Premier entretien, le 16 mars 1999
Je souhaiterais commencer par tâcher de préciser ce que veut dire pour moi, mais aussi pour beaucoup d’autres, je crois, en tout cas pour Sabbe - là je suis tranquille, le mot musique, le mot interprétation (ce sont des mots qui reviennent très souvent dans le questionnaire), le mot improvisation et le mot éthique.
Quand je dit pour moi, je veux dire qu’en tous cas du niveau musical, j’ai l’impression que le mot musique est employé pour le phénomène sonore - je crois que c’est au niveau du Tohu-bohu que là on ne parle pas de musique, en tous cas pas de grande musique, parce que là on sent bien qu’il y a un phénomène particulier, mais le mot improvisation, le mot musique servent un peu à toutes les sauces.
Alors, ce qui est intéressant c’est de voir avec Hermann Sabbe comment il réagit par après à ce que j’ose affirmer, en disant c’est comme cela et ce n’est pas parce que je pense comme cela, parce qu’en réalité, j’ai l’impression de plus en plus qu’en réalité je ne pense pas, que je n’ai pas un cerveau qui pense, mais que j’ai un lieu qui assemble, qui associe des choses à droite et à gauche. Par exemple quand je reprends cette idée de musique qui à un moment donné ne peut plus être employée parce que sinon on mélange une échelle et une chaise, j’ai l’impression que ce n’est pas du tout moi qui pense cela, on le retrouve chez Heidegger, chez Nietzsche, chez Cage, on le retrouve chez énormément de gens.
Une sorte de... on ne peut pas appeler cela... eux, ils appellent cela le tournant de l’histoire... ce n’est pas une rupture pour moi, parce que le passé se poursuit mais c’est un renversement des choses. Un petit peu comme James dit que ce n’est pas le passé qui est fondateur mais c’est notre futur qui est fondateur, il parle d’un renversement, un petit peu comme Hannah Arendt parle également d’un renversement de la métaphysique au niveau où Portmann dit c’est tout ce qui effleure qui est important et tout ce qui avant semblait important ne fait que soutenir, et permette qu’il y aie quelque chose qui effleure et qui a lui une signification importante. Donc renversement, je ne sais pas comment...
Alors est-ce que l’on peut commencer par le terme musique ?
Le terme musique est splendidement défini par Raymond Court dans son livre : "Le Musical". Je le lis ? Il parle donc de qu’est-ce que le phénomène musical, de qu’est-ce que c’est que la mise en ordre de ce que l’on appelle musique dans les sociétés... quelles qu’elles soient.
"Le système de base, en fournissant un substratum commun aux oeuvres et aux hommes d’une époque, permet ainsi en principe, la création de formes différenciées, claires, cohérentes, en un mot cohérentes". Alors Court cite à nouveau Ruet : "dès qu’il y a entre les hommes échange de valeurs et de significations différenciées, on peut poser en principe que cela suppose l’existence d’un système, composé d’un nombre limité d’éléments, ceux-ci étant différenciés les uns des autres par des caractères précis. Il faut ajouter que les différences constantes entre les éléments sont un élément nécessaire pour qu’un tel système puisse fonctionner comme moyen de communication".
Je pense que cette définition, que je mets à votre disposition, est difficilement améliorable, et qu’elle touche à toute l’histoire de la musique - d’ailleurs Court appelle cela l’ontologie de la musique - quelle que soit l’époque et quelles que soient les cultures. Donc c’est ce substratum commun à un certain nombre de gens etc.
Donc dans cette définition, va entrer également le mot improvisation,
C’est à dire que les musiciens de toutes ces époques là - quelles qu’elles soient - ont improvisé également. Mais quand on parle de ce type de musique, qui a le droit de s’appeler musique à cent pour-cent, cette vue là a conditionné le mot improvisation par rapport à cette vue.
Le mot improvisation, c’est Litz ou d’autres grands pianistes qui tout d’un coup se mettent à improviser devant le public au lieu de travailler auparavant la partition, c’est la musique de l’Inde, c’est la tradition des organistes qui continuent à improviser...
Le mot improvisation a toute sa raison d’être mais il n’a de valeur à ce point de vue là dans le monde musicien que dans le cadre de ce qu’on appelle la musique telle que Ruet ou Court l’ont définie.
Alors je saute tout de suite à cet article, un travail d’Hermann Sabbe, pour montrer que l’on est dans une situation complètement différente : il y a eu d’une part la rupture Nietzsche/Wagner, qui est considérée par Heidegger comme "un tournant décisif de notre histoire".
Et là je ne vais pas le lire, mais je le mets tout de même dans le dossier parce qu’ici c’est Philippe Lacoue-Labarthe qui reprend chez Heidegger tout ce qu’il retrouve qui permet de mieux comprendre ce tournant de l’histoire qu’Heidegger n’a pas complètement explicité et qui naturellement ne s’explique que de manière politique, quel que soit l’attachement sentimental et intellectuel de Nietzsche pour Wagner, il y a un moment donné où il s’est aperçu d’où allait cette musique.
Il a donc fait cette rupture décisive, et à partir de ce moment là, il a mis en vedette des mauvais compositeurs, par rapport à ce que l’histoire peut appeler de bons compositeurs, et lui-même s’est mis à improviser au piano sans y attacher plus d’importance que simplement de passer le temps. On n’a naturellement pas malheureusement ces improvisations.
Mais donc on a ici Heidegger qui parle de ce tournant d’histoire mais quand je cite cela à Hermann Sabbe, il me dit oui mais enfin le vrai tournant de l’histoire c’est Cage.
Donc on se trouve là avec un Cage qui est complémentaire à Heidegger, c’est à dire que sur le plan philosophique on a Heidegger qui soulève cette rupture qui en principe se passe dans la musique mais on n’est pas dans la musique, et sur le plan purement des musiciens on se retrouve avec Cage, qui est purement un musicien bien qu’il soit un petit peu philosophe et qu’il ait des tas d’influence bien entendu, mais c’est un dossier musique où il amène un tournant de l’histoire.
Mais ce qui est intéressant c’est de voir, je crois que je te l’avais déjà dit, combien un homme comme Attali, qui n’est pas un musicien, et qui est qui on connaît dans ses différents livres... et qui écrit dans un de ses livres : "lorsque Cage ouvre la porte de la salle de concert pour y faire entrer les bruits de la rue, il ne régénère pas toute la musique, il l’achève, il blasphème, il critique le code et le réseau, il annonce la disparition du lieu marchand de la musique, ni dans un temple, ni dans une salle, ni à domicile mais partout, voilà la destruction de l’échange".
Attali n’est pas plus bête qu’un autre, il est simplement pas très au courant du phénomène musical sinon il aurait compris que le tournant de Cage n’est pas du tout - et c’est bien ce que Sabbe a dit - c’est absolument le contraire, c’est parce que l’on reconnaît cette valeur d’échange sociale, cette distinction, que l’existence de Cage est une réalité.
Donc on voit très bien l’horreur de ce changement de ce chemin, de cette voie royale, annoncé par la rupture Nietzsche/Wagner et sur le terrain, concrètement joué par les acteurs, par Cage.
Dernièrement, Marc Hérouet m’a entraîné à la répétition d’un jeune compositeur, Dusapin... français, organisé pour le public avec un quatuor etc., cela a duré une heure et le compositeur était simplement cent pour cent wagnérien.
Pas seulement parce que l’on voyait la filiation avec Debussy, et là c’est clair, avec Bartók, et que l’œuvre était extrêmement valable dans cette direction mais son comportement vis-à-vis du quatuor qui allait l’exécuter et vis-à-vis du public c’était la prise de pouvoir totale de la moindre sonorité, de la moindre raison d’être de telle ou telle note : "non, arrêtez ce n’est pas le vibrato, là vous ne faites pas de vibrato, vous faites simplement comme..."
C’est à dire qu’il poursuivait tranquillement - et je ne vois pas comment on pourrait lui reprocher - une des grandes voies royales de la musique qui fait encore vivre les salles de concert, les opéras, Ars Musica, les festivals de musique contemporaine... parce qu’il n’y a pas un festival de musique contemporaine qui a pu savoir comment on allait, à partir du moment où on fait entrer la rue, continuer à faire payer les gens pour assister à des sonorités que l’on peut aller avoir dans un café...
Donc ce que je veux dire c’est que la rupture au niveau de ce que toutes les civilisations ont appelé musique et qui est extrêmement défini, parce qu’il est évident que pour Court, Cage n’est pas de la musique... et il a entièrement raison.
Nous nous trouvons avec un phénomène politico-musical de compositeurs qui n’ont plus envie ou plus la possibilité de prendre le pouvoir - cela peut être ambigu comme façon d’être, mais chez Cage il est évident qu’il n’avait plus envie, chez d’autres peut-être qu’ils sentent très bien qu’il n’y a pas de place pour eux dans la société... donc ils se placent avec un notion d’œuvre profondément différente. Qu’est-ce que l’on peut proposer ?
Que l’on parle de musique quand on se trouve avec l’histoire. Et qu’à partir du moment où Nietzsche interprète ses propres improvisations, surtout à partir de Cage, il faut parler sans doute de phénomène sonore, qui comprend la musique du passé mais qui simplement est une orientation d’une autre forme de philosophie.
Alors j’ai essayer de définir le mot musique par rapport à l’histoire, et qu’il faut mettre entre guillemets ou inventer un autre mot quand on parle musique et des enfants et de Cage etc. Le mot improvisation... revenons au mot improvisation...
I.S. Attends avant que tu parles... il y a quelque chose où je ne suis plus très bien tout à coup, quand tu dis Cage et les enfants... des enfants tu ne peux pas dire ce que tu viens de dire de Cage, c’est à dire que tout le passé est dans ce qu’ils proposent...
Les enfants sont remplis de passé de la civilisation etc. A ce niveau là certainement.
Ce que je veux dire c’est que Cage vivait un amour du passé qui existait... et simplement il a exploré au delà de cette définition tout un terrain qui avait été laissé pour compte et qui avait donc même été interdit de fait.
Et donc quand je parle de la musique des enfants, c’est que simplement maintenant grâce à Cage on a pu aller voir quel type de mise en forme sonore ils font, qui est un type très différent par rapport au type défini par le passé, qui est un type très différent également de ce que Cage a pu faire en tant que compositeur, mais alors là il faut en reparler quand on parlera de la musique des enfants parce qu’elle pose un autre problème encore.
Moi, je voudrais arrêter sur la définition du mot musique ou post-musique, ou définition du fait qu’il faut trouver un autre terme.
Le mot improvisation n’a de sens que par rapport à l’histoire de la musique, il n’a pas de sens actuel.
Ce qui m’intéresse prodigieusement, c’est que depuis quelques années que je suis en contact avec Daniel Stern qui emploie beaucoup ce mot improvisation, j’ai essayé pendant des années de savoir pourquoi, que veut-il dire avec ce mot... Parce que quand on va à la Sorbonne, les musicologues s’indignent : "pourquoi ce mot, cela n’a rien à voir..."
Chez Daniel il y a un terme très précis, quand il utilise le mot improvisation il veut dire quelque chose de précis, il le décrit au niveau de la mère... on en reparlera peut-être quand on parlera de Daniel Stern ?
Pour moi, il me semble que la signification d’improvisation chez Daniel est à la place quelque part de "liberté" ou à la place de : que dans toutes les circonstances de la vie, on peut prendre autre chose que ce qui avait été décidé par les autres ou décidé par les règles. "On peut inventer" : c’est trop grand, mais on peut être amené à ne pas faire ce qui avait été prévu et décidé !