Abréviations :
E.A. : Emmanuel Arbenz
F.B. : Françoise Bruschweiler
J.C.F. : Jean-Charles François
P.A.M. : Paul-Antoine Miquel
D.C. : Daniel Charles
T.D.S. : Thierry De Smedt
A.S. : Anne Servranck
I.S. : Isabelle Stengers
H.T. : Hervé Thys
H.T. : Et la pratique du solfège là-dedans, comment voit-on encore la place du solfège ou comment occupe-t-il le terrain actuellement ? Est-ce que le solfège peut commencer à co-habiter avec du non-solfège ou pas encore ? Parce qu’enfin la créativité n’est absolument plus liée nécessairement au solfège, à l’harmonie, à chanter juste, etc. Donc la recherche du son, soit avec des instruments traditionnels, soit avec des instruments électroniques, est tout de même, comme vous l’avez dit, une autre façon de voir. Ce n’est pas qu’on doit atteindre les buts de l’œuvre d’art qui est fixée comme un objectif, c’est au contraire petit à petit toutes sortes de choses qui vont se passer, qui fait que l’œuvre d’art est déjà là dès le début de son désir même pas ébauché. Alors à quel moment peut-on faire co-habiter le solfège qui semble rester la base absolue partout…
J.C.F. : C’est compliqué parce que le solfège au départ est une démocratisation de la musique, c’est un accès et aussi c’est lié à l’idée même de diversification des activités musicales. C’est le même phénomène que l’écriture. L’idée principale qui est en train de s’effondrer aujourd’hui, c’est que les signes sont un niveau neutre et que la force du système c’est précisément que c’est un niveau neutre mais qui donne accès à toutes les musiques possibles et imaginables. On sait parfaitement bien que ce n’est pas le cas, mais en tout cas cela donne tout de même une diversité assez remarquable si on prend la période de 1750 à nos jours, cela donne tout de même des choses assez remarquables sur le plan de la diversité, de la liberté. Néanmoins on sait que c’est en train de s’écrouler, mais non seulement cela mais aussi l’idée qu’il faut d’abord maîtriser les niveaux neutres, c’est-à-dire maîtriser le solfège et maîtriser la technique instrumentale et après, une fois qu’on a fait tout cela, on aurait accès aux merveilles de ce monde, un avenir qui est d’ailleurs curieusement continuellement remis à plus tard puisque jamais personne n’est parfait. Un mouvement extrêmement fort en France, que moi je relie à la période Vichy, mais qui est très fort dans la pensée de Jack Lang notamment, c’est l’idée que on est dans une production, les enfants sont immédiatement dans une production, dans la nécessité de chanter dimanche prochain, et cette nécessité de production ferait qu’ils apprennent, ils sont forcés d’apprendre et ils apprennent à travers une musique complètement constituée. Alors la critique évidemment c’est que socialement ce n’est pas neutre. Cela peut marcher en Angleterre parce qu’il y a une longue tradition religieuse, et encore là on peut voir que cela marche très bien dans les écoles dites publiques. Et c’est vrai que si on regarde la carte des maîtrises en France, c’est Versailles, Paris, Tours, Angers, donc voilà, il me semble que au fond la démarche, là, c’est de dire que le solfège est un lieu de théorie, et pour pallier à cette théorie, on voudrait complètement "musicaliser" autour d’une production, "musicaliser" l’activité des enfants autour d’une production bien musicale qui leur permettrait d’accéder à la musique sans la théorisation.. En fait le solfège n’est pas du tout un lieu de théorie, c’est un lieu de pratique abstraite de la musique. Alors nous ce qu’on essaie de dire c’est qu’on doit revenir à cette idée de l’instrumentiste intelligent, c’est que il ne doit pas y avoir de séparation : une pratique est une théorie, contient une théorie, et une théorie contient des pratiques, théoriser est aussi une pratique, et que, en conséquence, le problème d’aujourd’hui c’est de trouver un terme où on prend au sérieux à la fois la pratique et la théorie mais dans un même mouvement. Donc ce qu’on envisage plutôt, qui serait au centre de l’école de musique, serait des activités effectivement de musique d’ensemble, petits groupes. Cela rejoint exactement ce que vous dites, à partir de 3 et jusqu’à disons 12, 10 ou 12 on voit exactement cela dans quelque chose où le groupe d’enfants est en train d’élaborer leur propre univers musical, mais qui pour nous n’est pas du tout un univers qu’ils créeraient de toutes pièces : au contraire, il peut y avoir des apports, des modèles, qui balisent leur activité, leur projet autour d’acquisitions, d’outils, d’acquisitions de techniques qui leur permettent de réaliser leur projet. Cette situation est une situation où on fait de la musique mais où en même temps on est en train de théoriser la musique, mais évidemment au niveau des enfants. Et ensuite il pourrait y avoir des échappées à partir de ce noyau, ce qui correspondrait exactement au parlement des choses de Bruno Latour, il me semble, c’est-à-dire l’endroit où on a un objet et où l’objet est abordé de tous les angles possibles et imaginables du point de vue de sa pratique et du point de vue de la pensée qu’on doit appliquer à cet objet. Et puis il peut y avoir évidemment des échappées, des échappées très importantes vers des situations individuelles parce que on voit à un moment donné qu’on a besoin de remuer les doigts sur un piano et donc on va aller travailler de la technique. A ce moment-là cela prend son sens : pour réaliser mon projet j’ai besoin d’aller travailler mes gammes. Et d’autre part, il peut y avoir aussi des espaces où pour mon projet j’ai besoin de fouiller plus, par exemple d’en connaître plus sur l’harmonie, sur le dodécaphonisme, ou sur la musique du gamelan, et je vais aller dans cet endroit qui serait le cours de formation musicale qui pourrait être, qui serait la nourriture de ce centre,
H.T. : Et à quel âge est-ce que l’enfant a la possibilité d’introduire le choix électronique du son, la possibilité de choisir le timbre qu’il veut à travers l’électronique et plus à travers les instruments traditionnels.
J.C.F. : Il pourrait l’introduire dès le début.
H.T. : Je crois dès le début parce que le confronter tout d’un coup à un certain âge, cela n’a aucun sens. Mais est-ce que dès le début il y a des appareils, des instruments électroniques qui leur permettent…
J.C.F. : Dans les petits conservatoires non, mais dans les grands conservatoires actuellement il y a des classes, il y a des studios. Mais cela s’adresse surtout aux grands élèves. C’est vrai que l’informatique musicale doit s’introduire… Actuellement on est en relation avec l’IRCAM parce que le ministère nous dit qu’il faut plus travailler avec l’IRCAM, or l’IRCAM c’est le haut de gamme alors que nous ce dont on a besoin pour les petites écoles de musique c’est vraiment le bas de gamme. Dans l’exemple que vous avez montré, rien que le fait que l’enfant utilise sa voix à travers le micro, ce qu’il ne fait pas sans micro, c’est déjà quelque chose de fondamental, cela c’est très sain.
H.T. : Le micro amplifié provoque là une dimension qui n’appartient à aucun instrument et qu’ils exploitent immédiatement…
J.C.F. : Des synthés, il y en a de plus en plus tout de même dans les écoles de musique. Mais il ne faut pas non plus éliminer les instruments. Il y a le grand mythe évidemment, mais c’est aussi une réalité, c’est quelque chose qui reste très fort dans le milieu musical, c’est que pour certains instruments, et notamment le piano et les cordes, si on n’est pas bon à 12 ans, 13 ans, c’est fini. Ce qui n’est absolument pas vrai pour les autres instruments en plus, mais tous les instruments pour exister dans ces écoles font une guerre. Par exemple pour un corniste, il faut commencer le cor le plus tôt possible, cela ne fait rien si la dentition n’est pas faite, etc. Parce que c’est absolument à l’encontre de la culture qu’on puisse changer d’instrument. Alors c’est évident qu’il faut trouver les mécanismes pour pouvoir circuler.
I.S. : Il y a une phrase de Diderot que j’aime bien, même s’il s’est trompé complètement : il pensait que les grandes oeuvres de physique/mathématique qui avaient honoré le XVIIIième seraient abandonnées pour des savoirs beaucoup plus pertinents pour les pratiques, par une alliance entre théorie et pratique, entre ceux qui réfléchissent et ceux qui s’agitent. Et il disait qu’on passerait devant ces oeuvres comme nous passons aujourd’hui devant des pyramides, avec admiration et effroi pour ceux qui se sont consacrés corps et âme à leur édification. Moi je me demande si il existe des oeuvres dans le répertoire des deux derniers siècles qui ne peuvent être jouées QUE par des virtuoses, et si l’avenir n’est pas effectivement de passer avec effroi devant cela, comme on passe avec effroi devant les pieds des chinoises, etc.
J.C.F. : Si on veut avoir le répertoire que font les jeunes violonistes, je ne sais pas comment cela se passe à Bâle mais quand on va voir les oeuvres qu’ils jouent et les concertos du XIXième siècle qu’ils doivent jouer pour atteindre cette virtuosité, oui, on est dans quelque chose qui est de cette nature.
D.C. : Il y a un proverbe chinois qui dit plus le pied est petit plus le plaisir est grand…
H.T. : Dans l’exécution de beaucoup d’œuvres baroques qui exigeait par exemple des chorales d’enfants sur-entraînés qui chantaient toute la journée, la plupart des chefs contemporains ont dit non, moi je prends des chanteurs adultes et je n’aurai pas mes voix d’enfants, car on ne peut pas imposer aujourd’hui à un enfant l’entraînement vocal qu’on exigeait à l’époque de Bach par exemple. Donc il y a déjà toute une partie du répertoire qui est inexécutable.
E.A. : Un violoniste amateur qui joue bien, il peut lire par exemple les notes du Concerto de Brahms et il peut sentir un peu comme il peut jouer les parties de ce Concerto mais la musique contemporaine c’est impossible, c’est encore plus virtuose. A Bâle dans le Musiekhall School, il y a déjà des étudiants qui sont des spécialistes pour la musique contemporaine, ils peuvent jouer cela. Je connais un spécialiste il a fait un concert à Paris avec Boulez, c’est extrêmement difficile, c’est vraiment pour les vrais spécialistes. Il y a d’autres musiques contemporaines plus faciles mais les grandes oeuvres sont difficiles, et les notes on ne peut pas les lire si on n’est pas spécialisé…
P.A.M. : Je m’excuse de réagir en revenant un peu à moi mais surtout à vous puisque votre méthode, les ateliers et tout cela sont l’objet sur lequel on s’interroge depuis hier. Au fond quand je suis arrivé ici je ne savais pas trop de quoi il était question, j’avais lu votre présentation mais le fait de voir les choses sur l’écran et peut-être d’en discuter ensemble etc. fait que maintenant je vois un peu mieux, un peu plus précisément en quoi cela consiste. Et l’impression que cela me donne, c’est l’impression à la base de quelque chose qui a un caractère expérimental et je crois que si vous avez tant de mal, tant de réticences, tant de désirs de ne pas livrer, de ne pas en faire quelque chose d’opératoire, qui soit enseigné, qui prenne la forme d’un dispositif productif et opératoire dans des conservatoires, à mon avis ce n’est pas simplement parce que vous avez un fantasme de propriété sur votre objet. A mon avis vous l’avez, et je vous comprends très bien, mais c’est aussi parce que c’est quelque chose qui tire toute son originalité, toute son innovation et tout son intérêt du fait qu’il est expérimental et c’est aussi la difficulté vis-à-vis des gens qui chercheraient à produire quelque chose d’efficace à partir de cela. Si on veut en faire des choses efficaces et opératoires, en faire quelque chose qui n’est plus votre propriété, vous allez hurler mais c’est peut-être en même temps la destinée de la chose.
H.T. : On est très peu propriétaire puisque tout cela vient du terrain mais je crois que vous mettez le doigt sur quelque chose d’intéressant : c’est l’expérimental, au sens que cela ne peut rester qu’expérimental. Si la chose sortait de l’expérimentation, elle s’inscrirait alors automatiquement…
P.A.M. : Mais peut-être que c’est son destin d’en sortir. C’est une question que en tout cas vous pourriez vous poser : est-ce que c’est fait pour rester comme cela quelque chose d’expérimental sur quoi on discute, ou est-ce que c’est quelque chose qui en même temps a pour destinée de présenter un intérêt aux gens qui sont là dans les Conservatoires et qui sont intéressés par ce que vous faites, qui ont besoin de venir vous écouter, parler de leur expérience.
H.T. : Qu’est-ce que les Conservatoires et les écoles de musique etc. peuvent imaginer en faire ? Ils en font ce qu’ils veulent, mais cela n’a jamais été pensé au niveau des conservatoires, des écoles de musique. Cela n’a rien à voir avec la musique, cela a à voir avec un comportement qui appartiendrait à l’espèce et que notre tradition spécialement occidentale empêche de…
P.A.M. : D’accord, c’est peut-être la deuxième chose sur laquelle je voulais réagir mais avant de le faire, je crois comme vous que c’est quelque chose qui n’est pas intéressant pour vous et peut-être qu’ils n’ont pas besoin de vous. Je n’en suis pas sûr du tout, je ne suis pas sûr que si ils développent des méthodes dans les conservatoires ils n’ont pas besoin d’être en rapport avec vous même si cela défigure un peu ce que vous aviez voulu faire au départ. Et il n’est pas sûr que vous ne soyez pas intéressé aussi par ce qu’ils développent. Mais la deuxième chose, c’est que l’objet que vous analysez et que vous expérimentez, est un objet que je trouve hybride, qui se situe sur plusieurs terrains. Même si le chemin c’est qu’il n’y a pas de chemin et tout cela, je crois qu’il y a un attendu pédagogique et puis en même temps il y a un attendu expérimental. On regarde, c’est pas simplement qu’on fait des choses avec les enfants, si on regarde ce qui se passe quand on fait des choses avec les enfants, c’est bien hybride, il y a un côté pédagogique et un côté psychologique, il y a un mélange des deux choses sur la non expérience, c’est très intéressant. Et cela se développe autour de procédures qui sont elles aussi très intéressantes. Si les gens on parlé de Cage et tout cela, c’est parce que ces dispositifs développent des procédures qui sont tout à fait nouvelles, tout à fait intéressantes par l’obligation qu’on se donne de ne pas parler, par le fait que on laisse, ce n’est pas simplement qu’on laisse les enfants improviser, non c’est que ils sont plusieurs avec des choses, ils ne savent pas au départ ce qu’ils vont faire de ces choses et puis ils se retrouvent dans une situation où ils en font quelque chose mais sans avoir su au départ qu’ils allaient en faire quelque chose et le quelque chose ce n’est pas de la musique, on ne peut pas dire que c’est de la musique, mais en même temps ce n’est pas non plus en dehors du secteur de la musique. Donc là il y a une procédure très intéressante et très innovante, voilà donc c’est là-dessus que je voulais réagir, au fond j’ai l’impression que vous avez une option plus large, à cause du fait que vous avez cette culture qui part dans tous les sens, vous êtes tellement touche à tout et intéressé par plein de choses. Vous avez l’ambition plus large, ce n’est pas simplement de la pédagogie, de la psychologie et de la musique, vous avez l’impression qu’il s’agit de cultiver, de développer des valeurs, une réflexion sur le futur et les structures habituelles de notre culture occidentale. Donc la deuxième question que je me poserai, c’est : quelles sont exactement ces valeurs, est-ce qu’on peut mieux les éclaircir, sur quoi est-ce qu’elles ouvrent du point de vue social et culturel. Manifestement elles n’ouvrent pas simplement sur la compréhension de ce que font les enfants, elles ouvrent sur la compréhension de ce que c’est qu’un enfant, du rôle qu’on veut donner à l’enfant dans la société dans laquelle on est et à travers cela sur tout un tas de choses : qu’est-ce qu’on appelle un savoir, qu’est-ce qu’on appelle une norme. C’est une ouverture énorme que vous suscitez. Donc voilà je crois qu’au fond il y a deux choses qui se mélangent et qui, en même temps, sont distinctes. Il y a le dispositif expérimental, comment l’améliorer, comment le caractériser, comment dire en quoi il est intéressant et tout cela, quelle relation avec le fait qu’il puisse devenir opératoire ou pas opératoire, cela c’est une vraie question. Et puis ensuite c’est à quoi cela ouvre, à quelle discussion, à quelle réflexion, sur les normes, sur les valeurs, sur la manière de comprendre le savoir, cela peut ouvrir.
H.T. : Je suis très intéressé par ce côté hybride. Ce sont des choses qui normalement ne devraient jamais aller ensemble, il y a une face cachée, une anti-matière, une anti-culture, il n’y a pas de projet. Et pourtant depuis trois quatre ans on travaille, il y aura des documents qui sortiront, une sorte d’interrogation qu’on est bien obligé de formuler à partir de l’holocauste, à partir de l’évolution ou de l’échec de la science ou à partir de la philosophie comme vous le dites par rapport aux philosophies hindoues, et par rapport à l’enfant. Avant on les élevait par évidence et puis il y a eu Wallon et Winnicott, il y a maintenant Daniel Stern, tout cela c’est sur un siècle, donc l’enfant est vraiment l’espèce inconnue. On connaît mieux les primates, on connaît mieux les grenouilles, on a travaillé sur les animaux, sur l’enfant on n’a pas travaillé, on ne sait pas encore ce que c’est. Alors si on ne sait pas encore ce que c’est que l’enfant, c’est qu’on ne sait pas ce que c’est que l’humain, on sait ce que c’est que l’humain par rapport au bouddhisme, par rapport à la beauté dans tel ou tel domaine, mais on ne sait pas ce qu’est l’humain au niveau de ses contradictions, ce qu’est cet être hybride qui est obligé de raisonner, qui est obligé de mettre une forme à sa culture parce qu’il ne la reçoit pas comme les animaux, qui doit perpétuellement être mis, pré-mis en forme, puisqu’il est le seul des animaux qui n’a pas reçu sa façon de se conduire. Nous avons cette bonne volonté qui fait que chacun de nous essaie de dire à l’autre comment il devrait penser parce que nous sommes convaincus que nous avons la bonne façon de penser. Et pour finir les pires crimes ont été faits à ce niveau : ils seront meilleurs si ils sont catholiques, ils seront meilleurs si… Donc comment peut-on continuer un processus dont nous venons, et comment peut-on le penser à partir de zéro et en continuité puisqu’il y a impossibilité de zéro : nous ne serons jamais que le produit de ce qui s’est passé avant et on ne peut rien jeter au bac. Hameline le disait très bien, tout vient d’avant. Pour moi cette méthode, elle vient d’avant, si elle n’était pas sortie avant, c’est qu’elle était dans l’espace anti-matière, ou dans l’espace anti-culture, chaque culture porte une anti-culture, etc. Mais ce que je veux dire c’est qu’on ne peut pas ne pas poser des questions au niveau mondial, toutes les fenêtres ont été ouvertes, qui bouleversent toutes les habitudes de penser au point de vue de ce qui est beau, de ce qui est laid, de ce qui est vrai, de ce qui est faux, de ce qui peut arriver. Donc à partir de toutes ces connaissances qui sont dans tous les domaines qu’on peut imaginer et pas plus en philosophie qu’en psychologie, qu’en biologie, il y a une nouvelle donne, il n’y a rien à faire, ou bien on n’en tient pas compte, et rien n’empêche qu’on n’en tienne pas compte puisque tout pousse à ne pas en tenir compte, ou bien on arrive à ce qui nous oblige à tenir compte, à une sorte de contradiction totale : je veux en tenir compte mais je vais ne rien en faire, car si j’en fait quelque chose j’aurai un projet que je vais imposer à moi-même et aux autres. Donc on est dans l’incertitude avec joie, avec humour, avec tendresse. Dans une discussion que j’ai eue dernièrement avec Houssaye à Paris, il s’opposait l’idée de Snyders pour qui les grandes oeuvres vont indéniablement transformer l’élève, quand il les rencontre. L’élève va être chargé de la beauté de ces oeuvres et de la structure de ces œuvres. Donc Snyders dit il n’y a pas d’autre solution que d’amener l’enfant et l’éducateur face à notre passé, et il est évident qu’il met mal à l’aise des gens comme Hameline ou comme J. Houssaye qui sentent bien que cela ne fonctionne pas, qu’il est vraiment inimaginable actuellement d’y croire encore. Alors Houssaye dit que nous sommes dans l’incertitude, que nous devons gérer l’incertitude, mais j’ai envie de lui dire comment peut-on gérer l’incertitude, on cohabite avec l’incertitude, mais on ne la gère pas, c’est merveilleux parce qu’il y a un changement imprévu.
I.S. : Je voudrais revenir à ton idée selon laquelle on connaît mieux les grenouilles que les enfants ou les hommes. Quand je m’intéresse aux batraciens et que je suis une éthologue classique, ce qui m’importe c’est que je décline la grenouille telle qu’elle-même, bien séparée de tout ce que je pourrais faire avec la grenouille si j’en faisais un ancêtre, un gadget, etc. donc l’éthologie au sens usuel est encore un peu du côté de ce qu’on pourrait appeler un "paradigme objectif". Si ce paradigme se casse la figure pour les enfants, alors qu’on a tout de même pu apprendre de la grenouille, c’est parce qu’elle a une "grenouillité plénière" qui fait que je lui rends hommage en tentant de la décrire dans sa pleine "grenouillité". Tandis que l’enfant il ne cesse de changer, de se demander ce qu’on lui veut, de se produire étant donné les propositions qu’on lui fait, ce que la grenouille fait rarement. Mais il y a une manière de penser qui permettrait d’en apprendre sur la grenouille à partir des questions que posent l’enfant, c’est ce que Guattari a appelé le paradigme éthico-esthético-éthologique. Ce qui m’a frappé, c’était déjà dans le premier texte que j’ai écrit pour Hervé après avoir vu les images, c’est que le dispositif est sans doute bien pour les enfants, mais c’est aussi important pour les adultes enseignants qui y participent. On pourrait dire que c’est une machine à fabriquer une expérience éthico-esthético-écologique. Cela importe pour les enfants peut-être, mais cela on ne peut pas en témoigner, il faut le laisser dans l’indéterminé. Mais cela importe certainement pour les adultes au sens où cela les oblige à sentir et penser, et cela dans un site crucial pour eux en tant qu’enseignants adultes ayant charge de transmettre. Et je me disais, mais au fond une autre manière de nommer la chose, c’est que ce serait une espèce de rite de passage pour des enseignants qui vont avoir charge de transmettre sur d’autres manières. Les adultes qui assistent, qui regardent, peuvent comprendre à partir de là quelque chose sur les risques de la transmission, de l’enseignement. Le rite ne dit pas ce qu’il fait, il ne dit pas ce qu’il s’agit de comprendre, mais il transforme ceux qui y participent. Ce qui est important, c’est de souligner que les participants, c’est aussi bien les adultes qui regardent que les enfants qui s’activent. Donc c’est vraiment comme un rite : quelque chose qui rassemble sur des modes différents et rend capable sur des modes différents d’engager d’autres chemins, thérapeutiques ou imaginatifs qui obligent à penser, qui obligent peut-être à se déculpabiliser, qui obligent à reconnaître qu’on ne va pas être seul responsable de ce que les gosses deviendront. Didier avait donné pour titre à un texte "Puisque c’est possible…" Et les points, points, points sont ce qui suit, mais qui ne serait pas la méthode instrumentalisée, c’est le "alors" de l’imagination de ceux qui y ont participé des deux côtés, adultes et enfants, et qui ont à remplacer les trois points par ce qu’ils pourront.
H.T. : Toutes les expériences qu’on a eues tendent à prouver que le dispositif est aussi vrai pour les enfants que pour les adultes, donc il n’y a absolument pas un dispositif pour enfants et puis un autre pour les adultes. L’enfant est dans l’impossibilité de refuser d’aller à l’école, de refuser de venir parce que à cet âge-là il ne pense pas de ne pas venir, mais dès qu’il vient il est dans l’impossibilité de ne pas être pris par le dispositif, mais l’adulte s’il ne fuit pas est dans l’impossibilité de ne pas se mettre à penser la situation. Là alors on peut interroger, on peut constater ce qui arrive, on voit un professeur à Liège qui a changé sa vie après quelques mois, elle a eu une phrase merveilleuse, elle a dit maintenant je comprends Ionesco, c’est merveilleux. Elle m’a dit "ma vie a complètement changé", elle a pris une demi pension et elle a pris une confiance dans les enfants, dans ce qui se passait. Bon cela n’arrive pas toujours ainsi mais il n’y a pas un adulte qui n’ait pas été modifié par la situation qu’il voit parce qu’il ne sait pas fermer ses yeux, il ne sait pas ne pas la voir, et il ne sait pas ne pas l’entendre. Curieusement il y a souvent plus d’adultes qui regardent que d’enfants, et on peut mettre 25 adultes comme devant un spectacle alors que les enfants s’en foutent. Ce qui est très surprenant c’est à quel point ce dispositif qu’on leur donne ils le comprennent en un quart d’heure, vingt minutes. Effectivement nous ne sommes pas des intervenants, nous sommes des gens qui regardent avec intérêt, à deux mètres de distance, mais comment est-ce qu’ils osent faire ce qu’ils font, en nous ayant éliminé bien que nous soyons là. Alors cette situation provoque également chez l’adulte une série de questions, je suis donc éliminé par eux et je suis pourtant présent.
I.S. : Il me semble qu’un rite c’est, un peu comme les lieux sacrés autour des sources etc., quelque chose qui s’organise autour de la découverte d’un efficace, là où on aurait pas cru à priori qu’un agencement pourrait le produire. C’est inattendu. Ici, l’inattendu de l’agencement c’est la capacité des enfants effectivement à s’activer devant les adultes sur un mode qui n’est pas celui de la cour de récré, donc les adultes ne sont pas éliminés au sens de mise en absence, et pourtant ce n’est pas pour eux, par rapport à eux, en fonction d’eux, sur le mode de que nous veulent-ils, que les enfants s’activent. Donc c’est une espèce de possibilité d’être ensemble qui est ni la classe, ni la cour de récré, et cela c’est un efficace complètement inattendu, on ne savait pas que les enfants pouvaient faire cela . Je trouve qu’il faut penser les rites de nouveau, hors de la bonne volonté, ou de la responsabilité, le rite est un point d’ancrage.
L.L. : hors de la ritualisation des rites, parce que la terminologie courante du mot rite c’est la ritualisation, c’est-à-dire la sacralisation de gestes répétitifs qui n’ont plus de sens ou qui n’ont pas forcément de sens, qui n’ont pas forcément le sens qu’on leur donne.
T.D.S. : Même quand le rite n’a pas trop de sens, je vois que cela reste quand même une idée importante. Ce n’est pas le dispositif qui a du sens, c’est ce qui est susceptible d’y arriver. Le fait d’être à la source, le symbolique de la source, c’est l’écoulement continu de l’eau, qui rend possible. "Non ce n’est pas vrai", ou "peut-être c’est vrai", c’est hors de question, on va le faire, et on n’est pas obligé de le justifier…
I.S. : Et cela permet un peu de comprendre la double attitude d’Hervé. A la fois il n’est pas l’auteur parce que l’efficace il ne pouvait pas l’inventer, et il est en même temps le gardien parce qu’il est le gardien d’un efficace qui ne doit pas être ignoré, de quelque chose qui ne lui appartient pas.
L.L. : il y a une chose que je voudrais dire à propos de expérimental, c’est vrai que c’est une méthode expérimentale, je parle avec ce que je sais, moi, des méthodes expérimentales. Le fait "d’instrumentaliser" ou de rendre opératoire, à mon sens ne tue pas forcément l’expérimental dans la démarche, parce qu’en fait on va bien être obligés, si on conserve l’idée que c’est toujours expérimental, de le ré-analyser et le rendre à nouveau expérimental sous une autre forme ou dans un autre sens, avec d’autres exigences et d’autres modalités, et cela on le voit dans le domaine scientifique où on va d’une expérimentation à une autre expérimentation…