Donc le mot improvisation, revient alors au niveau du dictionnaire au fait de devoir préparer un repas avec ce que l’on a... alors que ce n’était pas prévu et on fait avec... Et on fait de l’inattendu, parce que l’on avait pas du tout prévu de faire de repas et de faire ce type de cuisine.
C’est tout à fait contraire au mot improvisation des musiciens parce que là au contraire c’est "codé à mort", que cela soit la musique de l’Inde on sait très bien à quel moment il va se permettre de faire quelque chose pour que tout le monde puisse se dire : oh, c’est merveilleux, même chose chez les organistes etc.
Il n’y a pas plus codé que les improvisateurs... en musique, c’est bien pour cela que lorsqu’on demande à l’un des plus grands improvisateurs, il dit quand on lui demande d’improviser : "une fois et plus jamais, parce que quand je suis avec quelqu’un que je ne connais pas, il va faire des choses que je ne connais pas et je serai obligé très vite de faire des choses que je n’avais pas prévu. Sinon chaque fois que j’improvise, je sais exactement ce que je vais faire, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de partition que j’improvise".
Donc je suis fasciné, de plus en plus, par ce mot improvisation dans le cerveau de Daniel, et pour moi il prend de plus en plus d’importance au niveau de ce que Daniel veut exprimer, une certaine utopie on pourrait dire puisque cela a toujours été des utopies successives, de ce que l’être humain pourrait être plus heureux, et que peut-être avec Daniel on a enfin un accrochage au niveau de la nature humaine, au niveau des rapports mère-enfant etc.
On est pas simplement dans l’aberrance de quelqu’un comme Hitler ou comme Dieu sait qui, qui veut rendre le monde meilleur en éliminant une partie... non, là il y a enfin un vrai espoir...
Alors le mot interprétation, on aurait pu l’éliminer, en disant cela regarde les grands artistes, Grumiaux, Karajan, eux, ils interprètent. Est-ce qu’ils n’improvisent pas en même temps ?
Qu’est-ce qu’une interprétation à partir du moment où justement il se passe quelque chose qui n’est pas reproduit par la suite ou par un disque ?
Il s’agit là d’une situation toujours imprévisible pour celui qui la fait et d’une situation qui est toujours modifiée ne fusse que parce que l’on est plus vieux d’un jour quand on fait le concert le lendemain. Alors ce qui m’intéresse là-dedans c’est que le mot interprétation se retrouve dans tout un chapitre de James, tu le connais sans doute mieux que moi, et à ce moment là quand on lit James on s’aperçoit que le mot interprétation doit comme le mot improvisation éclater sur tout le champ de nos activités, de nos comportements.
Nous ne faisons qu’interpréter les autres, les activités etc. C’est l’histoire des miroirs perpétuels où tout se reflète.
Donc tu vois combien je suis... mal à l’aise de devoir affirmer que c’est comme cela que je le vois en disant mais moi je ne le verrai pas si il n’y avait pas eu telle et telle personne qui l’ont décrit successivement par des approches différentes - parce que l’on ne peut pas dire que Cage c’était le frère jumeau de Nietzsche et ainsi de suite... et Heidegger etc.
Ce sont des gens extrêmement... qui arrivent de chemins très différents, et qui me semblent éclairer... même des gens comme Court qui n’ont aucun intérêt pour la musique contemporaine, mais dans sa passion pour la musique nous éclaire de ce qu’elle n’est plus par rapport à ce qu’il nous décrit avec l’intelligence de Ruet etc.
I.S. Mais pour reprendre... parce que cela pourrait être prolongé ce que tu dis, parce que ce que Stern décrit c’est l’émergence du bébé capable de parler et qui apprend à parler dans une improvisation... sans savoir qu’il apprend...
sans savoir qu’il apprend, mais qui apprend dans une improvisation avec sa mère, mais une fois à trois ans quand le gosse sait parler et donc peut parler avec n’importe qui et donc plus seulement dans les rapports concrets avec sa mère, est-ce qu’il n’est pas en train justement... est-ce que cela ne commence pas à ressembler justement à de l’interprétation ?
Parce que au fond, les mots prennent un pouvoir impersonnel pour être compris par n’importe qui, ils ne sont pas contre l’improvisation mais enfin qui ressemblent à ce que tu venais de dire de l’interprétation... Quelque chose existe, on fait avec, mais cela existe…
Oui, c’est certainement de l’interprétation mais dans le sens de William James... ou des grands musiciens... on ne peut pas l’éviter, ou sinon il n’y aurait pas de mémoire, il n’y aurait rien d’inscrit, sinon il n’y aurait pas de référents...
Cela sera intéressant tout à l’heure de parler du Tohu-bohu parce que je pense qu’il ne peut pas être une interprétation de quoi que se soit : il vous met dans un choc dans lequel il n’y a pas de recul, pas de possibilité... on en parlera tout à l’heure.
Mais dès que ce Tohu-bohu est terminé on se retrouve dans une histoire où l’on va se référer à ce que l’on connaît, qui devient alors l’improvisation mais en tous cas sans doute pas au niveau de ce que le mot représentait pour les musiciens mais tel que Daniel le définit, et qui alors représente également l’interprétation des choses.
Mais c’est un peu en dehors de la musique...
Si tu veux bien arriver rapidement au mot éthique, parce que j’ai pris le petit dictionnaire : morale c’est les règles qui permettent de faire le bien ou le mal, grosso modo, et généralement on dit on ne peut dissocier l’éthique de la morale. C’est une forme de la morale curieuse mais c’est malgré tout rattaché à la morale...
Pour moi, je voudrais proposer que cela n’a absolument rien à voir avec la morale, que
la morale c’est un ensemble de règles définies par la parole, on peut s’y référer du point de vue de la parole, à travers une société organisée, on se retrouve tel que la définition de Ruet sur la musique, là où il y a échange et là où une culture au bénéfice du groupe... on secrète une morale bien entendu.
Et heureusement qu’il y a eu des morales dans l’histoire, généralement rattachées aux religions etc. mais donc elles se différencient les unes des autres par rapport aux différences que l’on peut retrouver dans une société par rapport à une autre. Comme Margaret Mead dit à tel endroit on se comporte de telle façon et à quinze cents kilomètres on a inversé les choses et la tribu fait le contraire enfin... donc la liberté et la différence.
Alors je voulais dire depuis longtemps que l’éthique ne peut pas se définir par des mots et ne peut pas être localisable, cela ne peut pas être quelque chose qui est bon à tel endroit sinon cela serait la multiplicité des éthiques.
Et alors j’ai eu la chance d’aller voir dans le dictionnaire philosophique à éthique et là : Spencer, que je connaissais très peu, juste de nom. "Spencer entend de même l’éthique comme le fragment d’un tout dont elle est inséparable et qui est l’étude de la conduite universelle". La science de fait ayant pour objet la conduite des hommes ou même selon la vue de Spencer des êtres vivants en général, je commence à comprendre bien entendu qu’une éthique qui serait liée aux êtres humains dotés de parole retomberait automatiquement dans une morale, alors ou bien il n’y a pas d’éthique ou bien elle est universelle et elle comprend le vivant, comme esquissait Spencer sans le lier au mot éthique.
Donc si il y a éthique, elle est globale, universelle et si il y a éthique, elle n’est pas liée à un comportement humain défini par le langage, elle doit reprendre le vivant, le rapport aux animaux, aux plantes, le rapport à la vie que l’on vit à tel emplacement...
Alors, quand je vois de nouveau que l’évolution... que depuis que l’on fait... que les gens continuent de dire : éthique/morale, il n’y a pas de différences, il est évident qu’ils sont mal informés simplement.
Quand je vois que ici il étend, et cela me semble normal, l’éthique aux vivants en quoi si on fait cela pourrait-on discuter d’éthique avec un âne ou avec un chat ou avec un chien ?
Donc il est absolument évident que l’éthique touche à un comportement et un comportement qui est au bénéfice d’abord de la relation avec l’autre. L’autre pouvant être un enfant, pouvant être un homme, une femme, un chien etc.
Et si je suis arrivé à cela, c’est parce que d’abord les chiens mais maintenant particulièrement le chat m’a appris à quel point je devais tenir compte, je ne dirai pas son éthique à lui parce qu’il faudrait des mots pour qu’il puisse le dire, mais son comportement. Où il me considère comme un autre vivant, et la suppression de certaines barrières viendra justement de l’éthique, si il n’y a pas d’éthique, il ne peut y avoir... communication à ce niveau.
I.S. Attends, parce que ce que tu as dis peut s’interpréter de deux manières différentes : est-ce que cela qualifie les relations des humains à tous les vivants ou bien est-ce que cela caractérise toutes les relations de tous les vivants entre eux ?
Tu me prends un petit peu au dépourvu avec ta question, mais j’aurai envie de répondre qu’au niveau du langage cela ne peut concerner que les humains par rapport aux vivants, puisqu’ils utilisent des mots pour en parler mais que la relation n’est évidemment pas uniquement entre les mains des humains, elle les dépasse complètement... au niveau d’une nature, au niveau d’une relation, le vivant étant également le vent, la pluie, les événements qui modifient son propre comportement que l’on interprète etc.
On retrouve l’interprétation là-dedans, on retrouve l’improvisation mais on se trouve au niveau où des gens comme Henriette et moi ont vraiment misé - on ne sait pas très bien pourquoi - sur la plus grande communication possible avec un animal, aussi grande que l’on pourrait avoir avec un humain - tu connais notre naïveté de comportement - on s’est aperçu que jusqu’à un certain point l’animal nous dressait, ou nous indiquait clairement ce qui était du domaine du possible ou du pas possible.
On se trouve de nouveau avec des barrières de langage, chez les humains on peut faire certain type de plaisanteries, on peut jusqu’à un certain point dire : "je te donne un coup de poing mais il est gentil". L’animal aussi, jusqu’au point où on aura pu dialoguer, pour construire un dialogue qui permette alors à ce moment là le jeu de faire semblant mais si on commence par le jeu de faire semblant on tue l’espèce animale, on tue les relations animales.
Alors là il est évident que les gens ont un animal pour leur plaisir, rarement pour le plaisir de l’animal.
On leur permet de survivre, et je crains d’ailleurs - si tu me permets - que c’est comme cela entre les humains : on a les enfants pour le plaisir mais pas pour les rendre vivants, pas pour les rendre heureux, pas pour les rendre opérationnels, au niveau tel que Daniel le souhaiterait. On reste avec le même réflexe de propriétaire, propriétaire de ses propres enfants, ce qui pose d’ailleurs les drames de séparation par après etc.
Ce mot propriétaire on le retrouve naturellement dans toute l’histoire de la musique : la musique permet de rester propriétaire de l’œuvre que l’on a créée et permet à l’auditeur comme à l’amateur de peinture de partir avec, d’être propriétaire de la chose.
Pour moi, la chose au fond vous prend autant qu’on la prend, c’est à dire qu’on la prend, on part, mais on est coincé par la relation avec la chose. De plus en plus, j’ai considéré avec étonnement combien une oeuvre d’art belle pouvait me coloniser...
C’est à dire que quelqu’un qui écoute de nombreuses fois un quatuor de Debussy pour prendre un exemple, et qui ne considère pas que c’est une oeuvre extrêmement valable, extrêmement enrichissante, il n’est pas un être humain, quelque part. Il peut être un être humain et ne pas la connaître parce qu’il n’a pas eu l’occasion de la connaître.
Il y avait des gens qui au début de ce siècle n’aimaient pas Debussy, mais je ne connais actuellement aucun mélomane qui puisse dire je n’aime pas Debussy, parce que ce n’est pas possible : l’œuvre de Debussy prend greffe sur votre cerveau et à force de l’entendre on tourne comme avec un disque, le cerveau est pris dedans... et n’en sort plus.
Alors, l’œuvre du Dusapin d’hier c’est exactement cela, il nous donne l’œuvre et il nous donne toutes les indications de l’œuvre, et il dit aux interprètes comment exactement la jouer. Il s’agissait bien d’un objet qui ne pouvait pas bouger en aucune manière parce qu’il était parfaitement terminé, clôturé...
J’ai ici à ce niveau là quelque chose qui peut être intéressant, en relation avec la façon d’écouter de la musique : c’est un article sur l’écoute de la musique fait par Eric Emmeri à l’IRCAM à Paris, qui définit comme Court l’a fait, comment on doit comprendre l’œuvre d’art.
Et Daniel Charles qui est très proche de Cage ou de cette nouvelle aventure, prône tout particulièrement les musiques dites ouvertes ou indéterminées apparues dès 1960, leur écoute implique selon lui une nouvelle approche du temps et de l’espace. Tu vois pourquoi je parle d’espace/temps, mais ce n’est pas à cause de cela, je viens de m’en apercevoir. Il s’agit note-t-il de concevoir le temps comme une succession de maintenant isolés les uns par rapport aux autres et atomisés mais d’ouvrir les maintenant les uns dans les autres, ce qui est une conception spatiale.
On retrouve chez James également le fait que l’on n’est propriétaire de rien et qu’il faut pouvoir laisser tout aller sans cette tentative de tout maîtriser qui nous emprisonne en définitive. Et d’ailleurs Emmeri dit : "cette opinion n’engage que Charles, pour ma part, chaque oeuvre musicale que je parviens à m’approprier"...
Et je ne continue pas, parce que le mot m’approprier dit bien le mot propriétaire. On se trouve là avec des êtres humains qui avaient la voie royale d’être propriétaires, de ses biens, de ses enfants mais propriétaires parce que responsables…
Et je ne fais pas la leçon au passé parce que je ne vois pas comment on aurait pu faire autrement, tout ce qui est le passé est simplement ce qu’il est et il n’y a pas d’autrement possible.
Mais actuellement je suis, j’avoue, très affolé de voir combien des gens qui se préoccupent... d’une approche politique du rapport à l’autre - puissent ignorer complètement ce bouleversement de l’histoire, ce changement : les oeuvres ouvertes, les interprètes et tout ce comportement... qui, cela peut aller loin, retrouve certainement des liens avec la peinture mais qui est spécifique à la musique. C’est à dire que par rapport au temps c’est évident que c’est le phénomène musical qui permet de jouer d’autres rapports au temps et de ne pas se l’approprier - la peinture c’est beaucoup plus compliqué.
J’avais oublié cette histoire avec Daniel Charles, je la trouve très intéressante pour définir que nous nous trouvons avec un changement de situation dans le comportement humain et dans la façon de voir le monde où sans doute parce que la musique échappe au langage ou en tout cas n’a pas le même rapport au langage, c’est la musique qui aurait permis d’aller beaucoup plus loin. Si le langage continue maintenant comme il a été, il sera toujours quelque part dans ce prolongement parce que les mots le piègent.
Tous les mots sont des mythèmes, comme disait je ne sais plus qui, et sont justement fait pour faire des procès, pour gagner des batailles etc.
En musique pas du tout, là on échappe. Donc je pense que dans le phénomène sonore si on veut bien l’associer avec le phénomène philosophique, scientifique, on ne peut pas ne pas voir ce qui s’est passé depuis maintenant une bonne centaine d’années.
Un descriptif rapide du dispositif !!! Comment est-ce possible ?