Méthode Thys

Micro-séminaire du 30/09/2000 - 2ième partie

Abréviations :

Françoise BRUSCHWEILER : F.B.

Pierre-Albert CASTANET : A.C.

Didier DEMORCY : D.D.

Thierry DE SMEDT : T.DS.

Henriette FRITZ-THYS : H.F.

Daniel HAMELINE : D.H.

Louis LERY : L.L.

Nicole LERY : N.L.

Isabelle STENGERS : I.S.

Emmanuel THYS : E.T.

Hervé THYS : H.T.

Roland VUATAZ : R.V.

A.C. : On sent qu’il y a une différence à faire entre l’actif et le passif, excusez-moi de jouer sur les mots mais entre adulte et enfant, on pourrait avoir d’un côté pour l’adulte un évaluant soi-disant évolué et de l’autre côté, un évoluant soi-disant évalué… Effectivement l’adulte avec tout cet univers, il n’est pas idiot, il est bien au cœur de son projet et en plus si il est professeur, c’est-à-dire professionnel, de la profession comme on dit quand on remet des Oscars, en principe il est au courant d’un certain nombre de choses. Donc il réagit même si il ferme non pas ses oreilles mais en tout cas sa bouche pour ne rien dire, il a quand même une idée, cela c’est sûr. Pour lui, au fond de lui-même, il sait très bien si tel enfant est grosso modo dans la bonne voie selon lui… Donc c’est un peu plus compliqué que cela de dire que, l’enseignant ou le professeur, ou le régisseur ne sait pas ou n’en sait rien.

S’agissant d’improvisation, je pense qu’il n’existe pas de professeur d’improvisation, je pense que si on est professeur d’improvisation c’est qu’on rentre déjà dans une norme. Alors il existe des écoles d’improvisation de jazz, mais si on est professeur de jazz on sait très bien quelles règles adopter et, quand on fait des études d’orgue, ce n’est pas de l’improvisation, c’est un exercice de style avec des règles et des lois, des codes, c’est comme des rédactions.

D.H. : Puisqu’on cause d’une donnée qui est assez fondamentale aux ateliers, je me souviens, ce qui m’avait frappé dans un séminaire du cas d’une personne qui n’avait vraiment jamais approché un piano. Tu (RV) ne l’avais pas laissé seule devant le piano cette fois-là, d’autres fois tu laisses la personne totalement seule, là tu ne l’avais pas laissée seule et tu t’étais installé à la basse pour faire ce qu’elle te demandait de faire à la basse. Il y avait là une sorte d’accompagnement parce qu’au bout d’un moment tu as commencé à dessiner une basse, sur sa demande et on sentait qu’elle prenait de l’assurance parce qu’elle était assistée, elle n’avait pas affaire à quelqu’un qui était le prof qui savait, mais quelqu’un qui était là au fond pour lui faire faire. C’est un problème qu’on a toujours rencontré dans les expériences non directives ou institutionnalistes, qui est l’économie des prolégomènes. Il n’y a pas de solution pédagogique satisfaisante, il faut toujours peser le pour et le contre, mais là il n’y a aucun doute que cette personne-là, à mon avis, s’est trouvée assurée dans sa prise en compte de cet énorme piano, dont elle avait une frousse pas possible, surtout que c’était en présence d’une assistance, d’un public. Elle a fait l’économie d’un certain nombre de prolégomènes parce que elle avait l’assurance de quelqu’un à côté d’elle, une présence pas simplement de catalyse mais d’assistance, on pourrait dire d’assistance minimale à l’apprenant en danger.

Comme dit Jankelevitch, on n’apprend pas à commencer, pour commencer il faut simplement avoir du courage. Alors je prends cet exemple-là parce que par rapport à l’ensemble du dispositif il y a cette question de l’économie des prolégomènes, en particulier du fait que c’est une expérience relativement courte dans le temps.

R.V. : Je profite de ce tout petit moment de silence pour vous annoncer que je vais m’en aller discrètement puisque je dois être à La Par-Dieu à 12 h.40 je dois être ... juste pour vous dire un souci que j’avais, sur lequel vous pourriez éventuellement m’aider. Les élèves qui ont suivi les ateliers Thys à partir de l’âge de 7 ans faisaient parallèlement un cours de solfège et le dilemme dans lequel je me trouve dans l’hypothèse d’une poursuite de ces ateliers dans mon conservatoire c’est la question de savoir si je peux mener parallèlement, ce qui serait au fond mon souhait, des ateliers de ce type sur toute l’année et un cours de solfège qui lui dit son nom clairement. Le problème est la possibilité pour l’enfant d’assumer deux démarches parallèles et certainement distinctes, totalement ou presque.

I.S. : J’ai presque l’impression que de ce point de vue-là entre ce qui s’appelle la partition et apprendre le solfège c’est aussi différent qu’entre apprendre à parler et apprendre à écrire, ou entre des maths et de la poésie,

D.H. : On est dans la question-serpent de mer de tous les enseignements cloisonnés. Dans le monde scolaire c’est très clair, les élèves voient le cloisonnement comme presque dans la nature des choses et les efforts pour faire communiquer comme presque un peu hurluberlu. Alors quel serait l’intérêt d’avoir à brutaliser cette vision des choses et quel serait l’intérêt de la résonance intérieure chez les enfants de l’expérience de la partition. Est-ce qu’il faut laisser totalement en liberté non surveillée les rapprochements qu’ils peuvent faire entre les deux univers. Moi je suis quand même préoccupé par la question de savoir si l’on ne manque pas certaines correspondances, mais en même temps si on veut brutaliser les correspondances on fait perdre à chacun des deux processus son originalité. Est-ce qu’il y aurait moyen par exemple de démystifier sans agression l’enseignement du solfège, faire passer la possibilité de "solfégiser" de multiple manières. Dans votre dispositif partition, les enfants à mon sens ne peuvent pas ne pas avoir au bout d’un moment un certain type de codage minimal, personnel et puis qu’ils partagent peut-être même avec d’autres. Alors est-ce que ce fait-là peut être attaché avec le fait qu’on leur apprenne qu’il existe effectivement des multiplicités de manières de coder de la musique dont il y en a une qui est actuellement dans notre société la plus standardisée. Peut-être est-ce que c’est rompre avec cette espèce d’Isola superbe de l’atelier par rapport au reste, mais en même temps vous plaidez l’Isola cher Monsieur et vous plaidez l’intégration…

H.T. : Bien entendu…

D.H. : Dans une contradiction vive, mais vous dites aux autres d’en faire quelque chose…

H.T. : La présence de Roland Vuataz est très intéressante pour moi, parce que Roland n’a pas caché, et vous le savez bien, que depuis vingt, trente ans il a un projet pour la musique, il a un projet pour son enseignement qui est la musique improvisée d’une certaine façon. Quand je suis arrivé, il n’a pas réfléchi trois secondes, il m’a dit allons-y on le fait, parce que cela s’emboîtait, il l’a dit hier, dans son projet à lui, et je n’ai pas senti mon ami Roland le moins modifié en quoi que ce soit par le dispositif qu’il a utilisé, ni dans le Tohu-bohu, ni par après. Ce qui s’est passé à Bâle, c’est exactement l’opposé. A Bâle je tombe sur quelqu’un qui n’a pas de projet : ils font beaucoup de musique contemporaine, de musique électronique, etc. ils sont très, très précis, ils ont raté un projet qu’ils avaient annoncé en grandes pompes il y a une dizaine d’années, des cours où l’enfant faisait tout ce qu’il voulait avec tous les instruments mais il y avait un professeur qui tenait les bras des enfants pour que les rythmes soient bons, etc. Cela a été l’échec retentissant… Ils ont fait neuf séances d’apprivoisement par rapport à cette crainte qu’ils avaient et ce que j’aime énormément c’est que il y a eu deux ou trois séances rien qu’avec le directeur et avec le professeur qui avaient envie de le faire. Le professeur avait quelque part une crainte de ce nouveau rôle qu’il allait jouer et c’est pour cela que pour moi il l’a très bien joué : parce qu’il s’est transformé à l’avance. Je ne dis pas que je ne suis pas intéressé par ce que Roland a fait, mais Roland a pris un peu en otage la méthode pour son projet auquel il continue de croire. Bon c’est son droit naturellement et je ne dis rien qu’il n’a pas de raison d’y croire, mais à Bâle nous nous trouvons dans une situation extrêmement intéressante où ils jouent entièrement le jeu d’être intéressés, de s’y apprivoiser eux-mêmes et de se transformer eux-mêmes au niveau de l’expérience. De voir, sans qu’ils nous l’aient dit avec des mots, parce que ils ne savent pas utiliser les mots, un enthousiasme chez le directeur, chez le professeur de ce qui leur est arrivé dès la première séance avec cette décision, je n’ose pas poser la question : qu’est-ce qui vous intéresse là-dedans ? Parce qu’ils ne sauraient pas le sortir, et je n’ai pas le tire-bouchon pour le sortir.

I.S. : J’ai toujours été impressionnée en ce qui concerne la lecture, par les travaux sur tous les déficits liés à un accident au cerveau : on se rend compte que apprendre à lire c’est vraiment se fabriquer une capacité cérébrale qui ne préexiste pas et est extrêmement compliqué, on a l’impression que dans l’histoire humaine s’est produit un type de transformation du type de ceux qui arrivent avant la naissance, c’est comme une nouvelle naissance pour le cerveau : une fois qu’on sait lire, on ne peut pas s’en empêcher, on sait lire, comme on ne peut pas s’empêcher de voir, comme on ne peut pas s’empêcher de comprendre les mots… C’’est un pli, c’est ce que j’appelle un pli du cerveau, on a pris le pli et ce n’est pas rien de prendre le pli.

L’écriture musicale est une toute autre chose puisque c’est un pli beaucoup plus exceptionnel, ceux qui savent lire une partition et s’imaginer ce que cela peut vouloir dire, ils sont très très peu… Donc, l’idée d’expérimenter sur le passage d’une espèce d’oral à de l’écrit autrement que par la voie savante qu’a pris l’histoire de l’écriture musicale dans nos pays me semble intéressante, parce qu’on ne sait pas encore très bien comment on peut prendre ce pli là, qui donne sa liberté à l’écriture au sens usuel. Parce que quand j’écris, j’improvise, encore beaucoup plus que quand je parle, tous ceux qui aiment écrire savent cela…

Une des choses qui m’avait énormément plu, c’est l’histoire de la réinvention de l’écriture par les moines post-Charlemagne ; au moment où l’écriture est devenue à peu près aussi peu connue que la musique aujourd’hui, c’est-à-dire vraiment entre les mains des clercs. César était un génie parce qu’il comprenait à la première lecture, mais les moines ont inventé les blancs entre les mots, et on attend désormais de tous les enfants qu’ils sachent le faire.

A.C. : Il semble que de ce point de vue-là, entre l’oral et l’écrit il y a un paramètre relativement précis qui est celui de l’écoute intérieure. L’enfant peut se dire, ben oui j’ai improvisé cela, je me souviens très bien des sonorités de cloches qu’on peut avoir. Quand je veux faire une espèce de conducteur, une espèce de partition, il peut y avoir une écoute intérieure en disant mais qu’est-ce que j’ai envie d’entendre, et il me semble que le domaine de l’écoute n’a pas été beaucoup abordé sauf dans l’écoute directe, alors que cette écoute intérieure est tout à fait importante, est un maillon entre l’oral et l’écrit à mon sens.

D.H. : A ce propos je relève dans le document que vous nous avez distribué que l’animateur de Bâle dit à l’avant-dernière page, " vous n’avez jamais auparavant fait de formation à l’écoute", et le terme formation à l’écoute, et il le redit à une autre page, dans sa deuxième intervention. La notion de formation à l’écoute, qui rejoint tout à fait ce que Monsieur Castanet a relevé, est donc dans l’esprit de cet animateur, ce qui a été fait là : d’où reçoit-il cette notion, est-ce cela fait partie d’un message ou est-ce de lui ? Si c’est cela, il réinterprète, mais ce qui me frappe également c’est que il l’emploie avec les enfants, il en parle comme d’une chose qui va de soi : vous avez appris l’écoute. Il ne dit pas je vais employer une terminologie difficile à laquelle vous n’êtes pas habitués, je vais vous dire que ce qu’on a fait pendant cette année cela s’appelle "formation à l’écoute". Non, il emploie cela comme si c’était un désignant usuel, à l’intérieur de son rapport avec les élèves. Donc il y a bien quelque chose qui se joue là : ou il faut laisser à cet animateur-là cette espèce de liberté d’avoir appelé cela "formation à l’écoute", ou réinterpréter le tout comme étant un exercice de formation à l’écoute et se dire que, comme vient de le rappeler Monsieur Castanet, l’expérience de formation à l’écoute est vraiment importante. Faut-il re-mobiliser cela parmi les données "générales" du projet, parmi les objectifs de l’opération, ou est-ce qu’au contraire il faut dire, ceux qui voudront tirer parti de cela le feront, et ceux qui ne voudront pas en tirer parti, n’en tireront pas parti ?

I.S. : Ce serait une manière assez rusée et intéressante de présenter l’objectif s’il fallait donner un objectif, parce que formation à l’écoute est évidement pertinente dans un cursus où il est question de musique, mais tout aussi pertinente partout ailleurs, et donc cela ouvre le spectre aussi large que possible…

T.DS. : Une des façons d’échapper à la notion d’objectif c’est peut-être de façon plus moderne de parler de virtualité au sens ou Pierre Lévy l’emploie. Il dit que dans un programme d’ordinateur, dans un programme traitement de texte, il y a en virtualité les textes que ce programme est susceptible de produire, seulement ils sont en virtualité, c’est-à-dire que il faut encore que quelqu’un commence à les écrire, mais toujours à l’intérieur des virtualités des programmes et pas autrement. On pourrait dire la même chose ici : la méthode a un certain nombre de virtualités qui vont s’actualiser en fonction de la sensibilité de l’animateur, de certains événements qui vont se produire dans le groupe, etc... donc les objectifs c’est quelque chose à atteindre, tandis que la virtualité c’est quelque chose qui peut émerger, que le système peut faire apparaître mais dans des proportions qui sont extrêmement variables.

Je crois qu’une des virtualités c’est incontestablement la formation à l’écoute puisque au fond on est quand même dans un dispositif où n’ayant pas de support, ni d’enregistrement jouant un rôle interne au dispositif, tout ce qui se produit ne peut être capté qu’en y faisant attention, quand c’est parti c’est trop tard. Il y a un contraste par rapport à un tas d’expériences que l’enfant fait des situations d’écoute, je pense surtout de toutes les expériences médiatiques, où on peut reculer, revenir en arrière, relire, etc... et où l’attention à l’événement, la synchronisation avec le devenir n’ont pas d’importance puisque de toute façon on pourra y revenir. Là tout à coup c’est vraiment l’écoute qui prime sur le reste…

I.S. : Je soupçonne que la manière dont les adultes apprécient ce qu’ils voient fait intervenir cela aussi. On apprécie quand on a le sentiment que l’enfant écoute ce qu’il fait, ou bien il écoute ce que font les autres, en y répondant… le sentiment succès est lié à "tiens il s’est produit une écoute", sans que personne n’ait dit "écoute". Il y a eu écoute de quelque chose, mais on ne sait pas quoi, on ne sait pas ce qu’il écoute, mais il écoute.

Ce qui est intéressant est que le régisseur n’a pas dit aux élèves ou aux enfants "on va faire de la formation à l’écoute", avant, il le nomme après, quand cela a eu lieu. "C’était donc cela qu’on faisait, ok"…

H.T. : Le problème de la formation, c’est un sujet qu’on a déjà beaucoup débattu ensemble depuis des années. Je ne refuse pas la formation des régisseurs au niveau du Tohu-bohu. Mais quand on me parle de la formation du régisseur, qui serait professeur dans un conservatoire qui est professeur, moi je crois qu’on n’est plus sur le terrain, on n’est plus dans une réalité. Il est évident qu’avec la prudence de Bâle, ils n’ont pas fait d’erreur parce qu’ils nous ont demandé tous comment ils pouvaient faire, etc. et que ce n’est que par après qu’il a réintroduit sa façon de penser dans cette phrase…

D.H. : Il me semble que vous avez dit une image de la formation qui a quand même une originalité particulière : vous êtes en train de dénier cette volonté qui vous anime au fond personnellement. La formation cela peut être tout autre chose que de dire aux gens : bon alors voilà vous allez faire comme cela, à la minute temps vous faites ceci, à la minute temps vous observez cela. Quand j’emploie le mot formation, je l’emploie dans un sens, pour ma part, proche de ce qu’on est en train de faire en ce moment, c’est-à-dire que nous prenons des questions et mutuellement nous essayons de faire en sorte que premièrement on ne perde pas notre temps, deuxièmement que les questions qui sont des vraies questions soient traitées pour qu’on puisse voir apparaître quels sont les tenants et les aboutissants et les ressources et les contraintes des diverses solutions et puis en même temps elles nous fassent progresser dans la compréhension théorique des choses, le tout étant lié dans un aller/retour difficile. Donc pour moi, quand je dis former ces gens-là, c’est ce genre de séminaire.

Les professeurs qui diraient je suis d’accord pour être animateur d’un atelier de ce type, si on leur dit : "vous faites ce que vous voulez dès lors que vous suivez les règles, il y a 4 ou 5 règles, on ne vous explique même pas pourquoi on les a choisies, c’est venu comme cela, c’est notre diktat, vous les appliquez et puis il se passera des choses, vous verrez bien, vous apprécierez cela comme vous voudrez, nous on s’en lave les mains, si cela débouche sur un cursus d’un conservatoire c’est très bien, si cela ne débouche pas, c’est très bien aussi, ce n’est pas notre affaire", et bien moi à leur place je dis "écoutez je ne marche pas, expliquez-vous". Tout ce qu’on disait des enfants tout à l’heure, c’est "qu’est-ce qu’ils nous veulent ?", et tous ceux qui peuvent entrer dans ce processus ont le droit de poser la question "mais qu’est-ce que vous nous voulez".

H.T. : Mais les quatre-vingt dix pour cent de notre expérience ne portent pas sur des conservatoires et portent donc sur des professeurs qui enseignent autre chose que la musique

T.DS. : Non mais de toute façon, conservatoire ou pas, on balance entre dilemme. Ou le régisseur est un quasi robot qui a un cahier des charges à accomplir, il est là, il fait son boulot, les choses sont à leur place, etc... et il vaut mieux qu’il ne comprenne rien à ce qui se passe, parce que cela ne vient pas parasiter son attitude et son comportement. Ou la personne est formée, c’est-à-dire elle connaît les attendus du dispositif, elle sait où il va, elle connaît aussi ses questions, elle connaît ses zones d’ombre, elle connaît un peu l’éventail des possibles, mais la contrainte reste la même, elle ne doit pas se servir de ses connaissances pour jouer avec ce qu’il va se passer. Si cela marche, dans un cas c’est par ignorance, dans l’autre cas c’est par clairvoyance. Ce que nous avons observé de dérangeant dans l’attitude des régisseurs, c’est lorsqu’ils semblent se faire porteurs d’une mission qui consiste à intervenir dans le processus et à jouer avec en pensant que c’est bien comme cela qu’il faut faire. Là, il y a un malentendu et à ce moment-là ils dérangent le Tohu-bohu.

Evidemment le Tohu-bohu cela va encore, mais une fois qu’on rentre dans la partition ou des phases plus complexes d’enchaînement, etc... là effectivement cela peut commencer à se dégrader si la personne se sent investie dans le rôle en disant cette fois-ci cela va dépendre de moi si cela marche ou si cela ne marche pas, si elle se sent responsable d’une réussite ou d’un échec. Il y a deux attitudes : dire, bon si c’est comme cela cette personne il ne faut pas la mettre en jeu dans le processus et jouer sur des ignorants, ou bien dire, cette personne doit être formée de façon à se dégager de toute une conception qu’elle a de son rôle pour pouvoir être cette espèce de présence régissante mais quand même intelligente. C’est assez difficile de réussir une formation, on est tous d’accord sur l’idéal à atteindre mais il y a du dégât, il y a des tas de gens qui sortent de la formation avec un renforcement qu’ils n’ont pas voulu mettre en place…

D.H. : Entre deux types de dégât lequel faut-il choisir ? A propos de votre distinction entre, disons les deux extrêmes, ignorants et éclaireurs, il me semble quand même que maintenir les régisseurs-animateurs, c’est-à-dire en fait l’ensemble des personnes qui sont amenées à collaborer, dans l’ignorance ne me paraît pas vraiment correspondre à l’éthique générale qui est présente à l’intérieur de tout l’ensemble. cela peut être stratégique, mais…

Mais je veux comprendre un truc : quand tu dis les gens qui font les partitions, c’est les profs, pour le moment, donc il n’y a plus de régisseurs, est-ce que cette situation-là est due au fait que pour le moment les gens qui utilisent le jeu, c’est à l’intérieur des conservatoires et nulle part ailleurs ? Si tu étais dans les écoles normales, hors conservatoires, est-ce que là tu penses qu’il faudrait un régisseur ou est-ce que tu confierais le rôle actuel à la titulaire de classe d’une classe de primaire, ce qui est absurde.

H.T. : La seule expérience, c’est un conservatoire où on a des professeurs qui prennent, on le voit bien, donc je n’ai pas de réponse, c’est-à-dire on n’est encore nulle part au niveau de cette partition.

D.H. : : Vous dites vous n’avez pas de réponse, effectivement c’est plus qu’honorable comme réponse parce que cela réserve toujours ce que l’avenir peut vous apprendre. Mais vous avez des idées…

H.F. : Chose extraordinaire, figurez-vous que je n’ai jamais eu des idées avant ; je me suis lancé là-dedans comme un innocent…

D.H. : Il n’y a pas d’innocent, cela n’existe pas, si il y en avait cela se saurait. A propos de ce que peuvent être les rapports entre le Tohu-bohu et la partition, vous avez certainement la possibilité de construire une idée sur le rapport de ces deux événements, et à ce moment-là de la dire, sans imposer à qui que se soit votre volonté impérialiste. Grand dieu, arrêtons : avoir une idée c’est savoir où on met les pieds et où on fait mettre les pieds aux autres… c’est cela qui est important. Comment conduire des gens dans des impasses en leur reprochant après de truquer les choses, de tirer les affaires à soi ! Si on lui fait ce reproche, c’est-à-dire qu’on a une idée de la chose…

H.T. : Je pense que les règles du Tohu-bohu sont sorties du terrain, d’expériences qui ne savaient pas où elles allaient, et il me semble que quelque chose s’est refermé sur soi-même avec ce que j’appelle des règles bétonnées, qui ne sont pas difficiles, un régisseur le fait si il le veut bien. S’il ne veut pas, il ne faut pas lui demander de le faire, et il est évident qu’on trouve un pourcentage de régisseurs qui aiment faire cela. On a eu énormément d’expériences, de toutes sortes de côtés, des centaines d’enfants, cela semblait toujours fonctionner, je ne vois pas ce qu’il faut modifier. Le grand problème, c’est ce qui suit, avec des grilles différentes qui valent ce qu’elles valent. Là, je pense que nous ne pouvons que difficilement imposer aux professeurs éventuels de perdre toute personnalité, leur dire c’est cela qu’il faut faire c’est bétonné et pas autre chose…

D.H. : Qui a dit d’imposer quoi que ce soit à quelqu’un, qui a parlé de bétonner ? C’est vous qui êtes en train de réinterpréter ce que je dis en reprenant des métaphores qui sont des métaphores vraiment insultantes…

H.T. : Ce n’est pas comme cela que vous devez le prendre parce que ce n’est pas comme cela que je les émets. Autant je crois qu’il faut absolument transmettre ce qu’on peut transmettre, autant je crois il y a un moment donné où on ne peut pas l’imposer et on ne peut pas modifier les gens contre eux-mêmes. Mais je suis entièrement d’accord avec les différentes positions que vous avez prises et qui sont heureusement toutes très proches les unes des autres…

D.H. : Oui mais alors, est-ce qu’il y aurait la possibilité qu’il y ait un véritablement un travail qui soit fait, un travail a posteriori par rapport à l’expérience, et déjà, dans l’époque intermédiaire où se situe l’ensemble de toute cette entreprise, est-ce que il n’y a pas moyen de travailler le lien entre l’épisode de Tohu-bohu et l’épisode partition ? Vous avez quand même des enjeux qui sont considérables : est-ce qu’il y a un changement de personnel, changement de rôle, et s’il y a un rôle dans un cas et un autre rôle dans l’autre, il serait extrêmement intéressant de savoir si ce doivent être deux personnes différentes. Moi, je verrais plus volontiers la même personnalité tenant précisément les deux rôles, ne serait-ce que pour montrer qu’il y a une possibilité d’échange de rôle. Les professionnels doivent être des gens qui sont capables de changer de rôle et la démonstration de cela serait peut-être tout à fait intéressante à faire. Ce qui veut donc dire que quelqu’un qui a été le régisseur de la période Tohu-bohu se retrouve dans une autre situation, avec d’autres données, avec d’autres contraintes, avec des virtualités, n’employons pas objectifs, avec des virtualités qui ne sont pas les mêmes. Ou bien il y a une cohérence perceptible entre le premier épisode et le second, ou au contraire il n’y a aucune espèce de communication, mais qu’ils le sachent, qu’ils sachent quel est le lien entre les deux. Quel est le rapport du second épisode avec le premier, est-ce un prolongement, une exploitation, un dépassement, une contradiction ? Il me semble que ce n’est pas du tout porter atteinte à la liberté des enseignants qui sont associés à cette affaire-là, que d’y penser un peu maintenant.

H.T. : Est-ce que cela veut dire une indication pour notre prochain séminaire, pour notre prochaine réflexion parce que nous sommes exactement à 13 heures, l’heure des sandwiches et il est évident que je suis très content de la tournure que cela a pris avec votre dernière intervention.

T.DS. : Avant d’arrêter, est-ce qu’on ne peut pas quand même, demander aux invités surtout s’ils n’ont pas une idée à soumettre même si elle ne donne pas lieu à discussion de ressource ou de contrainte…

A.C. : Peut-être une piste. Quand on fait une improvisation, j’ai l’impression qu’on sait qu’on a une intuition, si cela a marché ou si cela n’a pas marché. Je pense que je peux réussir à dire, il y a du déchet, ou c’est bon, ou la mayonnaise a pris, ou cela n’a pas pris du tout… Cela ne veut pas dire c’est beau, c’est pas beau, c’est bien c’est pas bien, c’est juste c’est faux, mais on sent quand même quelque chose qui fait qu’on est en osmose ou on se dit ben non il n’y a rien. Ce n’est pas un critère bien entendu, mais néanmoins cela rentre dans une espèce d’appréciation. A ce moment-là l’enseignant dont on a parlé, il n’est pas neutre, même s’il ne le dit pas : au fond de lui-même il peut avoir un avis, "oui cela a bien marché, il y a eu des appels, des réponses, des connivences, je ne sais pas quoi"…

H.T. : J’ai envie de vous répondre, et je vais certainement avoir l’air de provoquer de nouveau, ce que je n’ai aucune envie de faire, que le mot improvisation permet de mettre tout ce qu’on ne sait pas sortir d’une vraie partition, d’une oeuvre d’art. Pour moi les enfants n’improvisent pas, ils composent, ce n’est pas une improvisation. Et je pense que les ateliers tels que je les connais, il n’y a pas de bons ateliers qui marchent bien, des ateliers qui marchent moins bien…

T.DS. : Lorsque l’enfant laisse tomber les bras en disant "voilà", il me semble que, en tout cas pour lui-même il envoie le message qu’il a clôturé quelque chose, il est au bout d’un processus d’élaboration, il a fait un objet, alors quelque chose se termine, il s’est mis en travail, il l’a fait et puis il arrête. La question c’est pour l’individu qui le pratique. Pour la personne qui en est le témoin, est-ce qu’on peut oser parler dans cette dimension-là, c’est une question difficile...

I.S. : Quand j’ai été à un atelier à Charleroi, personne au monde ne me fera dire que cela avait réussi, les petites filles papotaient en s’échangeant leur petit gadget, c’était une cour de récréation…Il n’y a aucune raison de dire que chacun, et les adultes qui assistent et les enfants n’ont pas effectivement leur manière de se dire tiens ici cela a marché, ici on s’est fait chier, peut-être que les trois filles étaient tout à fait contentes d’avoir pu parler de leur petit gadget etc. Moi en tant qu’adulte je trouvais que c’était une cour de récréation. Le dire n’ajoutait rien, mais il n’y a aucune raison de se l’interdire. L’important est que si l’enfant se dit tiens cela a marché, il n’aille pas chercher confirmation, c’est sa boussole, enfin il produit sa propre boussole.

H.T. : Dans l’improvisation collective je crois que collectivement ils ont envie qu’il y ait de bons moments et qu’à un moment donné il se passe quelque chose qu’ils vont appeler des beaux moments…

D.H. : Vous ne pouvez quand même pas leur interdire cela…

H.T. : Ah mais je ne reproche rien, sauf s’il s’agit de l’imposer aux autres, de dire voyez-vous ce beau moment est un vrai beau moment, prenez-le comme beau moment. Je ne leur en veux pas d’avoir de beaux moments, mais je parle de l’extérieur. Si j’entends "on éteint la lumière, on dit maintenant on fait le bordel, et alors il y a de beaux moments", je dis tant mieux que diable, je suis bien heureux pour eux, mais quand on veut transférer cela ailleurs en disant voilà nous avons trouvé des beaux moments dans la musique improvisée et vous devez les comprendre, alors non je ne participe pas à cela, je n’étais pas là, je n’ai pas éteint la lumière, je n’étais pas dans le noir, je n’ai pas ressenti ce qu’ils ont ressenti.

Quand Daniel Charles est venu l’autre jour, il avait écouté des tas de choses chez lui etc. il n’en a pas dit un mot, mais pas un mot. Il n’a pas voulu aborder la question de savoir si la production musicale des enfants avait un intérêt plus grand ou moins grand par rapport à l’un à l’autre, etc. il est simplement resté en dehors de ce problème. Là, je crois qu’on perd son temps, tandis que je crois que tout ce que vous avez soulevé surtout la question justement de rôle des régisseurs par rapport à la partition est une question cruciale qui n’a pas encore été abordée, qui reste prioritaire.

E.T. : Je veux tout de même revenir sur votre question d’évaluation. Je ne sais pas si on parle de la même chose, vous parlez d’évaluation en disant on peut savoir si quelque chose s’est passé, ou si il y a eu quelque chose, peu importe, il y a une auto-évaluation. Et toi tu dis, attention on ne peut pas dire que c’est bien ou c’est pas bien ? Je crois qu’il est tout de même important d’évaluer s’il s’est passé quelque chose ou s’il ne s’est pas passé quelque chose, et quand Isabelle dit, il y a eu un atelier où il ne s’est pas passé quelque chose, je crois que c’est important de le dire, de se le dire,

H.T. : Je crois qu’il est important de le dire mais alors il faut préciser quelle est la chose qu’on attendait…

I.S. : Quand tu dis : les règles, c’est du béton parce qu’on a essayé de les modifier, cela s’écroule, c’est bien qu’il y a des différences…

H.T. : On retire cette règle-là et c’est la chose qui disparaît. Mais au niveau de la partition, il n’y a pas eu suffisamment de tentatives, ou les tentatives ont été prises par Roland dans son projet à lui, et là je n’ai plus rien à dire…

T.DS. : Il faut peut-être voir si on ne peut pas utiliser un autre terme qu’évaluation, peut-être qualification, ce qui n’est pas la même chose. L’évaluation suppose que la valeur soit relativement finale, tandis que la qualification dit simplement a est différent de b. Par exemple Roland Vuataz dit que les enfants ont comme une signature, plutôt comme un trait qui leur est propre, et que dans l’élaboration d’une partition, ils semblent travailler cette signature. On peut tomber tout à coup sur un enfant dont on dirait qu’il n’a pas de signature, chaque fois qu’il s’y met c’est comme si c’était un autre. Dans l’hypothèse d’évaluation on peut dire "cet enfant, il y a quelque chose à faire, il a compris que j’attendais sa signature, elle ne vient pas, etc..". mais je peux aussi dire que voilà une qualité de jeu qui n’est pas la même… Je ne dis rien de la conduite à adopter, sauf que si quelque temps plus tard on a l’impression que c’est en train de se muscler avec quelque chose comme une signature, on dit "voilà il est passé d’un état a à un état b" . Il y a une chronologie, mais cela ne veut pas dire que d’autres enfants parallèlement ne pourront pas faire éclater la signature ou la reformer ailleurs…

C’est vrai qu’on ne peut pas vraiment dire où est la réussite et où est l’échec, mais en tout cas on peut dire que quelque chose est en travail et qu’une virtualité s’actualise, et que, en plus, le dispositif qu’on a utilisé ne semble pas surdéterminer toutes ces histoires personnelles, elles donnent l’occasion de se faire, de se défaire…

H.T. : Il y a une mine de recherches qui n’a pas été entreprise…

T.DS. : Tout cela je pense, ce sont des choses que rien n’interdit d’écrire ou de définir comme étant la virtualité d’un dispositif et si on parvient à communiquer à des personnes qui se retrouvent un jour en charge cet ensemble de connaissances ou d’attente, c’est honorable, cela les fait participer au processus et cela les rend probablement moins involontairement mauvais par rapport à un certain nombre d’idées qu’on a sur leur attitude dans le système. Je plaide quand même pour qu’on essaye de faire une analyse, une description, et quelque chose qui serait formulé dans un langage tel que ceux qui ont des visées stratégiques plus précises doivent se définir par rapport à cela. Là on quitte l’imprécis, eux disent nous pratiquons une forme dérivée d’une méthode mais on voit la différence…

I.S. : Je voudrais revenir sur cette "formation à l’écoute du son". On peut mettre "formation" entre parenthèses, mais "écouter le son", je trouve que c’est intéressant, parce que, dans ce cas ci cela veut dire qu’écouter le son cela peut être aussi danser et faire des gestes, etc. Au dernier palabre j’étais tout le temps revenue sur l’idée qu’une transmission c’est réussir à ménager la rencontre avec la force de quelque chose, et écouter le son c’est réussir à rencontrer la force du son, et cela renvoie la question de qu’est-ce que c’est la force du son à une indétermination par rapport aux formes musicales. C’est pour cela que je continue à trouver que ceux qui disent qu’entre bruit et son il y a des différences disent quelque chose qui compte. Le son c’est la force du son, il n’y a pas de différence objective avec le bruit, d’accord, mais il y a une différence dans la rencontre effective.

A.C. : Le vécu me paraît important, c’est-à-dire la jouissance immédiate, et cela me fait penser à cette phrase de Sartre, vous savez à propos du jazz : il dit, le jazz c’est comme les bananes cela se consomme sur place. Je pense que là l’intérêt de cette méthode-là c’est qu’on consomme sur place. Après qu’on parle dessus, qu’on essaie de voir si ou quoi… mais consommer sur place et jouir en plus, avoir un plaisir immédiat, cela me paraît très important.