Donc, il y avait une autre question "Est-ce que n’ayez pas peur signifie ne soyez pas effrayés ?"
Oui, on peut ne pas avoir peur mais être effrayé pas au sens qu’on est paralysé par la frayeur mais effrayé par la proximité que nous raconte le passé entre les bonnes intentions et les catastrophes et donc, faire attention, vivre le présent sur le mode du "faire attention" et pas sur le mode de "on s’était trompé jusqu’ici mais maintenant on est sûr qu’enfin on a la bonne manière de".
Or ce "maintenant on est sûr qu’on a la bonne manière de " c’est ce qui nous encombre complètement.
On parlait de traditions pédagogiques, la seule chose qu’on peut dire de toutes les propositions pédagogiques qui nous viennent à chaque fois c’est jusqu’ici tout le monde se trompait, maintenant on a la bonne manière d’apprendre à lire, d’apprendre des maths, d’apprendre à évoluer etc. Quelle est la bonne manière ?
Ce qu’on peut dire c’est que les pédagogues continuent à fond de train cette recherche de l’homme nouveau, de l’enseignant nouveau, de l’école nouvelle qui ferait que le passé serait simplement une erreur parce qu’on n’avait pas bien compris le problème maintenant on sait que les élèves doivent pouvoir s’exprimer librement, que ceci, que cela et c’est justement cette absence de "faire attention", le fait que c’est pas que le passé ne pèse pas, ne soit pas irréversiblement passé, c’est le fait qu’on peut s’en débarrasser pour un présent tout nouveau, tout neuf qui va pas.
C’est à dire que là l’avenir n’est pas indéterminé, l’avenir est reconquis à nouveau par le présent, le présent a de nouveau la possibilité de garantir un avenir qui chante du moment qu’on ne fait pas comme avant mais comme on a bien compris ce qu’il fallait faire maintenant. Donc c’est par rapport à cette articulation-là, le maintenant triomphaliste qui nous épargne cette pensée qui est aussi son intérêt et sa passion, qui est "nous sommes dans une aventure sans précédent, une aventure risquée, une aventure dont on n’est pas sûr qu’elle puisse réussir mais c’est de maintenant que cela dépend, c’est de la manière dont on la vit que cela dépend, en tout celas si on la vit comme on l’a vécue jusqu’ici, que ce soit un échec cela c’est la certitude, donc c’est cette manière-là de vivre le présent qui me semble décisive."
Le côté plus politique des choses ?
"Est-ce qu’il y a des réponses autres que politiques aux idées de Le Pen ?"
Cela dépend ce qu’on entend par politique. Si c’est politique au sens de propositions politiques telles que cela se définit aujourd’hui, j’espère bien qu’il y a des réponses autres que politiques aux idées de Le Pen parce que la réponse politique actuellement fait plutôt fleurir les idées de Le Pen.
Donc, par contre on peut se dire "qu’est-ce que c’est le politique ?" et élargir le champs de la notion de politique.
Et le politique on peut le définir comme quelque chose que nous avons inventé et qui nous invente. Puisque justement les groupes qui travaillent avec des ancêtres, des traditions ou des dieux, on peut dire qu’ils font de la politique sans le savoir mais on ne fait jamais rien sans le savoir quand c’est collectivement.
Un collectif se présente à lui-même et aux autres par ce qu’il a explicité. Et c’est cela qui nous est arrivé en tout celas à ceux que nous reconnaissons comme ceux à partir duquel nous pensons la cité, le mot cité, citoyens, cité, tout cela, polis, politique, les Grecs. C’est les Grecs qui ont inventé la cité comme le lieu du politique et qui ont explicité le problème du politique c’est à dire le problème de comment vivre ensemble justement sans que les dieux, les traditions ou les ancêtres soient ingrédients de ce "vivre ensemble", comment vivre ensemble sans tout cela ?
On peut dire que notre problème c’est exactement "comment vivre sans tout cela ?". Alors le fait qu’on se retrouve enfants de l’espèce humaine, ce n’est pas une grande découverte, c’était un peu téléphoné dans la question de départ. C’est notre question et, donc, quelles que soient les réponses qu’on donne ce ne seront pas des réponses avant tout politiques au sens usuel (élections, nomination d’un gouvernement etc., règles d’ordre public) mais ce seront des événements, ce seront des inventions à dimension politique au sens où elles tournent toutes autour de "comment on fait ensemble" au sens où c’est mis sous le signe de l’exploration et de l’innovation et non pas du statisme.
Je ne crois pas que les traditions à dieux ou à traditions soient statiques - mais en tout celas où la valeur, l’accent, l’explicitation du risque est mis sur le nouveau et pas sur la répétition au sens où une répétition, la possibilité de répéter est aussi une invention. Donc nous nous vivons comme aventure, c’est notre singularité, c’est notre risque, c’est la source de beaucoup de nos conneries et de nos crimes propres. Donc, ce que nous pouvons inventer, et notamment comme réponse à Le Pen aura toujours un ingrédient politique au sens "inventer comment vivre ensemble" qui est la question du politique.
Mais ceci dit, je crois qu’à aucun des sens du mot politique on ne peut faire l’économie de comment des groupes réussissent à s’articuler, à s’agencer entre eux autour de ce qui les concerne, à se sentir la capacité de prendre en main, de dire nous là où quelque chose leur importe.
Mon idée personnelle sur Le Pen c’est que ce qui nourrit Le Pen, à part les psychopathes ou autre minorité active mais qui serait très limité s’il n’y avait pas l’autre problème, donc le problème qui nourrit Le Pen et qui fait que des gens qui auraient pu être des gens biens dans d’autres circonstances se retrouvent Lepenistes, c’est cela le problème. C’est pas qu’il y ait des psychopathes c’est que des gens biens se trouvent à faire des choses pas bien du tout et à cesser d’être des gens biens, sont empoisonnés.
Ce qui les empoisonne, ce qui les affaiblit, c’est le sentiment d’impuissance, c’est le sentiment qu’on ne prend pas en compte leur vrai problème et c’est ce sentiment de vengeance ou de ressentiment. Voter Le Pen c’est au moins savoir qu’on va embêter d’une manière ou d’une autre ceux à qui on reproche cela. Et donc c’est ce sentiment d’impuissance qui est le problème.
Or ce sentiment d’impuissance ce n’est pas en disant "on va faire des meilleurs politiques qui vont tout prendre en compte" qu’on peut le résoudre, c’est pas comme cela que cela peut se passer. La politique telle qu’elle est définie a atteint ses limites.
C’est en se disant on ne prend pas en compte des problèmes sans qu’avant tout les moyens et la possibilité concrète soit donnée, l’offre soit donnée, que la meilleure des choses qui peut arriver c’est que ceux qui sont concernés prennent en main les problèmes qui les intéressent.
Et que c’est là que se juge la réussite du politique, c’est dans la multiplication de groupes capables non plus de se plaindre, de grogner, d’être victime quitte à devenir des victimes haineuses mais des gens capables d’articuler une position telle qu’elle doive être prise en compte sur un mode ou sur un autre. Et à ce moment-là effectivement le "n’ayez pas peur", le "faire confiance" qui sont à l’œuvre dans le message du dispositif Thys deviennent aussi politiques.
De la même manière que l’école mutuelle était aussi politique dans la capacité et la confiance qu’elle donnait aux individus de savoir qu’ils devenaient plus forts, qu’ils devenaient plus inventifs à travailler ensemble. C’est dans la mesure où ces dispositifs créent du collectif qui donne à ceux qui y participent du plaisir et du sentiment de devenir plus intelligent d’être plusieurs qu’ils ne sont seuls que justement ils ont l’appétit coupé par rapport à la plainte ou alors ce n’est pas la pente évidente de se plaindre que "on ne les prend pas en compte" qui leur est offerte.
Et donc ce n’est pas la panacée, je dirais, mais c’est la seule réponse à la hauteur du problème que pose l’extrême droite désormais et de ce que traduit ce problème c’est à dire pas que les gens sont mauvais mais que le sentiment d’impuissance est quelque chose qui empoisonne littéralement l’humain, qu’un humain qui se sent privé de sa capacité de penser et que sa pensée ait des conséquences devient effectivement pire qu’une bête, enfin, devient un humain raté ce qui est quelque chose de très, très, de très, très pas beau à voir…
Et donc, comment inventer la possibilité que là où il y a de l’intérêt il y ait des possibilités de faire qui fassent non pas la différence, la solution mais une différence et une différence qui compte dans la vie et bien cela c’est l’événement politique.
Mais c’est un événement qui n’est pas uniquement défini par des coordonnées politiques c’est aussi défini par les coordonnées justement de devenir capable de… de jouissance ensemble, de tout ce qui donne un des sens de la vie, un des sens de la vie ensemble. Il y a d’autres sens plus privés etc. mais c’est quelque chose dont pour moi on voit l’intérêt rien qu’à la manière dont sur n’importe quoi, sur tout ce qu’on leur laisse, nos humains d’aujourd’hui réussissent à faire du "ensemble".
Le football, le football et bien, à propos du football ils ont des informations qui leur permettent de penser apparemment ; la composition d’une équipe, la manière dont les footballeurs ont géré dans tel match, ont été bons ou mauvais, le gardien de but, l’arbitrage, tout le bazar, cela parle et cela parle avec passion.
Moi, j’ai l’impression que si les journalistes politiques s’inspiraient un peu plus des journalistes sportifs c’est à dire posaient des questions qui permettent de comprendre de manière concrète ce que vivent ceux qui ont le problème, ceux qui sont sur le terrain, ceux qui ont la raquette etc. et bien, il est possible que les lieux d’intérêt changent mais beaucoup de choses devraient changer évidemment en même temps, ce n’est pas simplement que les journalistes sportifs se lancent sur les hommes politiques ou les scientifiques ou les techniciens ou les économistes, ce serait très rigolo, on pourrait écrire un roman là-dessus mais cela ouvre aussi des idées.
J’ai l’impression qu’il y a un véritable besoin, une véritable soif de faire partie de lieux où ce à quoi on pense compte et que donc le dispositif de ce point de vue là est une piste.
Tu parlais tout à l’heure des Question 34 et
Question 35 c’est cela ?
Bon là moi je suis complètement spéculative, spéculative quant au son, ce n’est pas du tout un des trucs où je peux dire là "j’ai lu, j’ai réfléchi, je sais ce qui ce dit et je parle à partir d’un terrain concret de pensée".
Néanmoins le fait qu’il y ait de la production sonore partout et que dans tous les peuples sur terre, la catégorie "différence entre bruit et son", cela compte, c’est important" soit différencié me semble importante.
De la même manière que le fait qu’un peu partout il semble que la catégorie dite "musique" c’est important qu’on puisse la traduire c’est à dire c’est important ce que nous dit un ethnomusicologue comme Shima Arom et que quand il vient dans une population exotique et qu’il se présente comme intéressé à la musique on sait comment le recevoir.
Donc intéressé et musique se traduisent bien, ont des traductions alors qu’il y a des tas de termes que nous employons usuellement dont on n’est pas sûr si on les traduit qu’on les traduit bien.
Donc, la possibilité de parler musique entre groupes humains est quelque chose qui est digne d’être pensé et d’être pensé sur deux points c’est à dire que c’est certain que notre histoire de ce que nous appelons "musique" nous a, encore une fois aventure, nous a créé comme aventure mais au fond qu’en est-il de la différence entre bruit, son, musique ? C’est notre aventure, cela ne doit pas nous rendre fiers par rapport à ceux qui font une différence bien nette, ce sont nos risques.
Reste à voir si ces risques vont nous rendre plus intelligents ou pas, c’est une des choses qui se joue maintenant apparemment, cela ne nous a pas, globalement cela a rendu des gens rares, extraordinairement intéressants et intelligents mais comment on continue cette histoire dans la mesure où c’est un problème, c’est pas sûr que notre aventure soit un triomphe.
Le fait est, empirique, que désormais pour nous c’est un dossier ouvert que la différence entre bruit, son et musique. Nous sommes dans un rapport empirique de constatation sur "à quoi nous a mené notre aventure ?" point c’est tout. Il faut maintenant savoir qu’est-ce qu’on fait avec ? C’est pas un acquis, c’est un point. C’est un point où on est. On peut faire le point mais pas camper sur ses acquis.
Et une des autres choses que nous apprennent les autres groupes qui ont eu d’autres aventures même s’ils ne les présentent pas comme des aventures, c’est justement la dimension collective de la musique et éventuellement la dimension thérapeutique de la musique. Donc il y a là quelque chose par rapport auquel je ne suis pas très avancée mais qui veut dire que le son et certains types de sons ont des effets corporels que nous pouvons cultiver, que nous pouvons canaliser, qu’on peut nommer mais qu’on ne peut pas pour autant expliquer.
Nommer ne veut pas dire expliquer, nommer cela veut dire pouvoir reconnaître et cultiver mais pas du tout expliquer au sens de faire une théorie du corps, il n’y a pas de théorie du corps pour le moment, ni ici, ni là-bas. Par contre, eux ont des manières de nommer qui peut-être parfois les rendent plus capables de cultiver que nos théories scientifiques de "qu’est-ce qu’un corps ? qu’est-ce qu’un son ? qu’est-ce qu’une oreille ?"
Mais l’un des points importants, me semble-t-il, c’est aussi cette histoire de thérapie c’est à dire qu’on peut avoir l’impression que la gamme de "qu’est-ce qui est de l’ordre de l’être ensemble et de la thérapie au sens de quelqu’un est nommé comme trouble d’âme, problème, errance" dans ces celas-là est plus fluide que ce que nous cultivons. C’est à dire que entre ce qui est pour nous "ou bien art ou bien divertissement" et ce qui est pour nous "maladie demandant professionnalisation, s’adresser à un psy etc."
Il y a une rupture, il y a donc une non culture d’un espace intensif entre celui qui a véritablement besoin de l’aide du professionnel tel qu’un groupe peut le créer et les mises ensemble qui créent une cohérence entre "qu’est-ce qu’un individu et qu’est-ce que son groupe ?" Et donc, dans la musique et
peut-être que c’est quelque chose que le dispositif Thys retrouve, dans la musique il y a la possibilité qu’un groupe trouve des formes de cohérence entre "qu’est-ce qu’un individu, qu’est-ce que le collectif ? en quoi l’individu peut compter sur les autres ? en quoi il peut faire une différence pour les autres ?" Ce qui pourrait s’appeler une culture de l’improvisation de ce point de vue là que nous ne reconnaissons pas ailleurs, qui peut exister ailleurs mais ce qui est très important c’est de nommer les choses c’est à dire que cela compte, que c’est important, que c’est une ressource, que cela doit être cultivé et pas que c’est quelque chose qui se passe, oui, cela peut se passer dans la cour de récréation, les gosses se testent éventuellement etc.
Mais ils se testent sur un mode tel que cela ne fait pas éventuellement ressource pour eux comme la musique au sens production collective pouvait le faire auparavant pour les autres.
Et donc quand on dit musique et thérapie, je crois que ce n’est pas musique et thérapie dans les lieux nommés où il y a besoin de thérapie, c’est une coexistence beaucoup plus fluide et beaucoup plus indéterminée entre ce que la musique en tant que venant de soi et venant d’ailleurs crée entre l’individu et le groupe. Entre le monde et le corps. C’est un de ces lieux d’indétermination entre le monde et le corps.
J’ai l’impression que la production visuelle est une production beaucoup plus agencée vers le repérage, vers le "faire attention" mais qui implique une division entre celui qui fait attention et ce qu’il voit.
Il faut vraiment être cultivé du point de vue pictural pour sentir la peinture ou l’œuvre "visible", "vous rentrez dedans", certains peuvent le faire mais c’est difficile, la plupart du temps, il y a une distance. Tandis qu’avec la musique c’est très facile de perdre cette distance et de sentir la musique au sens où elle se produit ailleurs mais elle est aussi reproduite en soi.
Le sens sonore, on le sent comme "re-production", il ne vient pas seulement d’ailleurs, il est accompagné littéralement par le corps, par la respiration, par les battements de cœur etc. William James (est-ce que c’est William James ?) non, c’est Whitehead.
Whitehead a dit quelque chose d’intéressant, dans "Modes of Thought", il dit : il semble qu’à l’origine de l’humanité c’est vrai que les deux productions signalétiques, les gestes ou les cordes vocales, la production sonore, étaient toutes les deux disponibles pour communiquer et il dit : il y a peut-être un avantage de la production sonore c’est qu’elle est corporelle, c’est qu’elle est empreinte de respiration tandis que la production gestuelle n’est pas liée à ce rythme corporel involontaire de la respiration et donc, dans les mots qu’on dit le corps est présent et il dit c’est peut-être cela cette co-présence entre les mots au sens délibéré du terme, au sens codifié du terme et la présence du corps dans l’expressivité des mots qui a, outre que cela libérait les mains évidemment, qui a fait une différence.
Bon et ce serait intéressant, effectivement, de ce point de vue là d’étudier la différence entre ce que le monde gestuel fait pour les sourds et le monde oral fait pour les parlants. C’est possible qu’effectivement le monde gestuel crée, on dit cela hein, crée une communication qui est plutôt de type tableau que récit avec la temporalité corporelle ; c’est intéressant à voir.