Méthode Thys

Micro-séminaire du 30/09/2000 - 1ière partie

Abréviations :

Françoise BRUSCHWEILER : F.B.

Pierre-Albert CASTANET : A.C.

Didier DEMORCY : D.D.

Thierry DE SMEDT : T.DS.

Henriette FRITZ-THYS : H.F.

Daniel HAMELINE : D.H.

Louis LERY : L.L.

Nicole LERY : N.L.

Isabelle STENGERS : I.S.

Emmanuel THYS : E.T.

Hervé THYS : H.T.

Roland VUATAZ : R.V.

I.S. : Je rappelle que la palabre n’est pas un exercice exotique, c’est juste un nom pour signaler qu’on essaye de faire quelque chose qui est un tout petit peu différent des discussions comme on en a eu un exemple hier, puisque si réussite il y a, c’est pas d’abord que chacun ait pu produire son effet, mais que il y a eu quelque chose de l’ordre d’une construction, de l’ordre d’un trajet. Le problème de départ, c’est comment est-ce que, à quel moment, selon quelle modalité, les adultes et les enfants ou adolescents qui ont participé à des ateliers peuvent en parler, ou bien comment des enfants peuvent en parler à d’autres enfants, mais toujours en présence des adultes. Bref, comment est-ce que quelque chose de l’ordre d’un commentaire, d’un bilan, d’une discussion quant aux fins ou aux moyens, Dieu seul sait quoi, peut avoir lieu mais dans le même contexte de présence des adultes.

L’idée est que si cela se fait n’importe comment, on peut se mettre en contradiction forte avec l’ensemble du dispositif, où on ne demande pas de comptes, on n’évalue pas ? Comment est-ce qu’on peut continuer dans le même type de discrétion, c’est-à-dire aussi de séparation relative entre les deux protagonistes, les deux types de protagonistes de la scène, les adultes qui proposent et les jeunes qui, sur un mode ou sur un autre, disposent.

Hervé a déjà mis au point ou proposé des points minimaux mais j’ai le sentiment que si, plutôt que des points minimaux, garde-fous, on pouvait se trouver dans un processus d’invention positive, on n’aurait pas perdu son temps. Il y a peut-être quelque chose à inventer et pas simplement à ajouter, comme si c’était neutre. Cela ne peut pas être neutre.

H.T. : Le terrain montre que non seulement c’est possible mais qu’il y a une demande et une logique pour le faire, mais on n’est absolument nulle part quant à l’élaboration de ce qu’on appelle un cadre pour le faire. Ce qu’on sait, c’est que à trois ans, les enfants ne voient pas la caméra, à six ans ils font des petits signes à la caméra, ils jouent avec la caméra, à neuf ans ils disent : quand est-ce qu’on pourra voir et à douze ans ils disent pourquoi vous nous filmez.

Là on voit la gradation de la prise de conscience de l’humain qui a un moment donné dit, pourquoi vous nous prenez quelque chose et qu’est-ce que vous allez en faire. Et c’est une question où je n’en suis pas encore bien sorti.

Il y a eu une expérience à Genève avec enregistrement par la radio de tout ce qu’ils avaient pu ressentir, et j’avais été fasciné quand on leur a demandé la différence entre un bruit et un son : plusieurs enfants ont tapé sur une cithare ou sur une timbale en disant, cela c’est du bruit et cela c’est du son, le son étant la chose qu’on a voulu, le bruit c’est la porte qui claque, qu’on a laissé claquer,

A.C. : Il y a différentes définitions, vous savez , il y a la définition de la musique de Luciano Bério qui dit, la musique c’est tout ce que vous voulez, tout ce que vous pouvez écouter en voulant que ce soit de la musique. Et donc on peut effectivement trouver du bruit agréable et du bruit désagréable et de la musique agréable et de la musique désagréable,

H.T. : Je crois que si on se réfère à l’expérience de John Cage, il y a là tout d’un coup un retournement de tous les problèmes et il n’y a plus de questions à se poser. John Cage estime que quelqu’un qui éternue ou quelqu’un qui rit fait partie du domaine sonore et du domaine de l’information : il n’y a pas à se poser de questions.

Donc, à Genève, il n’y a pas eu d’évaluation mais il y a eu une réunion. Ariane au lieu de faire le jeu de toutes "les parties du son" a posé un certain nombre de questions aux enfants qui étaient captés par la radio pour savoir comment ils avaient ressenti l’expérience et comment ils ressentaient la différence entre le son et le bruit.

A Bâle, à douze ans, c’est beaucoup plus intéressant. A la première lecture de ce qui s’est passé à Bâle, on a envie de se moquer, de rire en disant mais ils sont tous débiles, mais en grattant on s’aperçoit tout de même qu’il s’est passé UN quelque chose, par exemple les enfants ont dit "c’est difficile ce qu’on a dû faire", et professeur leur explique que par rapport à la difficulté du solfège et de tout ce qu’il y à apprendre le restant de l’année, ceci vient comme une possibilité d’accélérer un processus. Mais ces deux petites phrases sont noyées dans les rires, dans la gaieté, dans la joie, et j’ai été très sensible à ce que justement la joie, le ludique, la gaieté soient maintenus à cent pour cent dans ce dialogue de Bâle. Je crois que si on quitte la joie et si on quitte le ludique, si on quitte une certaine atmosphère de grande détente ou chacun sent qu’il peut dire ce qu’il veut, qu’il ne va pas être happé parce que ce n’est pas ce qu’il fallait dire, alors on trahit ce qui s’est passé avant, on ne prolonge pas.

Alors là on se trouve toujours dans la quadrature du cercle, si on ne trahit pas et si on prolonge, on ne peut pas en même temps faire une estimation précise, avec des questions qui donneront des réponses qu’on pourra évaluer.

T.DS. : Pour moi la question relève moins d’un problème d’évaluation que d’un problème que je dirais plus fondamentalement éducatif. Dans mes références, mes définitions d’une démarche éducative, le point de rupture est un élément important. Dans tout processus éducatif, on entre dans un processus qui doit préparer son éclatement, doit préparer son passage à autre chose. Ici dans le cas de l’atelier, il me semble qu’il y a deux valeurs un peu contradictoires. Il y a une enceinte dans le temps et dans l’espace à l’intérieur de laquelle la norme est "les choses ne sont pas évaluées, on ne peut pas reprendre un enfant en disant refais cette manœuvre que tu viens de faire, elle n’était pas correcte, fais la mieux", c’est hors de question et les enfants le perçoivent très vite parce que dès le début, ils font des signes, ils se bouchent les oreilles et donc ils veulent dire "on fait de la crasse, du bruit", mais bon puisque apparemment cela ne suscite aucune révolte, c’est donc autorisé, etc. Voilà la première exigence, c’est qu’à l’intérieur de la clôture on ne revient pas, on ne joue pas avec ce qui était, on ne re-vérifie pas les actes, les productions, même si on a envie parfois de dire ce truc est absolument sublime. L’autre chose c’est qu’à un certain moment, est-ce que cette position, si elle se veut éducative doit quand même se préoccuper de ce qui sort de ce dispositif. Cela pose aussi bien le problème de l’exportation de toutes les acquisitions que les enfants peuvent en faire : comment ce dispositif peut-il irradier ?, peut-il être repris dans des circonstances de la vie, d’ordre civil, conjugal, artistique, etc. ? Cela pose aussi le problème de comment l’enfant peut éviter de vivre dans une situation relativement schizophrène : dans le cercle on peut tout faire, en dehors du cercle on est dans les normes, les classements, etc. et alors à quoi cela sert d’aller s’exciter dans des univers qu’on appellerait libres si de toute façon la liberté n’existe pas.

De toute façon à un moment donné ce processus doit arriver à son éclatement, il faut que les sujets de l’expérience, à un moment donné, arrivent à casser le cadre, à s’en emparer, à se l’approprier, à en faire quelque chose dont ils sont eux-mêmes les créateurs, y compris dans le dispositif. Donc on ne peut pas non plus créer un cordon sanitaire éternel autour de lui. C’est un peu comme cela que je vois la question, je n’ai pas de solution, mais il faudrait peut-être essayer de voir, par exemple dans des dispositifs éducatifs analogues ; comment se joue la sortie du processus,

R.V. : Tu dis, comment est-ce qu’on peut sortir d’un champ où il n’y a pas d’évaluation, mais à mon sens il y a une évaluation sur le processus. On habitue les enfants au fait qu’il y a les animateurs et les adultes présents. On n’a pas d’évaluation sur le contenu, et cela je crois que les enfants peuvent parfaitement comprendre, mais le processus, on l’a mis en place et on l’a mis en place par une évaluation préalable qui est elle constamment questionnée, qui doit être constamment questionnée parce que c’est le processus qui est en question et nous devons continuellement interroger le processus, et la question est de savoir comment les enfants peuvent participer à la ré-élaboration permanente de ce processus.

H.T. : Parfois je suis un peu triste qu’on soit dans des conservatoires, mais dans ce cas-ci je suis assez intéressé parce que dans un conservatoire, à Genève ou à Bâle, on enseigne tout de même le solfège - soyons sérieux, le solfège il n’y a pas à le contourner, il est indispensable pour celui qui veut prolonger l’étude d’un instrument - et l’enfant ne peut pas ne pas être estimé quand il considère que dans une blanche il y a trois noires. Il fait un acte surréaliste ou bien il se moque du professeur, ou il s’amuse, on rit mais on ne peut pas lui dire, oui il y a trois noires. Par contre, là où sans solfège il a pu exprimer une réelle différence, que lui ne peut maîtriser non plus, qui est simplement le processus de ce qui est arrivé, personne, ni lui-même ni aucun adulte, ne peut en parler avec référence à des degrés d’estimation. Il y a des thermomètres qui existent à la bourse, qui existent dans les sports, qui nous permettent de savoir quelle est notre position - et le sport est vraiment une merveille pour cela, on est vingt-sixième ou tout d’un coup on est passé quarante-sixième - mais il y a un domaine qu’on porte en soi depuis toujours, et ce domaine-là, le tout c’est de savoir si on va laisser l’enfant l’exprimer de plus en plus. Le grand avantage de la musique c’est que quand les enfants ont exprimé quelque chose et qu’ils retournent avec leur cassette dans la famille, ils ne savent pas se faire admirer, ils peuvent montrer n’importe quel cendrier, n’importe quel crapaud qu’ils ont fait, la famille dira mais c’est merveilleux ce que tu as fait, ils croiront que c’est merveilleux jusqu’au moment où ils seront complètement déçus. Alors est-ce qu’on ne se trouve pas dans notre société avec l’obligation d’accepter l’estimation et le contrôle de son emplacement, et financier et à tout point de vue, mais sans plus pouvoir continuer à dire "votre personnalité profonde ne pourra se dévoiler qu’à travers un effort incessant d’accepter le consensus de telle musique".

F.B. : Tout cela me paraît terriblement abstrait, moi ce qui me frappe c’est que au fond les enfants acceptent tout et ils acceptent facilement de se mettre dans une autre situation que celle de l’expérience, dans une situation de regard sur l’expérience, si ils sont partie prenante, c’est-à-dire si on se met avec eux à changer la situation pour voir sur quoi cela débouche, où cela conduit. Finalement nous n’essayons pas de leur imposer quoi que ce soit puisque nous, notre but c’est à travers la liberté que nous leur donnons dans l’expérience, de les faire développer quelque chose qui leur appartient et qu’ils vont pouvoir exprimer.

T.DS. : Donc, c’est que au fond les enfants doivent être impliqués dans la gestion du processus et son évaluation, si on leur donne un dispositif initial, il faut trouver un mode de palabre ou de confrontation qui leur permette d’arriver à une discussion collective. Cela veut dire que au bout d’un certain moment, parallèlement à l’atelier, il devrait y avoir de la gestion de processus qui va petit à petit introduire les enfants à la possibilité de décider comment le processus peut se développer de façon originale dans chaque cas où il est mené.

I.S. : c’est un choix très lourd, parce que jusqu’ici justement la séparation c’est des adultes qui ont tout décidé sauf que les enfants sont complètement libres d’en disposer. C’est cela qu’il ne faut pas brouiller, enfin pour moi. Il faut se dire qu’ici il y a une clarté violente, et c’est quelque chose de peu commun ? Si on fait autre chose, ce doit être tout autre chose.

Il faut aussi se dire, qu’est-ce qu’on verrait, chacun d’entre nous, comme un succès de prolongement, enfin un prolongement réussi. Certains pourraient dire le succès c’est que les enfants réussissent à nous dire, ou nous disent ce qu’ils ont vécu, ressenti, ou quoi qu’il en soit. Moi je dirais ce genre de succès ne m’intéresse pas du tout, ce que j’aimerais bien c’est de voir une situation où les enfants, surtout à partir de 12 ans, au moment où ils se mettent à demander pourquoi, se mettent à s’intéresser à ce que les adultes ont dans la tête, c’est-à-dire ce que cela signifie, donc fasse de leur expérience un moyen d’interroger ce que c’est, la proposition adulte du monde.

R.V. : Où je suis complètement d’accord avec ce que vous avez dit, c’est que cela ne m’intéresse pas non plus du tout que les enfants puissent parler de leur expérience, d’abord parce que justement la parole dans la situation est réduite à son strict minimum puisque ce qu’on leur demande ce n’est pas de parler c’est de jouer dans le sens le plus large du terme. Et donc là il est hors de question d’espérer pouvoir verbaliser les choses, sauf fulgurance éventuelle mais toujours improbable, de pouvoir attendre d’eux qu’ils émettent quelque chose de ce qu’ils ont vraiment vécu, sauf bribes.

H.T. : Certains d’entre vous ont vu cet extrait de ce gosse de 7-8 ans qui dit : les professeurs ils parlent, ils parlent, nous, nous n’avons pas le temps de parler, on ne nous écoute pas. Vous vous souvenez, il parle au nom de tous les autres élèves, face à des gens qui savent, et il dit mais un jour on sera peut-être aussi intelligents, il n’y a pas qu’eux. C’est un cri absolument étonnant et je pense, moi, que dans ce dialogue il y a la possibilité pour chacun d’avoir un autre regard sur l’adulte, un autre regard sur ce qu’on appelle les gens de pouvoir, puisque ce sont les gens de pouvoir qui sont professeurs, qui sont directeurs à l’école. Tout le monde est d’accord qu’il est temps de laisser les enfants exprimer leur différence d’une façon ou d’une autre. Cette différence, elle peut être pour l’enfant de savoir qu’on l’a écouté : on voit ces enfants, on les écoute, pour la première fois de leur vie on fait silence pour écouter ce qu’ils produisent, bien que ce qu’ils produisent n’a pas de valeur. Mais où je suis mal à l’aise c’est avec l’idée qu’ils devraient prendre conscience d’un cheminement qui ne serait pas un progrès mais qui serait une prise de conscience, je ne sais pas de quoi on parle, j’avoue…

Je crois que la vraie personnalité de chacun est cachée à tout le monde et à soi-même, et ne peut apparaître qu’à travers un consensus de la société qui accepte telle musique. On reprend l’ancienne musique, la personne y apporte une différence. Le fils Mozart ne peut pas faire la musique de son père, parce qu’il n’est pas son père, parce qu’il a un autre regard sur le monde, mais si il faisait une musique proprement à lui, il n’y aurait pas eu Mozart parce que personne n’aurait écouté Mozart. Mais il y a une zone dans laquelle la personne ne sait rien dire, elle ne sait rien en faire et personne non plus. J’ai un petit peu peur que on se lance dans quelque chose où l’enfant trouverait une nouvelle responsabilité à devoir établir quelque chose sur ce qui est arrivé-là.

T.DS. : Je reviens à la question d’Isabelle, quels sont les critères de succès. Pour moi les critères de succès c’est qu’il y a une montée en pression, de prise en charge par les enfants du processus, de l’atelier par rapport auxquels l’organisateur de l’atelier serait une force de résistance. Je plaiderais assez bien pour une attitude assez close de l’animateur, précisément parce que je n’aimerais pas que l’atelier donne l’impression aux enfants que il suffit d’avoir envie, de changer la règle du jeu, pour qu’elle change. L’atelier est une institution comme toutes les institutions que l’enfant découvre autour de lui, et je pense que s’il veut agir là-dessus, il doit se heurter à quelque chose qui lui résiste et si une revendication de prise en charge monte, monte et si plusieurs questions apparaissent, je pense que l’organisateur de l’atelier ne doit pas se sentir obligé de répondre. Je veux dire que une réussite de d’atelier ce serait progressivement de faire monter la pression et qu’elle conduise effectivement à des transformations du processus mais que l’organisateur n’agisse pas comme un guide éclairé qui les invite à prendre pied dans l’organisation…

Imaginons que les enfants vraiment poussent en disant par exemple on voudrait faire un enregistrement, et un vrai CD en plusieurs exemplaires parce qu’on sent qu’on est capable de faire quelque chose maintenant depuis les années qu’on le fait. Il faudrait d’abord laisser monter cette pression, ne pas dire "oh c’était merveilleux, il faut vraiment faire le CD, on va faire le CD", etc. voir si vraiment ils résistent à tous les obstacles de pesanteur, d’obscurantisme, presque jouer le mauvais rôle, jusqu’au moment où les enfants arrivent à dire on a quand même gagné, on a pu le faire, parce qu’on avait décidé de le faire. Un autre groupe ne le fera pas ou restera indéfiniment dans l’improvisation collective ou des succession de solos, etc.

Je serais personnellement assez déçu qu’il faille mettre en place une structure de gestion dans laquelle on invite les enfants à prendre le pouvoir parce qu’en plus c’est très peu conforme à ce qui va se passer dans le vaste monde, le pouvoir cela se prend.

F.B. : C’est vrai que c’est un jeu entre plusieurs forces et que c’est vrai que un papillon ne sort pas de sa chrysalide sans faire de gros efforts. Au fond c’est un peu la même situation que vous soulevez, si vous aidez le papillon à sortir de sa chrysalide, il ne peut pas se déployer complètement.

T.DS. : Exactement. Tu disais les enfants reçoivent la cassette, il la font écouter et on peut imaginer que l’enfant fait l’expérience que son produit n’est pas une oeuvre d’art et c’est très bien, parce que je trouve qu’il n’y a rien de pire pour un enfant que de lui faire croire que c’est un petit génie et que tout le monde va pleurer devant ses œuvres. C’est horrible, c’est le condamner à devenir un éternel incompris. Par contre le fait que cette cassette existe permettra peut-être à l’enfant de constater que ce qu’il a produit ne fait pas s’évanouir les gens d’émotion mais que, parmi les gens à qui il la fait écouter, de temps en temps quelqu’un lui manifeste un peu d’étonnement, a tout à coup un petit réflexe que l’enfant perçoit et qui est un signal pour l’enfant : tu as réussi à toucher quelqu’un, tu as peut être fait cela sans y penser, tu n’était pas en train de le faire pour lui mais tu as vu comment il a réagi. Donc, malgré tout il y a médiation musicale, mais qui ne fonctionne pas sur le mode de la certitude ou du stimulus/réponse ou de l’œuvre universelle. Et je pense que cette résistance sociale à l’extase esthétique devant ce que l’enfant a produit est très intéressante, très importante, pas forcément pour que l’enfant devienne un musicien, mais pour que l’enfant découvre que c’est aussi à lui à sentir la réponse qu’il obtient par rapport à ce qu’il fait.

H.T. : Avec les cassettes qu’on a remises aux enfants, le grand avantage c’est que, à l’opposition de n’importe quel dessin, n’importe quel tableau, n’importe quel cendrier, la famille ne peut pas émettre d’opinion, est dans l’impossibilité de lui dire : c’est tout de même bien ce que tu as fait, tu progresses, etc. Donc cela c’est la magie du son qui s’arrête sur lui-même. Je me souviens d’une fillette.. que d’ailleurs on a repris six ans après, qui faisait pratiquement la même musique, donc qui était très très forte : elle s’est écoutée une fois, elle a laissé sa cassette là, elle sait qu’elle l’a fait, elle sait qu’elle l’a produit, mais elle ne va pas se réécouter deux fois. Il y a des enfants qui vont passer de nombreuses heures à se réécouter, est-ce qu’ils se remémorent une époque, un certain moment, je ne sais pas. Je crois tout de même que nous devons accepter qu’il y ait des jardins secrets, chez nous tous que diable, et là particulièrement. Nous avons acquis certaines forces et quand on nous interroge sur nos jardins secrets, nous savons ruser plus ou moins et encore. Mais les enfants ne savent pas encore comment on fait là où il y a quelqu’un qui viole.

L’art, là, est en pleine évolution parce que tout l’art a une valeur marchande, tandis que la grande leçon de la musique, c’est qu’il n’y a plus de valeur marchande à un moment donné ; et là on ne sait pas comment faire puisque toute la vie est faite de valeur marchande et de qualificatifs.

A.C. : Quand il y a improvisation libre, on peut tout à fait accepter que effectivement il n’y ait plus de blanches, ni de rondes, ni noires, ce n’est pas propulsé, régi par un métronome. Il faudrait réussir à accepter cette sorte de musique, qui en est une, mais qui n’entre absolument pas dans les canons de ce qu’on a bien voulu mettre en règle et en loi et en norme et cela c’est encore une question d’éducation parce que finalement on est en train de réagir, on est en train de dire il faut les évaluer, est-ce qu’un jour ils vont réussir à mettre un triolet de croches dans une mesure à deux temps. On réagit par rapport à une norme "classico-romantique", mais il y a tout un réseau d’autres musiques où on a pas besoin de cela.

T.DS. : L’enjeu est-il d’accepter cette production enfantine comme étant une musique à part entière et de lui dire qu’ effectivement elle a le droit d’exister, ou l’enjeu est-il que si vraiment ce mode d’expression a du sens pour l’enfant, il s’agit de le rendre capable de lui faire gagner sa légitimité. Je ne parle pas alors en terme d’accueil, je parle de force, d’imposition, avec tous les échecs que cela suppose ou toutes les mises au point de contexte de réception, de circulation pour ce type de produit. Je ne suis pas pour une position très accueillante, mais pour déjà un peu jouer l’inertie d’une société par rapport à quelque chose, ce qui est finalement un bon entraînement pour l’enfant. Si vraiment cela a du sens pour lui, c’est à lui d’en convaincre son époque.

H.T. : Est-ce qu’on ne va pas un peu vite,. Peut-on faire l’économie de la question que Monsieur Castanet a posée au point de vue d’un changement de mentalité dans cet héritage romantique. Je me réfère de nouveau à John Cage et à toutes ses prises de positions, qui ne sont pas musicales, qui sont plutôt philosophiques, et je pense aux cris d’horreur, aux cris d’effroi de Jacques Attali qui dit que John Cage détruit toute la musique, toute la possibilité d’avoir le moindre échange. Si Jacques Attali, qui n’est pas le dernier des imbéciles, piaille comme une vieille dame choquée, nous nous trouvons-là dans une révolution de la pensée qui est aussi amorcée chez Duchamp, chez Mallarmé. Révolution qui a été en grande partie récupérée par le commerce, des tas de choses sont maintenant qualifiables du point de vue financier. Mais pour le son, la révolution n’a pas eu lieu, la révolution a été avortée : les découvertes de la pensée humaine par rapport au son, qui sont absolument parallèles à celles des autres arts, ont simplement été ignorées. Des gens comme Attali hurlent de peur et en réalité tout le monde hurle de peur. Alors cette peur, peut-on en faire l’économie ?

Je crois qu’il faut d’abord savoir de quelle peur il s’agit, pour être d’abord sûr qu’on ne l’a pas et qu’on ne le transmet pas involontairement. Les ateliers se protègent eux-mêmes, ils sont plus ou moins bétonnés, au niveau des Tohu-bohu en tout cas puisqu’on ne peut pas en changer les règles. Mais au niveau de cette sorte d’interrogation que nous posons ce matin, nous pouvons introduire involontairement tout un romantisme, toute une façon de penser qui est celle de la société où la révolution sonore ne s’est pas faite. Moi je veux bien qu’on ne continue pas d’en parler si vous avez l’impression qu’on perd son temps, mais on sent justement que cette question on ne peut pas en faire l’économie en disant : oui, enfin on n’a peut-être pas, on n’est pas tous du même avis, cela ne fait rien, on va aller de l’avant.

Chaque personnalité de professeur amène sa différence et il va en faire ce qu’il veut après tout : on n’est pas là pour dire arrêtez, ce n’est pas cela qu’il faut dire. On peut imaginer leur donner une sorte de mode d’emploi à l’avance, ne faites pas ceci, ne faites pas cela, tâchez de ne pas qualifier ce qui s’est passé, etc. Je n’y crois pas beaucoup parce que là où un atelier s’est installé c’est que le professeur est mordu quelque part, il est intéressé, il respecte les élèves, il respecte les enfants. Donc, laissons-le quasi aller, faisons-lui confiance. De toute façon, je ne vois pas comment on pourrait ne pas lui faire confiance. Mais pour nous ici, dans cette élaboration qui me paraît tout de même extrêmement importante, qu’est-ce que nous voyons dans ce monde, dans cette société, quel est notre apport. Je suis très heureux de la présence de Monsieur Castanet, son livre éclaire d’une façon extrêmement précise la non-révolution du point de vue sonore et la peur, pas seulement des dégâts, mais la peur de tout le monde par rapport au chaos, par rapport à ce qu’on n’a pas apprivoisé, ce qui n’est pas rentré dans des qualifications. Mais le chaos on le porte tout le temps en nous sans arrêt, c’est tout le temps, partout. Dans toutes les situations on a quelque chose qui n’est pas contrôlable, on ne peut pas en prendre conscience, sauf par après, un peu, ah oui c’est comme cela que cela s’est passé, mais de là à rendre compte, de là à en prendre possession par une sorte de prise de conscience, là je crois qu’il faut perdre cet espoir-là qui serait aussi une façon de penser le monde pour le prendre en main…

A.C. : Effectivement comme le dit Sophocle, tout est bruit pour qui a peur, mais effectivement le bruit fait partie intégrante de notre univers. Mais ce qui me fait un petit peu réagir c’est au niveau de l’instrumentarium des ateliers que j’ai vu, parce que finalement l’instrumentarium est une référence hyper-romantique. On a vu un violoncelle, on a vu un piano à queue, alors pourquoi pas prendre un piano bastringue, déglingué, pourquoi pas prendre une vinia indienne accordée en tiers de ton, pourquoi pas prendre simplement du papier journal pour en faire un matériau…

H.T. : C’était la position en France il y a vingt-cinq ans : on supprime tous les instruments de notre tradition parce qu’ils sont tous tonals, ils sont tous romantiques : c’est une belle époque très intéressante, très passionnante, mais soyons sérieux, nous sommes dans une société où tout est plus ou moins encore romantique, le violoncelle cela chante, c’est beau, c’est merveilleux, pourquoi est-ce qu’il faudrait s’en séparer. Il n’y a jamais de nouveau, il n’y a jamais rien qui tout d’un coup arrive. Nous ne changeons pas de planète, nous respirons de la même façon, on ressent les choses de la même façon.

Je tiens beaucoup à des petits instruments aléatoires, électroniques, mais à part cela c’est des instruments de notre monde à nous. Si on incite l’enfant à refuser son héritage, on le déstabilise complètement. Oui, bravo on a eu des ruptures très intéressantes mais arrêtons les dégâts, ne pourchassons pas l’enfant en disant plus tu es en rupture plus cela sera merveilleux.

T.DS. : Cela dépend un peu de leur milieu d’origine mais ces enfants quand même n’ont jamais eu de contact avec des instruments romantiques. Ils les connaissent par la vibration plus ou moins aléatoire d’une membrane de papier ou de caoutchouc qui sort d’un haut-parleur, mais je ne pense pas que le problème soit de dire que de toute façon c’est leur univers, ils le connaissent. Par contre ce que je trouve intéressant dans ces instruments-là c’est que, comme ils sont issus d’une époque où on a voulu rendre la production sonore très performante, ils ont un côté Formule 1, qui fait d’ailleurs boucher les oreilles des enfants, parce que les enfants ils ont toujours tapé sur des objets mais tout à coup ils sont devant un objet tel que, quand ils tapent c’est tout autre chose. Le piano a une tenue de notes, une qualité, une profondeur, une prise sur les tripes, etc. que probablement ils n’ont jamais entendu, et cela je trouve que c’est quand même un message qu’ils reçoivent : maintenant on n’est pas là pour rigoler au sens, tu sens que c’est une Formule 1, un condensé de travail, d’intelligence, de calcul et de matériau étudié, etc.

H.T. : N’oublions pas le micro, l’importance de l’amplification au niveau du micro et de la voix au micro, sa propre voix et la voix des autres. Plus le cri de l’animal et plus la découverte de l’instrument électronique. Ce sont de petits instruments électroniques qui traînent là et le jour où ils le mettent en marche, par hasard, ils sont confrontés avec une sorte de surprise, une certaine peur, parce que ce son-là ils ne s’attendaient pas à l’avoir.

D.H. : L’histoire de l’éducation est une histoire bégayante. Quelqu’un qui la travaille pendant trente ans comme c’est mon cas en a la nausée, parce que cette espèce de débauche d’énergie pour reprendre à nouveau des questions semble vraiment faire partie de cette espèce de dépense. On recommence, on refait. Mais en même temps, et c’est la règle même qui est imposée à ces palabres, c’est que le millième bégaiement a sa vertu propre, n’est pas répétitif, parce que justement le bégaiement n’est pas une répétition, c’est une insistance.

Et donc on est là dans un lieu où on tente de ré-insister sur la question avec peut-être quelque chance d’apporter du neuf, par contre il y a du déjà là, il y a du déjà dit et tout autodidacte est un imposteur.

Dans tout ce qu’on a essayé de dire là, on a abordé énormément de questions qui préoccupent les gens qui réfléchissent à une éducation depuis Pestalozzi puisqu’on pourrait comparer, toutes proportions gardées, le projet de Thys et ses ateliers, avec l’œuvre de Pestalozzi. Pas avec la totalité de l’œuvre, et c’est cela qui serait intéressant de voir, comment l’institutionnalisation vraiment figée a conduit Pestalozzi à abandonner à leur rivalité tous ses successeurs qui se mangent entre-eux, à les abandonner pour aller lui refonder un petit institut avec des sourds et des aveugles pour pouvoir recommencer quelque chose. Je pensais cette nuit à une phrase de St-Augustin qui m’est revenue : "l’homme a été créé pour qu’il y ait du commencement : initium". Donc on peut toujours recommencer, cela sera toujours du commencement en soi. Pestalozzi voulait toujours qu’il y ait un initium, j’ai l’impression que c’est votre hantise aussi que tout soit initium et non pas du réchauffé.

Il y a toujours le recommencement, qui est toujours un absolu du commencement qui est celui de l’interprétation. Si je rentre chez moi que je joue une fugue de Bach et bien je la jouerai différemment que je l’ai jouée avant-hier, je serai saisi par quelque chose qui m’avait échappé alors que je l’avais cent fois jouée.

Il y a une oeuvre extrêmement courte où Pestalozzi va se trouver avec une situation extrême puisqu’on lui demande de prendre en charge des orphelins dont les parents ont été massacrés par ceux qu’ils l’envoient. Donc une situation impossible, ces enfants sont dans un dénuement total et lui c’est un patriote qui adhère aux idéaux des lumières et la Révolution Française. Donc que faire. L’une des grandes découvertes de Pestalozzi c’est que si ces enfants-là portent en eux-mêmes leur seule ressource elle n’est possible que si cette ressource est encadrée par des contraintes. J’aime énormément le fait que vous ayez choisi le mot contrainte pour l’opposer au mot limite, parce que le mot contrainte fait couple avec le mot ressource. Toute opération stratégique est essentiellement l’art de transformer une contrainte en une ressource sans qu’elle soit jamais déniée comme contrainte.

Pestalozzi est affronté à cela, la demande du gouvernement qui veut que ces enfants-là soient éduqués pour faire de bons et convenables citoyens, les autres collègues qui ne comprennent rien à son projet, si bien que cela le conduit à une solitude totale. Il n’est heureux que s’il est seul, avec l’impossibilité qu’il a de franchir ce qu’il appelle la béance entre ce qu’il fait et le discours qu’on peut tenir dessus. Et pourtant il s’obstine à écrire - et quand je vous entends mais j’ai l’impression quelque fois d’entendre Pesalozzi revenu parmi nous - il s’obstine à provoquer la terre entière autour de lui pour qu’on comprenne ce qu’il est en train de faire. Le projet Pestalozzi, c’est que ces enfants-là apprennent à lire, mais en récusant toutes les méthodes, tout ce qui a pu être utilisé jusque-là pour cet apprentissage, en particulier le dressage. Donc il est en train d’inventer, et il se fout dedans complètement à un certain moment ; et il revient en arrière, il recommence. C’est quelqu’un qui a une idée très claire : les enfants du peuple ne se tireront d’affaire que s’ils restent peuple premièrement ; deuxièmement ils ne se tireront d’affaire que s’ils disposent des instruments qui peuvent assurer leur émancipation, c’est-à-dire à ce moment-là, lire, écrire, et compter mais surtout lire ; et troisièmement même si ce sont des enfants sauvages, des enfants mal élevés, de petites brutes, de petits salauds - ils se battent entre eux, ils se dénoncent, ils font des vacheries en permanence, c’est un petit monde horrible - ils possèdent en eux-mêmes, en eux-mêmes seul, à titre individuel, et en tant que petit groupe, la ressource pour pouvoir se tirer d’affaire.

H.T. : C’est un peu rousseauiste…

D.H. : Il le dit, sauf que Rousseau est un sacré manipulateur et Pestalozzi ne veut pas l’être… Là, donc, il y a donc une définition de la présence de l’adulte qui est déjà l’adulte, et qui essaye de faire dire aux enfants son propre projet à lui, comme si c’était le leur. Cet homme absolument sincère devient quelqu’un qui tente justement, au fond, de recevoir en miroir, par la bouche des enfants comme si c’était d’eux, ce qui est son propre projet, c’est-à-dire le projet d’émancipation . Donc là peut-être que le progrès qu’on a fait sur cette situation-là, c’est que nous sommes beaucoup plus conscients que Pestalozzi et son temps de la manière presque brutale et presque même on pourrait dire grossière, dont il tente de faire dire son projet par les enfants.

Pour lui, c’est naturel parce que les enfants sont les plus sauvages, les plus démunis, ce sont eux qui vont me dire la vérité. Ils sont porteurs de la vérité mais il faut la leur faire dire dans les termes à nous, c’est cela l’ennui, alors qu’ils la disent de mille manières. On est bien là de nouveau devant un problème comme celui-là mais avec peut-être une conscience plus paralysée que la sienne des risques de faire dire aux enfants prématurément ou inopportunément ou en falsifiant la réalité, non pas simplement qu’ils adhèrent au projet mais que notre projet est bien le leur,…

I.S. : Je peux ouvrir une parenthèse à propos de la question bruit/son, Cage, etc. Moi si les enfants avaient dit, comme un seul homme, on vient d’apprendre qu’il n’y a pas de vraie différence entre le bruit et le son, il me semble que ce serait du Pestalozzi.

D.H. : Oui cela serait cela, nous venons d’apprendre que, mais plus encore, nous venons d’inventer que. Pour revenir à une autre question, si on veut rechercher des origines non fabuleuses dans le bégaiement général, je reviens sur le thème de la résistance de l’enseignant, la résistance de l’animateur, la résistance du moniteur…, on ne sait pas très bien comment on l’appelle…

I.S. : On a proposé régisseur dans le temps…

D.H. : C’est marrant régisseur, c’est astucieux : il n’est pas le guide éclairé, il veille à la bonne tenue ou à la bonne disponibilité des choses, mais les choses étant prises dans un sens le plus large possible : le matériel incarne les intentions, c’est parfaitement clair dans votre structure, la structure c’est un diktat, elle est morale au sens des sciences morales. Cela se rapproche mais cela s’éloigne aussi du courant de la pédagogie institutionnelle, fin des années 50 début des années 60. Ces gens-là se différencient de la non directivité permissive tous azimuts, de type adoration de l’enfant, idolâtrie de ce qui est fait, c’est beau, etc. Ils reprennent, eux ; le mot instituteur parce que précisément c’est celui qui veille à l’institution, mais avec la distinction classique entre institution/institué et institution/instituante. Pour eux le groupe va être l’acteur collectif de l’institution/instituante mais il ne peut faire une institution/instituante que s’il y a un lieu où on ne fait pas n’importe quoi, n’importe comment. Et d’autre part il y a des moments, et en particulier le moment du conseil qui est le moment clé, où non seulement le régisseur apparaît comme celui qui veille à la bonne tenue de tout ce qui est la matérialisation de l’idée mais où il apparaît comme lui-même soumis aux règles.

C’est là que je m’interroge parce que je ne vois pas assez pour le moment quels sont les indicateurs que le régisseur donne pour montrer aux enfants qu’à certains moments, ou que dans certaines circonstances, il est avec eux dans une totale égalité par rapport à des règles qui le dépassent lui-même et qu’il n’a pas simplement posé ces contraintes-là par astuce pédagogique. Ce sont des contraintes convenues, mais c’est une convention qui a sa, on pourrait dire, sa légitimité en dehors du diktat du régisseur, c’est-à-dire qu’il est lui-même soumis à cette règle-là.

Il y a eu une remarque de Madame Stengers qui est vraiment tout à fait pertinente en l’occurrence : s’il y a une introduction d’une sorte disons de co-gestion du processus, le prix à payer de cette introduction est considérable, il modifie même les choses. On se trouve pris là vraiment dans une contradiction éducative qu’il faut assumer telle quelle parce que introduire une co-gestion de processus peut casser complètement le dispositif et avec le nombre d’heures dont disposent ces ateliers, il n’y a pas moyen de s’y retrouver, ce n’est pas assez long, c’est une durée qui est ou trop courte ou trop longue. Une durée très courte permettrait un événement extrêmement brutal, extrêmement rapide dont on refuse absolument de maîtriser, et même de connaître, quelle que conséquence que ce soit. Avec quelque chose de vraiment court pourrait dramatiser les choses. Mais une gestion dédramatisée, selon la définition de Fernand Oury le rituel c’est un processus de dédramatisation, demande certainement plus que huit séances d’une heure hebdomadaire. Tous ceux qui ont fait un peu de pédagogie institutionnelle, de psychothérapie institutionnelle savent la longueur, la longueur de ces processus-là. Donc il faut accepter, par rapport à l’association des enfants à l’évaluation du processus, une solution probablement insatisfaisante mais qui coïncide avec la contrainte du temps. Mais cela conduit alors à ce que se pose alors le problème de la formation du régisseur.

H.T. : Le mot régisseur est indiscutablement, vous l’avez bien éclairé, le mot qu’il faut dans le processus du Tohu-bohu. C’est vraiment un régisseur comme au cinéma, comme une production de cinéma, est-ce qu’il n’a rien oublié, est-ce qu’il a bien géré les règles et chaque fois qu’il est intervenu pour gérer les règles, il disparaît du champ, il sort de l’enceinte. A partir du moment où on emploie les espaces temps et les partitions, je ne sais pas si le professeur est un régisseur, là le mot me dérange très fort. Je ne pense pas que le professeur qui a ses élèves le restant de l’année va devoir retirer ses vêtements de professeur et devenir un régisseur. Il garde son rôle de professeur qui aborde d’une autre façon, son savoir et sa transmission du savoir. Il ne peut plus disparaître, c’est au contraire une présence perpétuelle mais de quelqu’un qui est le même, un professeur, mais qui n’agit plus de la même façon, qui n’a plus le même savoir et qui n’a plus les mêmes relations.

I.S. : Une chose que je voudrais reprendre c’est le fait que ceux qui proposent le font non pas en temps que auteurs - on a eu une bonne idée d’ailleurs on est prêts à en changer - mais en tant que transmetteurs : il y a là quelque chose qu’on est pas libre de changer, on n’est pas dans la bonne volonté de la négociation. C’est justement pour cela que, pour moi, c’est institutionnellement intéressant. C’est vrai que le succès que je rêverais serait quelque chose comme une analyse institutionnelle mais avec un sens de l’institution et de l’époque un peu différent par rapport aux années 50. Si la même personne peut jouer le rôle d’instituteur ou de prof en agissant de façon différente, que ce soit un accès pour les élèves pour comprendre ce qu’il en est de ce rôle, ce qui est demandé de ce rôle, pour saisir que ce rôle se construit, et qu’aucune des évaluations, aucun des critères, n’ont de sens indépendamment de cette situation-là. Quand le prof dit c’est bien, c’est pas plus bien, vraiment bien que quand il ne dit rien dans son autre rôle. Cela permet de concevoir ces scènes de transmission comme des scènes, pas comme des endroits où c’est la vérité qui se joue. Evidemment ce n’est pas à l’âge de six ans que mpn rêve pourrait s’accomplir, parce que à six ans on est encore dans cet âge béni où si on joue le loup, l’enfant peut avoir peur du loup. Par contre plus tard, il pourrait se rendre compte de ce que il n’y a pas un secret, un plan caché derrière la tête des adultes

Si la question "que nous veulent-ils ?" n’est pas d’une manière ou d’une autre produite, cela ne veut pas dire que les ados savent ce qu’on leur veut, c’est tout de même la question qu’on ne peut pas ignorer,

T.DS. : Mais cette question change d’échelle : je pense que la notion d’une vraie finalité n’est perceptible aux yeux de l’enfant que relativement tard, que quand lui-même est capable de mettre au point des projets qui ont un aboutissement. Mais il y a le "que nous veulent-ils" dans des séquences très courtes et qui ont leur propre demande de regard positif vis-à-vis de l’adulte ? Même si l’enfant à six ans et demi, s’il ne reçoit pas l’approbation, ni la désapprobation de la part du régisseur, l’autre ne bouge pas, il conclut, ok donc ceci n’est pas de mise, je continue à faire ce que je dois, ou ce que je pense devoir,

I.S. : Mais là Stern disait très bien pour l’enfant a l’habitude de passer d’une scène à l’autre là je suis ceci, là je suis cela. Ce n’est pas un événement qui doit être prolongé, c’est une expérience. Mais à partir d’un certain type d’âge, c’est quelque chose qui pose problème. Et au fond on pourrait dire que à partir de ce type d’âge, outre toutes ses autres qualités éventuelles, le dispositif lui-même peut poser ce problème de manière peut être un tout petit peu plus précoce, et venant autrement. Fabriquant ce problème que de toute façon les enfants devront aborder, un peu comme l’aiguille sur la partition fabrique le problème du rapport au temps.

H.T. : Il est très important que l’élève ne se dise pas : ils ont un projet caché, on nous entraîne quelque part, on nous capte, on nous prend, etc. Je crois que ce qui est important c’est que le professeur qui fait son rôle, sa mission le restant de l’année et qui a envie de faire les ateliers, apparaisse comme le monsieur qui ne sait pas, qui n’a pas un savoir plus grand que les enfants eux-mêmes dans cette situation où l’enfant n’a pas de liberté, aucune liberté, voyons. Il est important que le professeur apparaisse comme n’ayant pas de projet caché puisqu’il n’en sait pas plus.

D.H. : Excusez-moi de vous interrompre mais il me semble qu’il y a une obsession, là. Pourquoi s’accrocher tellement à l’idée que le professeur n’en sait pas plus ? Si un prof de musique est mis en présence d’enfants dans cette situation-là, si il connaît le projet, si il sait qu’une des règles c’est de ne pas donner aucune espèce d’évaluation, il n’y a pas de problème. On a employé tout à l’heure le mot de violence, la violence qui est faite aux élèves à ce moment-là, c’est précisément de situer le professeur dans un rôle inattendu, dans un rôle surprenant du régisseur qui se retire, or s’il se retire physiquement, il ne se retire pas effectivement, moralement, donc il y a toute une espèce de processus qui se met en place entre lui et les élèves. Le jeu des contraintes tel qu’il est mis en place fait en sorte que elles vont se substituer, et que c’est elles qui sont les éléments d’évaluation. Alors, pour reprendre ce que vous disiez, le régisseur ou le maître ne connaît rien : si il connaît, il connaît les règles, il a accepté les règles pour des raisons diverses et il sait qu’il y a déjà eu des expériences similaires qui ont eu lieu à Bâle, qui ont eu lieu à Genève, qui ont eu lieu à tel endroit, il sait qu’il y a des personnalités qui sont des "autoritates", parce que c’est vrai, qui participent à la réflexion autour de ces affaires-là, il sait que vous êtes en rapport musical et social avec tout un lot de musiciens, de penseurs, d’essayistes de toutes sortes. Donc tout ceci fait partie de ce que le maître sait et que les élèves ne savent pas…