Alors j’avais eu une autre remarque : dans l’attracteur F. C’est Hervé Thys qui cite Raymond Court : "La musique c’est le système de base, en fournissant un substratum commun aux œuvres et aux hommes d’une époque permet en principe la création de formes différenciées, claires, en un mot cohérentes". Et alors Court cite Ruwet : "Dès qu’il y a entre les hommes échange de valeurs et de significations différenciées, on peut poser en principe que cela suppose l’existence d’un système composé d’un nombre limité d’éléments ceux-ci étant différenciés"… etc.
Il me semble que j’ai compris cela dans le sens de ce que j’appelais la musicalité. C’est à dire cette valeur qui se situe dans une position infra par rapport aux musiques de type historique.
Cette idée d’échange de formes claires et différenciées, moi de nouveau je pense que les formes ne sont pas objectivement claires et différenciées, elles sont considérées comme telles dans la société, elles sont valablement considérées comme claires et différenciées dans la société. On sait bien qu’un accord ne peut pas être physiquement juste, l’accord au sens musical, mais en fait un moment donné les accordeurs ou les musiciens disent c’est bon, c’est juste.
De même dans une certaine tradition musicale toutes les notes sont tremblées pour justement éviter de faire apparaître physiquement l’accord comme étant faux, et ce tremblement, alors que d’un point de vue strictement sonore est faux évidemment puisque c’est une oscillation autour de la note juste, semble mieux définir par abstraction la note juste qui fait que les gens qui l’écoutent s’accordent pour dire qu’il est juste. Mais c’est de nouveau à l’intérieur d’une certaine époque et d’une certaine culture cette notion de justesse.
Et donc, moi j’ajouterai par rapport à cette citation de Raymond Court, "que les formes claires et différenciées sont cohérentes", mais non, elles sont considérées comme cohérentes. Alors à ce moment là j’avais envie de dire c’est parce qu’il y a comme un contrat social à propos de leur cohérence et de là justement je me dis mais quelle est la différence entre un contrat et un dispositif ?
On pourrait dire que le système musical agit comme un dispositif qui définit la possibilité de la cohérence ou de la clarté des formes musicales. Et justement c’est là que je me suis dis que trop souvent on aurait tendance, enfin moi j’avais tendance parce que j’assimilais un peu les deux : dispositif et contrat. Précisément parce que les contrats sont dans la plupart des cas dans la vie quotidienne des faux contrats…
La plupart des contrats, les contrats commerciaux, comment opèrent-ils ?
Ils donnent toujours l’impression que l’on se réfère à une négociation préalable qui aurait établit les conditions d’admissibilité réciproque de tous les termes du contrat. Or justement, ce n’est pas le cas, je pense n’avoir jamais dans ma vie rédigé tous les termes d’un contrat, donc je dirai au fond il n’y a pratiquement pas de contrat… de vrai contrat.
C’est à dire l’élaboration patiente d’un ensemble de règles, justement éthiques, sur lesquelles nous tombons d’accord après de nombreux essais pour définir qu’à présent elles vont gouverner notre relation dans tel ou tel domaine, conjugal, commercial, musical… Toi tu joues la base à la basse et moi je ferai une mélodie etc.
Mais où sont ces contrats ? Le contrat est une espèce de fiction mais on invoque sa qualité de contrat pour dire mais nous en avions débattu, nous étions d’accord la-dessus, alors que bon… tous les contrats sont déjà écrits, c’est la plupart du temps une épreuve de force, donc la majorité de ce que l’on appelle contrat sont en fait des dispositifs. C’est à dire qu’ils émanent d’une autorité et inscrivent un partenaire dans ce dispositif.
Et donc cela veut dire par exemple que les ateliers ne sont pas des contrats alors que l’on serait parfois tenté de dire que les enfants qui y vont font contrat parce qu’en fait il n’y a pas de force coercitive, ils peuvent sortir quand ils veulent, donc c’est négociable. Moi j’aurai tendance à dire que justement ce dispositif tente de faire apparaître ce qui n’est pas négociable.
Alors évidemment l’avantage c’est que la psychologie du développement des enfants semble assez unanime pour considérer que avant douze ans les enfants se satisfont merveilleusement bien d’un système hétéronormé. C’est à dire que si on leur dit dans ce jeu de bille tu ne peux pas lancer la bille deux fois consécutives : ils sont très contents, c’est vraiment ce qu’ils attendaient, merci pour la règle. Ce n’est que bien plus tard qu’ils vont commencer à dire mais qu’est-ce qui te prend de dire cela, et si moi cela me plaît de la lancer deux fois…
Et donc d’une certaine façon cela voudrait dire que le côté non-contractuel du dispositif convient relativement bien à des petits enfants. Mais que si on admet que cette exigence d’une "auto-nomie" c’est à dire d’un engendrement auto-nome, propre, des règles de contrat… progresse, apparaît douze, treize, quinze ans et encore puisqu’il semblerait qu’il y ait une période plutôt "horde" c’est à dire on a un chef, on était tous d’accord pour faire cela mais on ne le négocie pas… ce n’est que bien plus tard et petit à petit que viennent les véritables négociations.
Cela veut dire aussi que l’on devrait admettre que l’évolution du dispositif devrait de plus en plus laisser la possibilité de se transformer en quelque chose de beaucoup plus contractuel. Ou alors peut-être à travers la pratique du "Jeu des Parties et du Tout" devrait permettre à celui-ci de devenir une expérience de "contractualisation".
I.S. Est-ce qu’il n’y a pas encore un troisième terme ? C’est quelque chose dont on avait discuté… c’était que l’idée à mesure que les enfants… parce qu’Hervé est un peu revenu sur l’idée de qu’est-ce que l’on pourrait faire avec les enfants… prolonger, ta question 39bis je crois. Et l’idée était venue c’est éventuellement au moment où les enfants commencent à dire mais pourquoi tu filmes, que cela signale éventuellement que c’est le moment… ils s’intéressent à aller derrière les coulisses, à ne pas accepter la situation telle quelle mais à l’interroger… mais à ce moment là est-ce que c’est un passage vers le contrat ou est-ce que c’est un passage vers une nouvelle notion de dispositif où justement ils participent à la constitution des règles mais sachant encore une fois que les règles seront jugées, évaluées en fonction de l’effet qu’elles feront une fois qu’elles seront remises en oeuvre, en mouvement. On fait quelque chose comme cela en philo où dans un atelier on crée des règles et puis on les évalue à partir de qu’est-ce qui se passe quand on les met en acte ? mais ce n’est pas un contrat…
Non, mais justement cela dépend de la lecture éthique que l’on fait justement de la valeur du contrat.
Ou bien on dit le contrat n’est finalement qu’une forme systématique, une technique pour piéger la personne en lui faisant croire qu’une négociation a eu lieu et qu’il n’avait qu’à faire attention mais que maintenant puisqu’il y est le contrat par définition c’est le contrat et qu’il n’y a plus qu’à l’appliquer.
Et si on a cette lecture, en disant au fond le contrat c’est spécifiquement le piège, c’est à dire un mauvais dispositif, c’est un système que des pervers mettent en place pour arriver à fermer l’histoire, pour arriver à fermer la possibilité que l’histoire continue à engendrer du sens etc. et que le contrat c’est la fin du monde, alors à ce moment là effectivement il faut le dénoncer et dire que l’atelier ne doit pas arriver à une forme de contrat, il ne doit pas prétendre à ce genre de statut.
Il doit prétendre simplement à un moment donné aller vers de plus en plus de flou et de plus en plus de prise de position qui font qu’il vivra jusqu’au moment où sa déliquescence aura atteint un stade maximum et simplement les gens migreront vers d’autres types d’activités etc.
C’est deux lectures de types d’évolutions possibles de l’atelier : ou bien il doit évoluer vers un système qui se norme d’avantage où ses acteurs en prennent possession, le gouvernent de plus en plus mais à ce moment là c’est vrai qu’on admet l’idée, la vision relativement positive du contrat…
I.S. Mais… on pourrait dire que dans l’hypothèse où les enfants devenus plus âgés participent à la conception des règles cela créerait – en tous cas c’est ce qui se passe dans l’atelier de philo – une différenciation dans la forme contractuelle, si on participe c’est qu’on recherche un certain type de réussite par rapport à des choses que l’on considère comme échecs – cela ce serait le contrat. Mais par contre les règles, elles, ne sont pas contractuelles parce qu’elles sont soumises à l’évaluation de ce qu’elles font par rapport à ce qui nous rassemble vraiment qui est un certain type de réussite par rapport à un…
C’est l’idée du contrat-cadre, qui est un contrat très flou qui dit seulement quelles sont les extrêmes limites de notre jeu.
Et l’autre perception ce serait le contrat prédictif, totalitaire, qui va jusqu’à prescrire quand quelqu’un a fait cela il faut faire cela etc.
D.D. Il y a aussi l’idée de matrice, au sens où c’est quelque chose qui crée un univers qui n’est pas n’importe lequel mais à l’intérieur duquel les possibilités tout en étant limitées ne sont pas nécessairement déterminées ou déterminables à priori…
I.S. L’intérêt de la matrice c’est que c’est une série de chiffres qui ne se mettent à parler que dans ses applications… personne n’a le sens de la matrice…
Oui, tout à fait et elle dispense les gens d’avoir à réfléchir à la production de la matrice puisque étant instituée c’est le mouvement des chiffres qui va compter… oui, là j’arrive un peu dans ma phase d’interrogation, on voit de nouveau toute la puissance du dispositif de l’atelier pour conduire à quelque chose mais c’est vrai que sur ses formes d’évolution… je ne vois pas très bien.
Il y a vraiment deux grandes voies : est-ce que la bonne issue de l’atelier est-ce sa déliquescence ou bien est-ce justement son organisation à travers un véritable investissement par les jeunes… de l’autorité contractuelle.
En même temps les contrats m’apparaissent souvent tellement comme des jeux pipés qui ne sont la plupart du temps que des dispositifs pervers, faisant croire que la négociation a eu lieu et la montrant toujours vers le passé au lieu de dire qu’il est maintenant temps d’en discuter…
D.D. Tous les contrats dans les écoles, les contrats de conduite que les écoles prennent avec les enfants, où soi disant ils négocient en disant vous allez vous engagez à cela, alors qu’il n’y a pas de discussions possibles…
Mais à la limite, la négociation est impossible puisque l’on ne peut pas imaginer ce que l’on sera. C’est là aussi que pour faire bien les contrats sont parfois d’extraordinaire montages de vertus parce qu’il situe dans l’antériorité quelque chose qui n’a pas eu lieu, en fait la discussion n’a pas eu lieu…
I.S. Néanmoins, je ne sais pas si contrat-cadre, parce que cela cela fait un certain type de flou mais… celui qui… par exemple Marie Millis elle s’est mise à produire un texte qu’elle propose aux élèves au départ, même si les élèves ne comprennent pas encore très bien ce que cela veut dire, où elle explique aux élèves et aux parents ce que c’est pour elle la réussite de la rencontre avec les maths. Et il s’agit notamment de leur annoncer qu’elle ne leur donnera jamais de formules toutes faites qu’il n’y a qu’à appliquer et pourquoi… Et donc c’est pas tellement un contrat cadre au sens plus flou, c’est voilà l’engagement qui définit le site et c’est par rapport à cet engagement là que ce qui se passe sera évalué… évidemment elle fait preuve d’autorité mais elle est prof…
Alors par rapport à ce texte de Marie Millis, j’ai l’impression que ce n’est pas un contrat au sens où je le pense moi…
D’abord parce qu’elle ne fait pas croire que sa proposition a été négociée, ensuite elle ne crée pas le moment de signature de contrat auquel on va continuellement ensuite se référer en disant c’était le moment où nous étions tombés d’accord etc.
Donc je pense qu’elle fait plutôt œuvre d’autorité en disant je vous livre mon projet, ma manière de penser ce que nous allons faire, et puis… bon, maintenant vous le savez. Mais elle ne demande pas : promettez-moi soumission, promettez-moi de respecter mon projet… donc par conséquent pour moi il ne s’agit pas d’un contrat.
Je pense justement qu’il faut essayer de voir en quoi il consiste parce que la dérégulation est-ce la fin des contrats ou bien est-ce la généralisation des contrats et donc la généralisation de cette invocation qu’il a existé un jour où nous étions bien d’accord de faire cela et que vous n’êtes pas gentils parce que vous ne le faites pas, et vous devez vous amender etc. Et donc c’est toute la question que je pose à cette idée et je crois pour revenir à cette histoire de la musique comme système de base qui permet la création de formes différenciées… à première vue je croyais que c’était un contrat social mais en réfléchissant je me dis que c’est un dispositif historique comme la langue – la langue n’est pas un contrat.
Et le texte n’est pas un contrat, le dispositif n’est pas un contrat, il ne réclame pas d’allégeance ou d’engagement à le suivre. Au contraire, il est plutôt un acte d’autorité délibérée qui alors pose la question à celui qui y est plongé : et maintenant qu’est-ce que tu vas faire là-dedans ? Ce que… à mon avis le contrat… on est vraiment à l’opposé. Alors que pendant un moment dans mon analyse, j’ai été amené, spontanément, à rapprocher contrat et dispositif.
Alors, la dernière chose et puis j’ai fini : je voudrais simplement signaler que j’aimerai bien que l’on approfondisse cette notion qu’Isabelle et Daniel Stern ont abordé, la relation entre dispositif et confiance.
J’ai été saisi par le fait que vous parliez tout deux de confiance. J’aimerai mieux comprendre la confiance, quel est son rôle et dans la relation maman-enfant, et dans le cadre des dispositifs… parce que je sens à la fois que c’est une des conditions de fonctionnement collectif à l’intérieur d’un dispositif mais le principe de méfiance doit aussi être là.
Donc quelle est la relation confiance / méfiance ? Est-ce que la confiance est conçue comme l’opposé de la méfiance ? Linguistiquement cela en a tout l’air, mais est-ce que c’est la même chose ? Là je voulais simplement signaler que je me donne à y réfléchir moi-même mais je ne…
I.S. C’est peut-être l’occasion de reparler un tout petit peu de Girard puisque là tu es interpellé directement, parce que si on pense comme Girard que quelque part le désir est foncièrement mimétique et donc vecteur de violence réciproque, de tous contre chacun, à ce moment là un vrai girardien – tu n’es donc pas un vrai girardien – aurait dit à Hervé cela va être une scène de lutte pas possible puisque… entre les enfants, le dispositif fait un pari sur ce que peuvent les enfants qui est anti-girardien… c’est pour cela que Hervé disait mais quelles sont les conséquences si on croit que la culture c’est le meurtre, c’est à dire qu’il n’y a que le meurtre qui fait le bouc émissaire à partir duquel l’ordre culturel s’institue… donc je ne crois pas que la confiance soit l’opposé de la méfiance mais que la confiance est-ce par rapport à quoi le dispositif fonctionne ? Il n’a de sens que par rapport à quelque chose dont ceux à qui cela s’adresse sont capables et qui… leur permettra de ne pas produire une catastrophe…
Cela c’est dans le sens auteurs du dispositif vers les enfants.
La confiance c’est aussi une attitude dont les enfants entrant dans le dispositif font éventuellement preuve, en disant : j’ai confiance dans ce dispositif, je ne dois pas prendre la fuite, je ne dois pas adopter de positions exagérément sécuritaires, je ne dois pas systématiquement adresser des plaintes à tous horizons… donc cette confiance appelle une confiance réciproque. Je crois qu’il y a une place pour la confiance mais je n’arrive pas encore bien à l’ancrer ou à la situer.
Alors pour arriver à la question girardienne, je ne sais pas si je suis ou non un vrai girardien… d’ailleurs je n’aime pas la transformation du nom d’une personne en un adjectif. Parce que cela veut dire justement le nom d’une personne c’est une autorité et toute autorité appelle sa transgression, donc on peut être à la fois attiré et saisir la pensée de quelqu’un tout en n’en étant pas une réplique !
Tout d’abord j’ai été frappé chez Girard par l’idée de ce mimétisme généralisée… je la trouve pertinente et en même temps par rapport à l’idée du meurtre je ne pense pas que… la culture n’est pas meurtrière, le meurtre est fondateur de culture.
C’est à dire que périodiquement le retour ou la prise en compte du meurtre, c’est à dire de la réalité de la violence, de la possibilité réelle, de quasiment la mécanique normale, de l’anéantissement de l’homme par ses congénères me semble engendrer justement la culture.
Bon je l’ai dit lors de l’autre entretien, des choses comme ce qui s’est passé et continue de se passer au Kosovo ou au Rwanda donnent chaque fois l’impression que l’humanité se recrée dans l’horreur d’un crime généralisé et que finalement c’est chaque fois après dans un mouvement d’extraction par rapport à la constatation collective que c’est possible ; l’horreur n’est pas un cauchemar, l’horreur est chez nous, nous en sommes parfaitement capables et c’est même à la limite un mode de fonctionnement parfaitement normal.
Et donc la culture est l’invention de dispositifs… tu l’avais bien dis… je l’avais retrouvé, à propos des relations réussies… voilà : "et donc je ne peux pas hiérarchiser cela, tout fonctionnement qui réussit à… qui permet à ses membres de parler entre eux, de guérir, d’éviter la guerre, de créer des palabres par exemple, de permettre aux différents membres de la communauté de se constituer des significations, constitue une réussite".
Et donc c’est réussir par rapport au meurtre.
Et donc cette idée je l’ai trouvée chez Girard et donc au fond le bouc émissaire moi je le vois comme la réinvention à travers des formes symboliques de l’expulsion du mal, c’est à dire à la fois on ré-effectue un meurtre mais on le ré-effectue de façon codée, chargée culturellement, symbolisée.
Mais c’est aussi un rappel : nous sommes aussi de redoutables assassins efficaces quand cela nous arrive… et des victimes aussi d’ailleurs. Et cela c’est donc quelque chose que j’ai trouvé chez Girard et qui me semble aussi mieux comprendre le fait que la production symbolique, cette idée que dans un dispositif l’improvisation éthique c’est à dire la production de formes signifiantes ayant une puissance sur autrui etc. n’est pas le Club Méditerranée… ce n’est pas un moment agréable d’une vie qui a une autre dimension fondamentale… non c’est la dimension même de la vie.
Ce n’est pas un ailleurs, une espèce de couche supplémentaire dans la qualité de l’existence ; c’est l’enjeu de tous les actes, de tous les moments, de tout ce qui se fait… parce que notre espèce est quand même bizarre, si on la compare à d’autres, elle semble avoir très peu de moyens techniques pour s’empêcher de s’autodétruire.
I.S. Tout de même… je veux dire… c’est depuis l’invention un peu déchaînée de la puissance du symbolique que l’on est plutôt en danger, on a réussi à survivre pendant cent mille ans alors que l’on avait peu d’instruments pour cela…
On n’en sait rien, on sait peu de choses, on a l’impression… Mais l’espèce a survécu…
Oui, oui mais elle en a, semblerait-il, tué pas mal d’autres qui lui ressemblaient…
Mais enfin bon, moi ce qui m’intéresse c’est plutôt maintenant.
Mais oui c’est vrai que la puissance du symbolique opère à son tour et qu’elle est génératrice de meurtre, donc elle n’est pas la protection. Ce n’est pas grâce au symbole que nous avons enfin quitter cette humanité maudite, autodestructrice et assassine etc. On peut très bien se servir du symbole pour en faire le principe même de l’anéantissement du voisin et cela marche peut-être mieux que toute autre chose.
Mais c’est aussi le symbole qui permet de s’inventer des figures… illusoires, qui détournent, qui articulent, qui donnent à la volonté de meurtre justement des terrains qui ne conduisent pas au meurtre.
I.S. Mais est-ce que tu penses donc qu’anthropologiquement la volonté de meurtre est fondamentale chez l’humain ?
Non… anthropologiquement je ne sais pas… parce que j’ai des problèmes avec l’anthropologie…
Oui, mais justement… Je pense que le jeu mimétique des désirs pousse au meurtre… oui, je crois.
Mais est-ce que l’atelier Thys, si c’était le cas, ne serait pas le lieu où l’on verrait se déchaîner toutes les violences puisque rien n’entrave l’éventuel déchaînement d’un jeu mimétique où quel que soit l’instrument qu’un enfant prend il deviendra par la même cible du désir d’avoir cet instrument ?
Cette dimension n’est pas absente… Oui mais elle n’est pas dominante, c’est cela…
Oui mais maintenant les enfants… qui vivent comme tout le monde, ce ne sont pas des hommes nouveaux j’allais dire : ils y arrivent avec toute la conscience collective, avec l’intégration des valeurs sociales.
Même si ils n’en ont pas fait l’expérience dans la nécessité et justement l’une des vertus du dispositif Thys c’est de leur permettre de déflorer la possibilité de la violence. Il y a de la violence dans le Tohu-bohu, ils peuvent l’effleurer, et donc ils peuvent sans atteindre le traumatisme sur autrui, par la tangente, sentir que la puissance de l’énergie mise en forme sonore peut être forte, peut faire mal…
Et justement un certain nombre de barrières n’étant pas là, le professeur n’étant pas là à dire assieds-toi un peu maintenant, laisse l’autre etc., ils sentent toute la puissance qu’ils ont en eux. Mais ces enfants ont quand même un peu de sens collectif etc. Mais je pense que… que le petit de l’homme, il reçoit sa morale par ce qu’il voit autour de lui, les conduites etc. mais il faut aussi qu’à partir d’un certain moment donné la société par certains rites etc. lui permette d’entrevoir sur quoi elle est construite.
C’est un peu comme cela que je vois les vingt-quatre heures vélos qui chaque année drainent toute une population de jeunes qui à l’âge où on peut s’éloigner de la famille, expérimentent ce qui peut arriver quand pendant toute une nuit on ne dort pas et on boit tout le temps. D’une certaine façon ils le savent, puisque ils connaissent le règlement de la vie sociale qui dicte les comportements de lever, de repas, de coucher etc., ce règlement ils le connaissent mais à un moment donné il est nécessaire qu’ils entrevoient ce que cela implique concrètement dans leurs manières d’être etc. de ne pas s’être soumis à ces normes là. Et ils ne font pas une grève de la faim pendant 30 jours pour voir ce que c’est la faim…
Bon certains vont jusqu’au coma éthylique mais pas tous… Mais à un moment donné ils sortent de cette expérience plus forts et en sachant mieux peut-être sur quoi un certain nombre de conventions relatives au partage de l’activité entre le jour et la nuit, aux séances d’éveil, signifient parce qu’ils ont pu voir ce qui se passait quand on s’en affranchissait.
Je pense aussi qu’il y a une façon collective aujourd’hui de ne pas voir, de ne pas donner la parole, de ne pas essayer de se pénétrer de ce qu’on vécu ou de ce que vivent nos congénères qui sont dans des lieux où justement la violence généralisée… des big bang girardiens je dirais - sont en train de se produire parce que c’est de leur expérience - avec notre chance de ne pas la vivre - que nous pouvons nous nourrir pour essayer de comprendre quel est le sens réellement des institutions, de la culture etc.
Et le paradoxe c’est, je crois, qu’en ne voulant pas… en considérant ces gens comme des individus étranges, en les traitant justement un peu comme des boucs émissaires, c’est à dire ils sont loin de nous, ils ne sont pas comme nous etc. nous nous privons d’ancrer en nous-mêmes la signification de pourquoi il vaut mieux connaître un territoire que de l’occuper… par exemple, pourquoi il vaut mieux menacer que frapper… toutes ces formes culturelles où le meurtre est transcendé, et où on parvient à l’éviter par des artifices. Et on parvient parfois même à transformer la haine en émotion esthétique, en quelque chose qui vous prend etc.
D.D. L’articulation qui me semble la plus difficile pour moi, c’est à partir du moment où on considère que cela est fondateur. C’est à dire que cela soit quelque chose qui fonde parmi d’autres, des comportements sociaux, culturels etc. que cela soit quelque chose qui fasse partie d’un ensemble de mises en garde d’accord… Mais à partir du moment où l’on dit que c’est central, cela me semble créer un point de lecture qui permet effectivement de traverser pas mal de situations, de pouvoir les expliciter ou les commenter… mais cela me semble parfois aussi mettre le bouchon trop loin, parce que quand tu dis mais pourquoi est-ce que l’on ne regarde pas cela… je ne suis pas sûr que la seule motivation des règles entre les personnes soit de préserver la culture de ces débordements toujours possibles, il y a aussi des règles des rapports entre les humains qui ne sont pas placées sous ce signe là…
I.S. Mais oui, c’est comme pour Thys : qu’est-ce que c’est que l’espèce humaine aujourd’hui, mais aussi de quoi est-on capable en tant qu’espèce ? Et on pourrait se demander si le fameux désir mimétique qui fait que ce qui est toujours à la porte ce serait la violence de tous contre chacun puisque personne ne possède quelque chose sans qu’il soit l’objet du désir de l’autre, si ce n’est pas plutôt un sous produit des dispositifs instrumentalisant dont on a parlé au début qu’une vérité de l’espèce ? C’est quand éventuellement les individus sont sommés d’exister selon le désir d’un dispositif qui les instrumentalise qu’ils manifestent un désir mimétique. Donc ce serait une production parmi d’autres dont l’espèce est susceptible mais pas la vérité de l’espèce… Que là où on voit apparaître du désir mimétique, c’est que le dispositif est mauvais… Le désir mimétique serait tout aussi bien produit par ce que l’on appelle culture que d’autres formes d’investissements… quand j’écris un texte je me sens investie toute de désir et c’est pas le bouc émissaire qui m’empêche de penser que cela ne soit pas… c’est pas mimétique et quand Girard le fait, c’est pas mimétique non plus. Tu vois le moment où on est en rapport avec ce qui vous fait produire que tu décrivais, où on est auteur, c’est pas uniquement pour tuer les autres auteurs.
J’allais dire c’est pour ne pas les tuer.
C’est à dire en s’attribuant un propos on définit justement artificiellement un sujet, en disant je fais de ce sujet celui sur lequel je travaille. Et à ce moment là on est dispensé de s’affronter au reste, on effectue un partage symbolique des territoires de la pensée qui permet à ce moment là à d’autres de coexister avec des jeux de frontières, j’ouvre ma barrière etc.
Donc pour moi, je crois que l’on peut faire une lecture de cette activité là comme étant un dispositif qui évite…
On peut, on peut, mais si je dis que c’est un partage vital ? Si je dis que pour le rapport de ce que j’ai à faire etc. à ce moment là je suis seule avec mon monde et c’est vital, qu’est-ce qui va changer si on dit symbolique ou si on dit vital ? C’est disjonctif pour toi ?
Non, c’est à toi que je pose la question… Pour moi, j’aurai tendance à dire c’est vital, cela fait partie de ce qui nourrit mon régime de pensée, activité, exposition à ce moment là. De la même manière au moment où un enfant est en train d’explorer gestes-corps-sons avec un instrument c’est à ce moment là vital qu’il se fasse sa petite bulle - pas pour s’empêcher d’aller rafler l’instrument à l’autre, cela lui arrive…
Donc la question est de savoir si on peut aller jusqu’à inscrire – cela c’est vrai que ce serait particulièrement girardien – inscrire ces phases dans une genèse en disant que le premier c’est ce qui se déroule avant et que le second c’est ce qui vient après. Alors dans ce cas là, étant très girardien, en disant tout a commencé par un meurtre… Et là…
Ou par la peste du désir mimétique…
Oui, oui, c’est cela. Le meurtre engendré par le désir mimétique… Mais à ce niveau là je ne mettrai pas cela au niveau de la narration ou du récit.
Je veux dire que ces deux tendances sont perpétuellement en œuvre à tous moments. Et qu’au contraire, elles s’entretiennent mutuellement : c’est sous cette forme là que la culture se connecte au meurtre, ce n’est pas parce que le meurtre était d’abord et que la culture est arrivée après, mais c’est parce que chaque meurtre relance l’enjeu de la culture. Mais c’est vrai aussi qu’il existe des cultures qui relancent le meurtre. Les formes institutionnalisées du racisme, le désir d’extermination sont des œuvres intellectuelles…
Dans le vital il y a cette pulsion meurtrière, et cette pulsion meurtrière est plus ou moins heureusement contrebalancée par une pulsion symbolique mais que les deux s’engendrent aussi. A ce point de vue là, si on dit qu’est girardien celui qui met une chose d’abord et le reste comme conséquence : je ne suis pas girardien.
Mais par contre dans l’idée qu’il existe une connexion extrêmement étroite entre le meurtre et la culture, si c’est cela être girardien alors je le suis.
I.S. Pour faire exister la proposition de Thys et pour voir ce que cela donne, je dirai que pour lui et c’est cela qu’il appelle son "éthique de l’espèce", c’est que d’une manière ou d’une autre, lui il a un faire confiance dans l’idée qu’il y a des signes qui différencient dans la relation à l’autre ce qui est ’abus, c’est à dire le passage de la frontière où on impose à l’autre quelque chose qu’il n’est pas capable de tolérer sauf à être détruit. La distinction entre mettre en risque et abuser, détruire, c’est quelque chose à laquelle on est sensible, et il y a une éthique qui dit c’est pas bien de détruire l’autre en l’instrumentalisant.
Donc de ce point de vue là, lui il dirait la différence elle passe par les types d’institutions culturelles qui nous rendent insensibles à ce moment où on détruit l’autre, qui nous autorisent à ignorer les signes, et donc ce ne serait pas tellement le meurtre, cela serait l’asservissement, la destruction…
Ce serait la technique de violence, c’est à dire le mauvais dispositif culturel.
C’est par exemple un système de communication mondiale d’information qui permet à une partie du monde de parler de l’autre partie sans que le contre-discours de celle-ci ne puisse aucunement arriver dans l’autre sens, donc on peut tout raconter, c’est tout l’intérêt des pays lointains…
Je suis toujours mal à l’aise quand on parle des autres civilisations, puisqu’ils ne sont pas là pour nous empêcher de délirer à leur sujet, on peut tout dire. Et quels sont les fondés de paroles que l’on peut aller chercher pour qu’ils puissent nous répondre valablement sans qu’on puisse dire qu’ils sont marginaux par rapport à ce dont on parle etc. ? C’est un exemple que je donne.
Mais c’est aussi à ce moment là la culture qui pourrait être fondatrice de confiance, c’est à dire que la culture me présente ce qu’elle prétend être des expériences réussies d’interactions entre des personnes qui ont trouvé des dispositifs qui leur ont permis de coexister en produisant quelque chose de pas trop encombrant et qui ne les a pas anéantis réciproquement aussi.
Donc à ce niveau là aussi, je pense que dans le cadre de l’atelier présenter aux enfants des violons, c’est en tous cas leur donner le message que ce sont de bonnes machines… on pourrait mettre des haches, un lance-flammes, des couteaux, des rasoirs etc. on sent bien que cela ne colle pas.
Cela veut donc bien dire que les objets nous les présentons devant eux en disant nous avons l’impression que… alors que l’on devrait s’interroger parce que justement si le violon représente le sommet de toute la pyramide musicale qui a permis à des gens de se faire des fortunes sur la mauvaise conscience des autres parce qu’ils ne savaient pas aligner trois notes : il vaut mieux ne pas mettre de violons.
Si par ailleurs on a une lecture relativement positive, en disant oui il y a cela mais il y a aussi tant de choses positives que l’on a pu réussir à l’aide de violon, mettons leur des violons comme pour dire ces petits objets silencieux sont nos petits messages : osez les toucher, ce n’est pas comme du feu où on va dire oui approche-toi doucement mais sois prêts à retirer ta main, touche pas au feu. On leur donne des violons, c’est à dire qu’on leur dit que cet instrumentarium est une sédimentation culturelle de relations réussies...
I.S. Mais en leur disant aussi puisque nous savons très bien que vous ne savez pas jouer du violon, c’est à vous… Le passé est le passé mais c’est à vous d’en faire…
Exactement, c’est exactement ce que j’étais en train de penser.
Et en leur disant cela on leur dit aussi le passé c’est le passé. C’est pas parce que nous pensons que cela a été réussi que cela a vraiment été réussi, ce n’est pas parce que cela a réussi que cela réussira avec vous et c’est pour cela qu’on ne vous les présente pas avec l’obligation d’apprendre : touchez-les… et puis peut-être qu’un jour vous direz moi, j’aimerais bien…
Peut-être qu’après avoir touché vous direz moi j’aime bien le foot, et donc je vais plutôt toucher le ballon. Je crois qu’effectivement dans un dispositif… à partir du moment où un dispositif est sans cesse le rappel d’un paradis perdu et d’une expérience réussie dont l’enjeu est simplement de ne pas sortir du paradis et d’y retourner etc. on est de nouveau à ce moment là dans un dispositif qui ne permet plus la vie, qui ne permet plus la construction d’une conduite qui invente sa modalité d’existence, qui désobéit, qui transgresse, qui progresse, qui engendre etc.
Et là on pourrait imaginer qu’il faudrait penser à d’autres instruments parce que ceux-ci sont trop chargés d’une histoire… Mais je crois… je ne vois pas tellement le danger en tous cas, je pense qu’aujourd’hui ces instruments sont vus de façon fort ambivalente parce que pour beaucoup de ces enfants la musique symphonique ou la musique de chambre c’est synonyme d’un ennui suprême. Et donc il y a quelque chose de très intéressant dans le fait de leur donner cela plutôt que des jeux vidéo.
Je trouve que c’est bien les violons pour cela, cela a quand même le côté inquiétant suffisant pour ne pas coller uniquement… si on met des boîtes de Playmobil ou des jeux vidéo là, je trouve que c’est beaucoup plus piégeant.
I.S. Mais pour en revenir une dernière fois non pas à Girard mais à cette idée de meurtre parce que moi aussi elle me chipote : dans le meurtre il y a la conscience du meurtre, ce qui me semble beaucoup plus important c’est justement tuer l’autre en toute bonne conscience, ou détruire l’autre, ou le séparer de ses moyens d’être lui-même, le séparer de sa propre puissance, au nom de et en toute bonne conscience… C’est en cela que je ne suis pas du tout girardienne, parce que pour moi ce qui est le plus répandu c’est la possibilité de tuer l’autre sans même le savoir, tandis que le meurtre on le sait.
Si on revient à la culture : c’est à la fois elle qui peut donner la bonne raison de tuer l’autre en expliquant pourquoi de tout temps notre destin a été d’anéantir cet être impur qui a le malheur de trop nous ressembler et que nous devons faire disparaître de la planète parce que ce n’est pas nous etc.
Mais c’est aussi la culture qui rend visible l’anéantissement de l’autre, c’est à partir du moment – c’est Lévi-Strauss – c’est à partir du moment où autrui a un état civil, c’est à dire une qualité indépendante de son apparence – il peut être petit, grand, débile, comateux, amputé etc. – c’est la culture qui fonde l’état civil.
L’état civil c’est toutes formes d’existence quelque part d’une instance qui affirme quelque part que celui-là il s’appelle comme cela et il existe, qui fait que le meurtre est visible. Parce que quelqu’un qui n’a jamais existé, qui n’est pas attendu, qui n’est pas recensé, qui n’est pas dit, qui n’est pas connu… sa disparition n’existe pas, puisqu’il n’était pas…
I.S. Mais les chimpanzés savent déjà quand ils tuent… je veux dire là on n’a pas besoin de la culture au sens symbolique…savoir que quelqu’un existait, peut-être que la mémoire est moins longue mais quelque part ils savent ce qu’ils font quand ils agressent quelqu’un…
Oui mais il y a quelque chose de plus écrasant dans la mémorisation collective état civil, une inscription quelque part d’une… quand parallèlement à toutes mes apparences historiques est institué mon nom, mon récit etc. et qu’ils existent séparément de moi…
D.D. Mais ce récit qui existe séparément de soi peut-être pourrait-on dire que cela existe déjà au niveau des chimpanzés…
Cela m’embête toujours toutes ces histoires d’externalités, on peut tout dire parce qu’il n’y a pas un chimpanzé qui va venir nous dire que l’on délire à son sujet. Je ne sais pas, j’ai toujours du mal… qui peut nous démentir ?
Si le chimpanzé ne s’intéresse pas à la question…
Moi, j’ai l’impression que mon chat se souvient assez bien de moi indépendamment de ce que je lui fais mais… c’est peut-être parce qu’il est avec moi. Je ne sais pas. Les autres j’ai vraiment du mal a en parler mais en tous cas le meurtre apparaît à l’intérieur de la culture…
Il y a un truc très intéressant dans un roman qui se passe dans la préhistoire où il y a une femme Homo sapiens sapiens qui se retrouve adoptée par des Neandertal et à un moment donné elle est tuée par le groupe. Ils ne la tuent pas physiquement, ils arrêtent de s’intéresser à elle, ils ne la voient plus, si elle vient elle est un esprit, elle est sortie du groupe, c’est juste leurs comportements qui se modifient…
I.S. Et elle comme c’est une dure à cuire, puisqu’elle a déjà du s’adapter au fait d’être une Cro-Magnon chez des Neandertal, elle va y survivre mais dans ce groupe quand on fait cela à quelqu’un il en meurt parce que lui-même se pensant mort, mourra.
C’est un peu l’abandon d’un bébé…
Sauf que cela marche sur des adultes aussi…
Mais je pense que le "mobbing" c’est très contemporain.
C’est une technique – je ne sais pas comment on a forgé la mot ni quand il est apparu – des syndicats ou des employés dans une entreprise qui consiste à neutraliser quelqu’un pour l’amener à sa propre démission, c’est à dire qu’on ne le pousse même pas à la faute, on le laisse faire son travail mais simplement on ne prend rien de ce qu’il fait en considération : le type fait son rapport annuel, il n’y a pas d’accusé de réception, il n’en est pas fait mention dans les réunions chargées de gérer ce que ce type a produit.
Et dans le silence total, ce type se rend compte - enfin il s’en rend compte, il le vit, il l’éprouve, si il s’en rend compte il dit je suis victime d’un mobbing et là il doit inventer, trouver le moyen d’interpeller ceux qui l’entourent pour les obliger à réagir et donc mettre fin au mobbing. Mais justement l’émergence du mot mobbing est le moyen pour quelqu’un de le désigner, l’existence d’un plainte si on veut.
Par contre tant que l’on a pas identifié le mobbing cela veut dire que l’on amène quelqu’un à mourir socialement alors qu’on ne l’a pas mis à la porte, il a son salaire – de toutes façons pour une grosse entreprise un salaire de plus ou de moins cela n’a aucune importance – et il est collectivement mort.
Et de nouveau c’est la culture qui permet d’engendrer cela mais c’est aussi la culture qui permet de le révéler. Je reste donc attaché à cette liaison entre culture et meurtre…
I.S. C’est amusant l’étymologie, parce que mob en anglais cela veut dire foule désorganisée, une mob n’est pas capable de faire du mobbing, c’est une foule en tant que prête à l’émeute…
C’est la neutralisation, c’est le contraire de l’émeute : quand j’ai un corps étranger dans mon organisme, je fais une cloche autour et ce petit corps peut survivre parfaitement, je ne peux l’expulser mais il va sortir tout seul, il est dans une goutte d’eau salée, qui vraiment me protège de lui alors que je le porte.
I.S. Moi par rapport au meurtre, je te le dis puisqu’on discute, j’ai l’impression que l’on met sous le même mot deux choses : l’une qui est quasi inévitable, il y aura toujours comme avec les chimpanzés des moments où quelqu’un tue quelqu’un d’autre, il y a une explosion, les meurtres passionnels… quelque part c’est les risques du métier de vivant que de tout à coup rencontrer cela ; par contre, et là je suis un peu nietzschéo-deleuzienne, ce qui est à penser c’est l’ensemble des manières dont on s’adresse à l’autre en le séparant de sa puissance d’agir. Et cela c’est redoutable parce que cela se propage : si j’ai été séparé de ma puissance d’agir, je vais évidemment tendre à séparer les autres de leur puissance d’agir. Si j’ai appris les maths sur un mode autoritaire au sens de quoi que tu penses c’est comme cela et tu te soumets, comment est-ce que je pourrais transmettre les maths à quelqu’un d’autre sans leur demander de se soumettre… Ou de me tuer… alors à ce moment là il y a cette violence… Ce sera lui ou moi… si je rencontre quelqu’un qui réclame de discuter, à ce moment là en toute bonne conscience j’éliminerai cette personne, je l’éliminerai de la classe et cela sera une violence froide, en bonne conscience…
D.D. C’est exactement l’exemple en vidéo que montre Hervé où on voit un enfant qui explique que lorsqu’un de ses camarades pose une question, le prof lui répond en lui disant "tu veux le faire à ma place" et qui se révolte en disant " mais, il ne peut pas dire cela le prof, ce n’est pas possible ; et nous si on n’est pas encore intelligent, on va le devenir"…
I.S. Et là c’est tout dans la culture, on est toujours dans la bifurcation entre des dispositifs qui supposent que des gens soient séparés de leur puissance d’agir ou des dispositifs qui s’accommodent de la puissance d’agir et qui font que c’est elle qui va être l’enjeu de ce que deviendra le dispositif. Et pour moi des crimes collectifs comme le Rwanda il y a d’abord eu toute cette manière de parler des autres comme nuisibles – cette accoutumance – et puis tout à coup les machettes sortent. Mais ce qu’il y a de fou c’est qu’il y a d’abord eu tout ce moment où les gens étaient interdits de penser sur…
D.D. Dans le Monde avec l’histoire de l’Autriche, ils ont sorti un article que Stephan Zweig avait écrit dans les années quarante sur l’expérience de 1932-34 en Allemagne qui expliquait justement à quel point il y avait une avance cachée, par paliers, doucement, on fait passer une idée, on va par petites touches, on attend que l’idée soit passée dans le sens commun et une fois que l’idée est passée on rajoute une couche… Une sorte d’accoutumance à l’infâme…
I.S. Chertok qui s’était beaucoup intéressé au stalinisme racontait : au début on dit qu’il y a des traîtres, ils sont loin et tout le monde accepte et fait confiance. Puis peu à peu, le traître cela va devenir le collègue de bureau…
C’est la phrase de Bertolt Brecht… oh, j’aurais jamais cru, puis finalement au moment où cela vous tombe dessus, il n’y a plus personne pour protester et puis même on peut se dire j’étais peut-être traître sans le savoir puisqu’on a accepté l’inacceptable…
C’est la même chose que la petite litanie de Brecht. Où également on a accepté le principe de sa propre arrestation…
Mais je ne sais pas, je suis encore en pleine exploration de ce que je viens d’entendre et je ne peux pas répondre comme cela, je suis en pleine reconfiguration dans ma tête…
C’est que l’on doit aussi essayer de bien rester articulé à l’atelier.
I.S. Oui mais c’était aussi un des buts de ce dispositif-ci que d’essayer que les protagonistes aillent plus loin dans leur réflexion et que comme Hervé est tout à fait perplexe par rapport au fait que tu puisses t’intéresser à la fois au dispositif et au meurtre girardien…
De façon tout à fait élémentaire : je pense que l’avantage du dispositif c’est qu’il évite le meurtre, donc il est culturel et il est bon. C’est vite dit mais il me semble assez bien promettre l’économie du meurtre.
Et franchement par les temps qui courent… cela a de la valeur, c’est un peu idiot mais c’est quand même vrai. C’est toujours cela de gagné…
I.S. Mais c’était aussi une des relations entre dispositif et confiance : il fallait penser que le meurtre pouvait être évité…
Oui, oui faire confiance à la possibilité… moi je voyais la confiance comme condition de fonctionnement interne au dispositif…
Oui, mais cela ce qu’il y a de drôle c’est que cela on peut le suivre, parce que quand on voit justement les préalables d’un groupe par rapport au Tohu-bohu on peut dire que l’ensemble des tests, des signes, des tiens on ne peut pas en appeler aux adultes, tiens il n’interviennent vraiment pas…
Tu l’as très bien décrit : petit à petit il y a une intégration du nouveau contexte, et ils s’y sentent bien, et ils ne s’en plaignent pas, et ils n’ont pas l’air d’être obsédés par l’idée d’en sortir… cela c’est clair.
Donc c’est déjà intéressant et ils ne semblent pas non plus développer des stratégies en disant celui-là je l’aurai – du point de vue meurtre, c’est intéressant.