Méthode Thys

IS08

Mais il y a aussi l’aspect de la transe et de la vision où il y a deux choses : il y a le fait que beaucoup de…, chez les chamans il semble qu’il y ait un lien entre la transe et puis l’acte de vision, la vision, la délocalisation du corps et il y a aussi un autre côté qui est que le rythme qui habite les possédés semble leur conférer une nature visuelle c’est à dire on voit, la personne qui est prise de transe etc. on la voit habitée je veux dire il y a une manifestation visuelle qui déborde les gestes et il y a une image qui vient se greffer au corps.

Oui, oui, je crois qu’on ne sait pas ce que peut le corps et que l’appareil visuel est aussi disponible pour des aventures qui sont autre chose qu’un sujet regardant un monde, un rapport sujet monde.

J’ai l’impression que le véhicule sonore est plus disponible mais c’est juste une question de degré et de toute façon quand on voit c’est vrai qu’on ne sait pas si c’est purement voir. On peut accompagner les gestes, je veux dire la musculation peut être communiquée avec la vision.

Whitehead parle de con-voyance entre les sens et donc l’appareil visuel peut se mettre à convoyer autre chose que la possibilité de toucher qui est dominant, d’aller voir mais en créant toujours une distinction entre la main qui touche et l’objet touché. On peut convoyer la vision avec des sensations musculaires qui sont alors des sensations de participation. De toute façon, je crois que quand on parle de transe c’est justement la mise en indétermination de l’identité de celui qui perçoit et d’un monde en tant que perçu donc du rapport sujet objet, de la distribution des choses. Et une mise en indétermination active au sens où cela ne veut pas dire un grand flou, cela veut dire d’autres possibilités que la mobilisation par rapport à un monde escamote.

Mais par exemple, par rapport au fait que quand on assiste pour ne pas dire voir, quand on assiste lors d’un Tohu-bohu, lors d’un solo quand on parlait de présence tout à l’heure au début, est-ce qu’on pourrait certainement se dire que ce qui singularise ou ce qui signe un événement de l’ordre d’une présence qui se manifeste et qui est reconnue et qui est décodée et célébrée par la joie ou le bonheur de ceux qui y assistent serait quelque chose ou une sorte d’expérience trans-modale pour reprendre les mots qu’utilise Hervé mais qui ressemblent assez fort à ceux de Whitehead où justement plutôt qu’une hiérarchisation si tu veux entre le sonore puis le visuel etc. il y aurait comme une interpénétration tout à fait un renforcement mutuel

Je crois que c’est même quand on vit que c’est cela qui est en train de leur arriver puisque l’adulte le vit aussi dans son corps même si le corps est immobile, il accompagne…il ne faut pas croire qu’un corps immobile est immobile, il y a des tas de motricités musculaires quasi imperceptibles.

Donc, je crois que l’un des signes du succès qu’on reçoit et qu’on ressent c’est effectivement quand gestes, visions, auditions, productions de sons etc. sont en état de corrélation multiple et donc probablement, comme dirait Whitehead, de con-voyance multiple c’est à dire qu’entre un geste et un son il n’y a plus de rapport de compartimentage mais d’entre appel.

L’un appelle l’autre, l’un suscite la sensation de l’autre, à un son produit par quelqu’un je peux répondre par un coup d’œil ou par un… mais ce coup d’œil ce n’est pas un coup d’œil entre un sujet et un objet ou par un geste, c’est égal et tout fonctionne et c’est une des raisons pour lesquelles on peut dire que c’est indescriptible puisque la description c’est toujours la possibilité de repérer à partir de coordonnées plus générales que ce qui est décrit, hein.

Oui mais par rapport à cette notion d’indescriptible, quand on lit le petit livre de Stern dans le journal de l’enfant qui est le livre grand public, quand il essaie de décrire la situation de l’enfant, comment l’enfant lui-même vit le truc, il y arrive. Je veux dire c’est effectivement une description qui est la sienne, il n’y a pas besoin de l’attribuer à l’enfant, il n’y a pas besoin de dire "oui, c’est en vérité ce que l’enfant ressent etc. " mais en tous les celas, nous qui le lisons, on a l’impression de pouvoir…, on a l’impression effectivement d’assister à la…, que la description est une description qui correspond en tous les celas à quelque chose de…

Elle nous dit quelque chose et elle nous dit quelque chose pour quoi ? et bien c’est parce qu’on a cultivé des choses qu’on appelle poésie ou qu’on appelle art, cinéma ou n’importe quoi. Donc elle nous dit quelque chose au sens où elle nous renvoie à quelque chose que nous vivons et que, sur un tout autre mode, un tout autre registre, les artistes ont réussi à capturer et à reproduire.

Cela ne veut pas dire qu’on a les mots pour l’expliquer ou pour le décrire. Cela veut dire qu’on a les mots et l’expérience de comment le répéter et comment le partager dans un mode de répétition même juste commencée, qu’on a tous comme on dit un "petit mouvement" et ce petit mouvement suffit à "oui, cela je comprends ce que cela veut dire "même si on ne peut pas le vivre pleinement déployé".

Cela c’est la force de la description de Stern, c’est que ce n’est pas une description par couches où les autres deviendraient inaccessibles. Non, au contraire cela permet de mieux comprendre des expériences qui sont dans la culture humaine en tant que hantées par, tentant de répéter, tentant de cultiver, tentant d’exacerber cette dimension et l’expérience qui est occultée par les modes de description qui sont venues après. Et donc de les faire vivre avec et pas contre mais avec en plus.

Est-ce que tu ne crois pas que ce serait un bon exercice pour ce qu’on est en train de faire de proposer pour la prochaine fois à chacun de décrire le même petit moment de vidéo ?

On pourrait, on pourrait. Mais je me souviens que…c’est intéressant la poétique parce qu’hier j’ai discuté avec un chercheur (Pascal Chabot) qui a des problèmes entre philosophie et poétique et cette fois-ci, il semblait pour le moment tiré d’affaire parce qu’il avait découvert que quand un mot - qui est en train de devenir du coup un concept, en philosophie - est en train de vous forcer à penser, que le mot a cessé alors d’être un instrument pour communiquer ou mettre sur écrit quelque chose qu’on pensait déjà mais que le mot est en train de vous entraîner là où on ne savait pas devoir aller ou pouvoir aller… Et bien, l’expérience est de type poétique mais c’est pas de la "poésie poésie" mais c’est ce que la philosophie fait avec le même type d’expérience et on retrouve le même type d’indétermination.

C’est à dire usuellement on a l’impression que les mots sont là pour qu’on s’en serve et tout à coup c’est le mot qui s’empare de votre pensée et qui la force à produire quelque chose dont on ne savait pas qu’elle était capable. Donc chaque fois qu’il y a indétermination et donc cela peut se faire avec des mots et dans une tradition aussi cultivée et artificielle que la philosophie et ses concepts mais chaque fois qu’on retombe sur cette expérience d’indétermination, on en comprend quelque chose d’autres types d’expériences, c’est par là que les expériences communiquent, c’est par le savoir que l’indétermination peut se produire.

Elle peut se produire avec des mots mais aussi bien des image…s

Avec des images, avec des sons mais on dirait que le son est la manière la plus disponible, la plus directement "corporisée", les autres il faut y accéder, il y des gens qui loupent, il y a des gens qui disent "moi, c’est l’image, moi c’est les mots moi c’est ceci etc." qui trouvent le chemin qui est plutôt le leur, le son a l’air d’être une proposition plus largement offerte que d’autres véhicules.

Alors il y avait une qui m’intéressait qui était la Question 38 la relation entre forcer et improviser.

Pour moi, elle est décisive cette relation au sens positif du terme. Mais c’est justement en retravaillant à partir de "qu’est-ce qu’un événement ?" et de, par exemple, cette situation proto-typique du terrain, des piquets et de la balle et des joueurs.

Et bien, on peut dire que d’une manière ou d’une autre ,là, il y a quelque chose qui force mais pas au sens de donner des ordres, pas au sens d’impératif mais qui vous met, qui vous propose de vous mettre un peu en dehors de vous-même, qui vous force à sortir de ce qu’on fait routinièrement, de ce qui est acquis et sans surprise.

Et je crois que la notion d’improvisation est liée à… les joueurs ne cessent d’improviser sur le terrain, contrairement à moi, un bon joueur d’échecs ne cesse d’improviser sauf dans les premiers coups où il fait telle ouverture etc. Mais au moment où la partie est vraiment engagée c’est à dire où l’expérience du joueur d’échecs doit laisser place à ce jeu et pas à un autre et bien, c’est le jeu, les règles il ne leur obéit pas, les règles le forcent à improviser.

Et je crois que c’est ce que loupent les classes, enfin les trucs pédagogiques où on dit aux enfants "exprimes-toi" "exprimez-vous" comme si c’était une fin en soi alors que rien dans le dispositif proposé ne dit, ne propose à ceux à qui on dit de s’exprimer, ne propose une modalité où ils sont forcés d’aller au delà de "prendre de la place, faire du bruit et dire ce qu’ils avaient sur le cœur".

Il n’y a rien qui fait faire. Parce qu’on pourrait parler de, je veux dire ce qu’il y a au football aussi c’est que les joueurs répètent des figures, ils répètent des phases de jeux, je veux dire ils ont des combinaisons..

Et bien oui, comme les joueurs d’échecs mais ils les répètent pour devenir de bons joueurs et pour être plus disponibles par rapport à l’inattendu, par rapport à l’improvisation. Ils répètent pour que justement le moment où il faut inventer, le moment où il faut répondre au quart de seconde, au millième de seconde et exactement dans la bonne direction à ce ballon qui arrive, et que normalement on n’aurait pas vu parce que sa direction était totalement imprévue, pour pouvoir engager immédiatement la réponse, cela c’est de l’improvisation.

Bon, de l’improvisation dont l’enjeu là est la précision et la rapidité, il y a des improvisations dont l’enjeu n’est pas le même mais néanmoins c’est de l’improvisation parce que toutes les répétitions les ont rendu capables de l’imprévu et de la réaction la plus intéressante à ce qui arrive sur le mode le plus imprévu. Donc, d’une manière ou d’une autre, improviser c’est sortir de soi-même, sortir de la routine. Et c’est donc pour moi anti éthique le "exprimez-vous".

Dans le "faites ce que vous voulez" de Thys c’est heureusement "faites ce que vous voulez mais regardez : c’est bizarre ici, et on est là" et pas "exprimez-vous" qui met les gens dans une position… à mon avis c’est un peu comme le "je vous fais confiance", dans une position par rapport à laquelle "qu’est-ce qu’une réussite ?" encore une fois n’a strictement aucun repérage.

Et quand je discute avec les étudiants, cela m’arrive de temps en temps, et là je dois drôlement improviser et je sens que tout ce que j’ai appris m’est nécessaire comme ressource pour improviser quand tout à coup je tombe avec des étudiants de 2ième licence sciences, avec la proclamation tranquille d’un relativisme le plus plat au sens "on trouve que les nazis avaient tort parce que c’est nous qui avons gagné" qui a des tas de raisons de se dire parce que les alliés ils ont bombardé Dresde, ils ont fait des tas de choses qui sont pas reluisantes mais il faut tout de même aussi réussir à les renvoyer, et sans morale, à la résistance au nazisme, à tous ceux qui ont choisi de résister au nazisme et leur faire comprendre que c’était un choix sur "qu’est-ce que c’est un humain ?" qui se jouait là et que donc, l’idée "les choses se valent"…

Il faut réussir à improviser de quoi parer au risque de cette plaine triste et saumâtre où tout se vaut et où il n’y a que des gagnants et des vaincus et un arbitraire absolu. Et bien, là c’est une situation où à la fois je dois littéralement sortir de moi-même pour créer quelque chose qui soit à la hauteur du problème qu’ils nous posent et pas du tout créer de la morale.

Et bien, ce type d’improvisation là, on voit que c’est une culture c’est à dire que tout ce que j’ai lu, tout ce que j’ai pensé, tout ce que j’ai vécu est présent dans la réponse que j’essaie de donner. Et je considère que des étudiants qui me disent cela eux sont le pur produit d’une école secondaire où on leur a dit "exprimez-vous" et où chaque fois que les choses qui étaient exprimées devenaient saumâtres, le prof a dit "oui cela c’est votre opinion mais il y en a d’autres qui pensent autrement" et que c’est la seule réponse qui, chaque fois qu’un risque a été pris, leur a été donnée, c’est "on arrête la discussion parce que justement ce n’est qu’une discussion et finalement chacun a le droit de penser comme il veut" et quand l’"exprimez-vous" tombe sur ce résultat-là, là où cela se tend, là où cela se risque on arrive à "chacun a le droit de penser comme il veut" c’est une catastrophe, c’est une catastrophe, cela empoisonne les gens.

Donc, on ne peut pas dire à quelqu’un "improvisez", il faut créer le site où cela devienne possible et cela, cela se travaille et cela s’expérimente, c’est une expérimentation anthropologique.

Les situations où le terme improvisation prend un sens important et pas chiqué, simulé. Et une culture collective de l’improvisation et bien ce serait une culture, un mode d’être ensemble où on sache que la découverte/production de ce type de site est un des événements les plus importants qui peut arriver et que donc, ce qui est arrivé, ce que certains groupes ont réussi, deviennent ce à partir de quoi d’autres pensent pour voir si cela leur convient ou quels types de modalité différente peuvent être produits mais que finalement cette aventure qui est la nôtre ce soit cette aventure-là : de quelles sont les relations qu’on peut produire entre collectif et individu qui rendent l’individu capable de contribuer au collectif par l’improvisation et pas par son issue ou Dieu sait quoi ? Et que, j’ai l’impression que c’est en honorant la difficulté de cette entreprise, ses contraintes internes,

qu’on arriverait éventuellement à mieux comprendre ce qu’ont réussi les autres.

C’est à dire c’est en essayant de participer à ce genre de choses que j’ai bien compris la réussite que constituait la forme palabre et le caractère absolument non exotique du type de mise en scène que constitue la palabre, c’est en expérimentant que là il y avait une réussite rare et que c’est le fait de participer à cette réussite qui fait qu’on comprend les mots qui la nomment et qui créent le site et que ces mots ne peuvent pas être jugés comme des superstitions indépendamment de ce dont ils sont ingrédients et de ce qu’ils rendent possible.