Méthode Thys

TD01

Thierry De Smedt – premier entretien, le 25 janvier 1999

Question A

Pourquoi vous intéressez-vous au dispositif proposé par H. Thys ?
Qu’en attendez-vous ?

Pourquoi je m’intéresse au dispositif proposé par Hervé Thys ?

C’est une question que je trouve un peu difficile... je dirais que mon intérêt est plus historique que théorique.

J’étais plus intéressé par la démarche d’Hervé Thys, qui, au fond, a un itinéraire très particulier, et qui m’a beaucoup intrigué.

A partir du moment où je me suis intéressé à sa démarche, où j’ai trouvé cela intéressant, alors tout naturellement le dispositif avec ce qu’il a d’original, d’inédit, d’interpellant m’a intéressé, mais ce n’est pas parce que je trouve ce dispositif exceptionnellement... intéressant en lui-même. Je trouve qu’il s’inscrit dans une réflexion qui me plaît beaucoup.

Pour résumer l’intérêt que je porte, il me semble que ce dispositif combine de façon originale un double projet que l’on a assez peu l’occasion d’associer ou alors que l’on associe probablement de façon trop naïve ou trop simpliste. Quel serait ce double projet ?

Je dirai que c’est un projet qui relie le politique et le musical, et là cela rejoins un petit peu des idées qui m’avaient déjà traversé, et forcément une fois que je les ai découvertes je me suis dis au fond c’est une bonne idée.

Comment expliquer sans trop s’engager dans le question, parce qu’il faudra parler d’autre chose après ?

Je dirai que cette association entre le politique et le musical pourrait se faire, je crois, autour du concept d’associatif.

Je suis frappé de voir combien le sonore conduit à l’associatif… c’est assez difficile à expliquer, j’essaie quand même.

Au fond, notre expérience du sonore je la perçois beaucoup plus sous le signe de la continuité que de la discontinuité.

La notion d’un objet visuel, que se soit un objet ou un individu, même si en la décomposant on se rend compte que cela demande un haut degré d’intelligence, d’interprétation etc. je trouve que nous sommes très bien équipés visuellement pour détecter des objets visuels. Il y a comme quelque chose de très naturel dans l’identification d’un objet visuel.

Et si on compare le visuel au sonore, et bien justement le sonore apparaît comme infiniment plus continu, croisé, mélangé... si il fallait le rapprocher d’un autre sens - ce que d’ailleurs certains philosophes ont fait, je pense à quelqu’un comme Jean-Jacques Arnaud (qui a écrit un bouquin qui s’appelle Freud, Wittgenstein et la musique), très justement il compare le sonore au gustatif.

Notre perception des choses à travers le sonore se rapproche beaucoup plus de ce que l’on éprouve avec le goût. Avec aussi toute la difficulté de vérifier quel est le goût que quelqu’un d’autre que nous a senti, donc on plane dans l’illusion que nous avons tous senti la même chose mais en fait comment savoir si le goût de tel champagne a résonné dans ma bouche comme dans la bouche d’un autre ?

Alors qu’il me semble que le fonctionnement du visuel, qui est quand même un sens tout à fait dominant dans nos sociétés contemporaines, nous permet plus facilement de commander notre point de vue, on peut orienter la tête, les yeux etc. Et donc cette notion du continu est quelque chose qui est, à mon avis, fondamentale dans le sonore.

Alors je reviens à la notion d’associatif, à partir du moment où quelque chose est continu, le choix de ce à quoi on va donner de l’importance est beaucoup plus complexe, et plus riche évidemment. Parce qu’à partir du moment où vous vous promenez dans la campagne et que vous voyez un arbre, cet arbre s’impose en tant qu’objet et pratiquement il faut de grandes questions philosophiques pour arriver à voir qu’en fait cet arbre une double forme inversée, qu’à cet arbre visible correspond un autre arbre invisible dans ces branches...

Tandis que dans l’identification des objets sonores... enfin le sonore réclame un système interprétatif qui est, à mon sens, très flottant. Et qui a cause de la nature fugace, temporaire, du sonore exige à chacun de construire en permanence son système d’écoute et d’interprétation. Et l’oblige, c’est là que je reviens à l’associatif, à associer.

Ecouter, je crois, c’est associer.

C’est reconnaître, et là je rejoins un peu ce que dit Stern sur le concept de thème et de variation, je trouve que ce qu’il identifie à propos du nourrisson est tout à fait intéressant, c’est cette quête de est-ce que c’est du nouveau, est-ce que c’est du même, je connais, je ne connais pas, qu’est-ce que j’en fais ? Et la nature des objets sonores passe, je pense, au second plan, ce qui est important c’est à quoi je vais le raccrocher, à quoi je vais l’associer.

Associer c’est donc mettre des choses ensemble qui ne vont pas nécessairement de soi. C’est un système assez "magmatique", où les choses sont continues, mêlées etc.

D’où le fait qu’il existe des milliers d’écoute, comment dire comment j’écoute et comment savoir si j’écoute différemment que quelqu’un d’autre !

I.S. Surtout que quand c’est parti, c’est parti !

Oui, en plus c’est cela, on est toujours dans le régime de la surprise et donc je n’ai pour me rattacher à des objets entendus que cette espèce de construction mentale dont je ne sais jamais si elle est illusion...

Il a fallu très longtemps, et on ne fait que le découvrir pour le moment, les conséquences de la capacité d’enregistrer, c’est autre chose et cela ne concerne pas directement la méthode mais cela pourrait donner lieu à d’infinies réflexions...

C’est un univers où l’on entre à peine, en étant très mal préparé, on découvre. Et donc, quand le son est passé je n’ai plus que quelque chose auquel je dois me rattacher comme une croyance. Mais si notre équipement physique, physiologique, psychique est très développé pour identifier des objets visuels, il est remarquablement organisé pour construire et associer des éléments sonores.

Il est surprenant de voir à quel point la mémoire du sonore est une mémoire incroyablement développée chez les hommes. On peut se remémorer des ritournelles, des discours entiers, c’est incroyable de voir la puissance de la mémoire, alors que le système identificatoire est beaucoup plus faible que le système visuel. Et le pouvoir suggestif du sonore est un pouvoir profond, fort...

Par exemple, écouter 15 ans après un enregistrement que l’on a fait d’une scène de la vie, remettre le casque, nous replonge dans des états mentaux incroyablement fins, de savoir qu’à telle époque on venait justement de parler à tel personne qu’on entend, et que ce son dont on a entendu un très léger tintement est un seau qui est situé à tel endroit près du mur etc. une force de remémoration d’une puissance, à mon avis, supérieure à l’image. Retrouver des vielles photos, on fait presque l’expérience inverse, c’est presque un deuil, en disant : effectivement tout y est mais je n’y suis pas.

Bon, il y a des psychanalystes qui disent que l’on s’investit puissamment dans les images, mais j’aurai bien voulu discuter avec eux, est-ce que vous ne pensez pas que le réinvestissement dans le sonore est infiniment plus troublant ?

Et d’ailleurs en littérature, par exemple Proust en recherchant le temps perdu, en recherchant le temps passé tente justement d’explorer toute la puissance évocatrice de la remémoration associative, parce que c’est véritablement cela, ce sont des choses que l’on arrive à mettre ensemble et à leur donner une puissance évocatrice et mobilisatrice très forte.

Je pense que la dimension associative est une dimension fondamentale du sonore, et écouter, entendre c’est associer.

I.S. Pour ce que vous en savez, c’est une spécificité humaine parmi les primates ?

J’en sais peu de choses, j’ai parcouru quelques petits livres d’études des cris chez les animaux de choses comme cela… On peut en tous cas voir une chose c’est que la capacité de reconnaissance sonore et de l’empreinte sonore est extraordinairement fine, subtile, par rapport aux capacités intellectuelles des animaux.

Des petits oiseaux qui ont un cerveau tout petit, sont capables de repérer des empreintes sonores, rien que la complexité des cris du merle et de leur système de réponse, montre qu’avec un équipement... ce ne sont pas des animaux exceptionnellement intelligents, rien de comparable avec un chat par exemple, la reconnaissance sonore est très élaborée.

C’est Michel Meulders, il y a quelques années, dans un colloque qui nous avait expliqué que lorsqu’un animal entend le chant de l’un de ses congénères, il mime en quelque sorte les positions musculaires, il reproduit... un petit peu d’ailleurs comme je pense lorsque nous entendons quelqu’un qui parle nous construisons un discours équivalent à l’intérieur, donc il y a probablement des phénomènes comme cela qui montrent en tous cas de nouveau une capacité de mise en construction, d’association d’éléments très complexe, de très haut niveau.

Alors, cela c’est pour expliquer qu’à mon avis le sonore est associatif, qu’il réclame une associativité... vivre dans le son c’est véritablement vivre l’association.

Alors évidement, parler de l’associativité au niveau du politique cela me paraît déjà beaucoup plus banal.

Il est évident que le politique c’est le lieu de la mise ensemble, le lieu de la rencontre d’autrui, de tous ces phénomènes qui font que lorsque l’on rencontre autrui c’est aussi soi-même que l’on rencontre par tous ces jeux de miroirs que la psychosociologie met en évidence.

Donc, je pense aussi que si on perçois le social comme un magma initial, c’est une façon de le voir, qui attend d’être rempli par des systèmes de contact allant de la relation amoureuse à la relation juridique, institutionnelle, à la déclaration de guerre etc. donc on se rend compte que là aussi le politique il est foncièrement associatif, cela paraît presque bête de le dire.

Donc c’est ce croisement que m’a paru très intéressant, et on peut trouver parfois dans la littérature des idées qui vont dans le même sens : Rousseau évidement s’intéressait à la musique...

Dans la littérature, on retrouve des thèmes qui sont repris dans ce sens là, le dernier ouvrage en date dont je me souviens : c’est un bouquin qui a un peu un statut ambigu, c’est le bouquin d’Attali qui s’appelle "Bruits". Alors on y trouve beaucoup de choses d’ordre tout à fait divers mais je pense que l’idée vraiment intéressante c’est la manière dont il montre que la musique a fonctionné au fond comme laboratoire d’associativité.

Et que l’on peut retrouver dans la manière dont les gens font de la musique à la fois une réplique mais aussi une anticipation, une exploration des différents moyens de mettre ensemble, de se mettre ensemble et avec toujours une correspondance entre l’ordre civil et l’ordre musical. Bon, et lui Attali prétend qu’il y a toujours un côté anticipatif dans la musique... ce qui serait peut-être assez compréhensible parce que l’on peut évidement plus facilement se mettre ensemble et essayer d’explorer des systèmes d’associativité sonore sans pour autant mettre en péril toute la construction juridico-politique, institutionnelle, économique...

Donc forcément il y a comme une inertie dans les institutions sociales et peut-être un système moins inerte dans le domaine musical que l’atelier me semble assez bien exploiter. Parce qu’il tente de constituer comme une petite enceinte à l’intérieur de laquelle l’exploration de l’associativité est possible.

Là, on touche exactement ce que moi j’identifie comme le point fort de l’atelier. Qui au fond, si on le voit comme cela, rempli une fonction musicale absolument normale.

Cela n’a plus du tout valeur de dispositif exotique, qui fait ce que l’on n’a jamais fait... il ne fait vraiment que ce que la musique a pour mission ou fonction de faire, en tous cas dans nos sociétés... j’aurai même tendance à dire dans beaucoup de sociétés différentes.