ce désir de savoir ou de vérifier ou de prouver va, en tant que tel, faire obstacle à ce que vous envisagez d’autre part de produire.

C’est la même manière en pédagogie, dès que la pédagogie est centrée par "oui mais il faut tout de même évaluer objectivement les enfants" cela a beau être "oui mais tout de même" secondaire, houp, cela devient central parce qu’il faut créer l’accès à cette évaluation et cela change tout.

Donc, je crois qu’effectivement le fait que le dispositif nous permette d’apprendre et notamment d’apprendre à faire confiance, d’apprendre à expérimenter, d’apprendre à faire varier, d’apprendre à comprendre ce qui marche, ce que cela peut produire, quels autres types de choses cela peut produire sans jamais prouver est un de ses grands avantages même si cela compte pour une faiblesse par rapport à ceux qui diraient "oui mais il faut prouver". Je crois que l’idée ou la nécessité de prouver en sciences humaines est un des poisons qui vient du désir de ressembler aux sciences de laboratoire qui, elles, prouvent. Le laboratoire est le théâtre de la preuve.

Donc et même en ce qui concerne ce que fait Stern, bien évidemment il a mis au point des dispositifs qui rendent visibles, ce ne sont pas des vraies preuves au sens expérimental. Pour prouver au sens expérimental, il faudrait torturer les nourrissons pour voir si autrement ils ne feraient pas autre chose. Donc l’éthique de "ne pas perturber la vie du nourrisson" empêche la véritable preuve mais ce qui passe et ce qui compte c’est l’épreuve…

C’est ce qu’on éprouve en le lisant, c’est le fait que les nourrissons deviennent plus intéressants, c’est le fait que les parents deviennent plus libres et plus confiants dans ce que peut le nourrisson, c’est le devenir qui fait preuve, c’est l’ouverture des devenirs qui fait preuve, la manière dont les savoirs ouvrent ou bien stabilisent ou bien rendent plus importants certains types de devenirs ou bien créent des garde-fous par rapport à des tentations qu’on aurait de faire mieux ou de faire autrement stupidement, par arrogance, c’est cela pour moi la fécondité propre des sciences humaines.

Et donc dire que ce dispositif alors qu’il rend des tas de choses délibérément opaques - pas délibérément par volonté mais par constitution - rend des choses opaques fait aussi partie de quelque chose qui a à voir avec les sciences humaines, qui n’est pas fait pour faire des sciences humaines mais qui a à voir avec les sciences humaines. C’est important parce que cela propose aux sciences humaines d’autres types de manières de faire que celles qui sont inspirées par les sciences expérimentales et tant qu’elles sont inspirées par les sciences expérimentales elles font du mauvais travail ou bien elles essaient de prouver et à ce moment-là, elles doivent s’adresser sur un mode assez indigne aux individus, par exemple en les faisant participer à des véritables comédies où ils peuvent être jugés parce que ce qui compte se passe à leur insu ou bien ils font comme Bourdieu qui n’intervient pas enfin le Bourdieu classique de la sociologie, de l’opinion à coup d’interrogatoire et de statistiques mais ce dispositif ne marche que s’il s’adresse à des gens qui sont définis comme plus faibles que celui qui a constitué l’interrogatoire.

Moi j’ai déjà répondu à un interrogatoire de ce genre, au bout de cinq minutes, la gentille fille qui m’interrogeait m’a dit "on arrête, vous êtes sortie du cadre". Pourquoi ? Parce que je pensais…

Et donc cela implique pouvoir faire de la science à partir d’interrogatoires qui prouvent, au sens statistique du terme, cela implique que ceux à qui on s’adresse sont des échantillons qui vont être situés dans un cadre prédisposé, rendus comparables, rendus homogènes sauf…et donc diversifiables selon les axes des variables qu’on trouve. Homogène cela veut donc dire qui ne pense pas, cela veut dire qu’on identifie les coordonnées qui permettent de les définir.

Et donc la possibilité de cette science c’est la différence entre ceux qui réagissent, qui témoignent de ce qui les déterminent par rapport à celui qui pense qui se trouve être le scientifique qui a construit l’interrogation. Donc ce type de science pour prouver doit éviter les situations où il pourrait apprendre puisque apprendre c’est penser avec, c’est être obligé à penser par.

Jamais un dispositif de science sociale s’adressant à des gens faibles ne contraint le scientifique à penser. Il le contraint à faire des bons échantillons.

Il y a la Question 70 qui…correspond aussi à une question par rapport à laquelle je suis spéculative et pas affirmative "qu’est-ce que nous pouvons transmettre aujourd’hui ?" et qui est aussi la question du passé qui est passé irréversiblement etc.

Il y a tout de même un enjeu là-dedans puisque effectivement dans la mesure où nous avons mis l’ensemble des normes, des différenciations, des valeurs "cela c’est de la musique, cela c’est pas de la musique" etc. en risque et qu’il faut être cohérent avec cette mise en risque et pas essayer de retrouver les bonnes valeurs, les bonnes différences, celles qui devraient être transmises, la question "qu’est-ce qu’on transmet ?" tout de même se pose.

Or je crois qu’il y a à transmettre.

Ce qui serait fou et abject parce que les victimes ce ne seraient pas ceux qui prennent la décision c’est ceux que la décision concerne, les enfants, ce serait de dire "on n’a pas besoin de transmettre" c’est les robinsonades comme quoi le petit d’humain peut se faire tout seul ou dans la plus grande spontanéité.

Non, la relation entre forcer et improviser dit bien que ce n’est pas une question de s’exprimer soi-même, de spontanéité mais de proposition au sens à la fois matériel, de mots, de situation qui vous rendent capable de devenir quelque chose qu’on n’était pas spontanément. Et donc le rapport au passé est un rapport qui je crois est là aussi pas très cultivé, qu’on cultive évidemment moins bien que les traditions orales qui racontent.

Et j’ai souvent l’impression qu’on ne cultive plus assez le "raconter", que c’est à partir de la manière dont on raconte quelque chose que peut s’engager une discussion qui n’est plus une expression mais des mises en variation, des manières de raconter ce passé au sens où il nous produit mais où mettre en récit ce qui nous a produit ce n’est pas être dans la nostalgie ou dans la culpabilité c’est situer le présent au sens où il hérite.

Mettre en récit le passé c’est se situer comme héritier non pas du passé au sens objectif mais du passé au sens où on est capable de le raconter, de le présenter, de le rendre présent dans le type de faire attention qu’on produit au présent.