Méthode Thys

Micro-séminaire du 24/03/2001 - 1ière partie

Abréviations :

E.A. : Emmanuel Arbenz

F.B. : Françoise Bruschweiler

J.C.F. : Jean-Charles François

P.A.M. : Paul-Antoine Miquel

D.C. : Daniel Charles

T.D.S. : Thierry De Smedt

A.S. : Anne Servranck

I.S. : Isabelle Stengers

H.T. : Hervé Thys

H.T. : Dans les Conservatoires, là où il y a un professeur, comme à Bâle, le rapport de ce professeur avec ses élèves est exactement celui qu’il a envie d’avoir, même s’il utilise les partitions. Cela n’a rien à voir avec ce qu’on appelle le tohu-bohu, un dispositif que j’ai presque volontairement rendu étonnant pour l’enfant qui arrive pour la première fois, à qui on ne dit pas ce qu’il doit faire, avec des adultes qu’il ne connaît pas et qui reste des spectateurs indifférents ou intéressés. J’ai parfois du mal à décrire ce que je veux dire lorsque je dis que les deux sont aussi importants, être indifférent à ce qui arrive, et intéressé à ce qui arrive, cela peut paraître contradictoire. J’étais assis à côté de Françoise... en voiture, et je lui dis, comme j’adore ne pas conduire une voiture, comme j’aime bien être derrière avec mon fils qui conduit, et puis je m’aperçois que j’adore conduire une voiture. Et je dis, oui mais j’adore conduire une voiture. Donc si je suis au volant, je suis passionné par la conduite d’une voiture et je suis à l’arrière aussi passionné par la non-conduite de la voiture et c’est cela que j’ai essayé d’introduire dans le dispositif. Cette indifférence totale, je m’en fous, et puis j’en pleure, au même moment. Je ne peux pas me demander à longueur de vie de prendre à charge le malheur du monde, donc je m’en fous, mais par contre je suis un être humain, extrêmement sensible. Et je ne peux pas dire tantôt je m’en fous, tantôt je ne m’en fous pas, non, les deux sont absolument liés, mais suivant la place que je vais occuper à l’arrière de la voiture ou dans la voiture, mon intérêt, ma façon d’organiser la situation ne vont pas être les mêmes. Et donc, on n’accueille pas les enfants, on ne leur dit pas bonjour, on ne leur dit pas au revoir, on ne leur dit pas que c’est fini, quand l’heure est terminée, la lumière verte s’éteint, la lumière rouge s’allume, ils l’ont vu ou ils ne l’ont pas vu, puis si ils ne l’ont pas vu, certaines lumières de la salle vont s’éteindre, on ouvre une des chaises qui clôt, ils ont compris, mais ils n’ont pas toujours envie de partir, et nous ne pouvons pas leur donner d’instructions, ils ne recevront pas l’ordre de partir, et le dernier truc c’est qu’on prend les manteaux, on secoue les manteaux, et cela, cela ne rate pas parce que c’est un objet à eux, le manteau fait partie de leur corps, et à ce moment-là, ils se précipitent pour prendre les manteaux. Mais on refuse de leur dire : c’est terminé maintenant à la prochaine fois, au revoir, on vous caresse la tête ou le derrière. Non, on se conduit quelque part à l’opposé des habitudes de la société. Ce n’est pas croyable ce que l’être humain arrive à faire inconsciemment avec gentillesse avec les enfants, les petites caresses comme avec les chiens, ce n’est pas pensable. J’ai lu dernièrement un proverbe français, on peut mener l’âne à l’abreuvoir, on ne peut pas le faire boire. Et bien, on peut mener les enfants en classe, on ne peut pas leur faire apprendre si cela ne vient pas d’eux, si eux-mêmes n’ont pas le désir d’apprendre.

F.B. : Moi ce qui m’intéresserait énormément, c’est de savoir pourquoi Monsieur Arbenz a pris la méthode pour l’appliquer dans son conservatoire, et pourquoi il a choisi seulement la seconde partie, les partitions, et pas la première. Et au fond comment il voit le sens de l’introduction de la partition dans le cours de l’initiation aux instruments et à la pratique musicale…

E.A. : A Bâle, il existe des cours pour les enfants qui sont dans les écoles entre 6 et 10 ans, et les enfants approchent les instruments de musique presque comme Monsieur Thys le propose. C’est pourquoi il est difficile chez nous de propose un cours au conservatoire qui serait presque similaire, les enfants n’en verraient pas le sens et il y a une certaine opposition des professeurs. Monsieur Thys était une fois à Bâle pour donner un atelier et on a senti cette opposition "nous connaissons cela, nous faisons cela depuis déjà deux ans". Mis la partition nous intéresse vivement. Au conservatoire, nous faisons beaucoup d’essais différents. La relation entre les yeux et les oreilles, jouer et regarder, jouer avec des graphiques jusqu’à la composition, quand est-ce que commence la composition, quand l’improvisation se change en composition, ce sont des questions très centrales. J’ai vu chez nous les enfants qui ont fait des dessins sur ces papiers, ces dessins ont montré par exemple une atmosphère de musique. Il y a une fille qui dessine un arbre par exemple et puis elle joue cet arbre, puis commence les mécanismes très compliqués, parce qu’il y a l’aiguille et il y a le dessin qui donne l’atmosphère, et je suis convaincu qu’il faut étudier ces mécanismes parce que ce sont les mêmes choses si les étudiants jouent de la musique contemporaine par exemple, musique avec des graphiques, ou bien les notes normales. Ce qui est intéressant avec les enfants de ce cours c’est qu’ils ont dit nous aimerions continuer, cela ne suffit pas, c’est trop peu. Ils veulent encore une fois faire, ils veulent aller faire un pas, ils veulent faire des progrès.

H.T. : Vous distinguez l’improvisation, la composition, l’interprétation, c’est-à-dire qu’il y a en principe des frontières, cela j’improvise, cela je compose. Mais est-ce que vous voyez quelque chose d’intéressant à ce que le dispositif puisse quelque part supprimer ces frontières, parce que ce que la petite que nous avons vue a fait, pour moi, ce n’est pas improviser, ce n’est pas composer, c’est produire, produire comme des cheveux qui poussent, comme des ongles qui poussent : cela sort d’elle, de toutes les possibilités qu’elle a en elle, mais cela ne peut pas être appelé ceci ou cela. La langue nous oblige toujours à entrer dans des casiers…

E.A. : Nous avons ces mots mais si j’entends improviser les étudiants à Bâle, je prétends que ce sont plus des compositions que des improvisations. Les improvisations se composent des éléments qui sont déjà composés, on ne peut pas inventer une musique qui n’existait pas avant, ce n’est pas possible, on ne peut pas parler sans mots, sans voix, sans chiffres, et la composition quand elle commence on ne peut pas dire ceci, cela, ce n’est pas possible…

F.B. : Hier, on a parlé du temps. Il y a le moment présent, l’enfant a tendance à vivre dans le présent. On nous a dit que quand il y avait l’aiguille il était capable de s’arrêter au bout de 3 minutes et d’organiser son improvisation sur 3 minutes, mais que si on enlevait l’aiguille, tout à coup cela prenait de toutes autres dimensions parce que sa mesure du temps était au fond une succession de moments présents, ou un étalement du moment présent. Alors quand on parle de la notation, il y a de nouveau deux stades dans la méthode de Monsieur Thys, il y a le premier stade qui est le dessin et puis il y a le second stade qui est une notation qui est linéaire au fond, quelle qu’elle soit, une sorte de partition, et puis accompagnant cela, il y a l’aiguille qui se déplace. Ce qui m’intéresserait dans l’expérience que vous menez, c’est le rapport entre le dessin et le déplacement de l’aiguille. Le dessin au fond c’est une représentation globale de quelque chose, alors que le défilement de l’aiguille c’est quelque chose de linéaire qui mesure le déroulement du temps. Ce sont deux choses contradictoires, et si on fait représenter à l’enfant sa musique par un dessin, il ne va pas pouvoir jouer la première feuille de l’arbre, puis la seconde, et puis la cime, et puis l’autre bout de l’arbre. Alors pourquoi mettre les deux choses en rapport ? Est-ce que il ne faudrait pas réserver le défilement du temps et l’aiguille au moment où on arrive à la partition linéaire, c’est-à-dire la partition qui tient compte du déroulement du temps, alors que le dessin n’est pas là pour cela, sa fonction n’est pas de représenter le défilement du temps, c’est de représenter me semble-t-il en tout cas, une atmosphère d’improvisation, une vision globale de cette expression.

E.A. : Cela dépend de l’âge de l’enfant. Je pense que de commencer à lire les mots c’est très important. Chez nous à 5 ou 6 ans ils commencent à l’école de vivre avec ce mouvement. Est-ce qu’ils lisent déjà ? Il y a des enfants de 3 ans qui lisent, et les autres commencent plus tard. Il est très important de le savoir. Pour moi ce n’est pas une critique, mais j’aimerais bien rester plus longtemps avec les enfants dans les dessins et attendre plus longtemps avant l’aiguille parce que si on regarde un tableau le rôle joué par le temps est très compliqué. Avec un tableau, il y a un millier de possibilités, on peut rester dans une atmosphère, on peut jouer dans cette atmosphère, on peut faire des mouvements avec les yeux, c’est très riche et si les enfants jouent un dessin on ne sait pas exactement ce qu’ils font mais c’est tellement riche qu’il faut rester plus longtemps.

H.T. : Quand j’ai imaginé l’écriture c’était pour m’adapter à un âge de l’enfant où il commence à se poser des problèmes, mais je n’ai jamais désiré à l’avance que se produise réellement quoi que ce soit. Donc pour moi ce n’est pas un dessin qui va l’amener à devoir l’observer, ou à devoir créer une atmosphère, ou à devoir quoi que ce soit, c’est pour moi simplement un signe vis-à-vis de lui-même et des autres que cela vient encore de lui, c’est-à-dire qu’au moment où il joue de l’instrument, il était là avant. Je ne lui demande pas si il y a un rapport avec ce qu’il faisait avant et ce qu’il va faire avec l’instrument. Certains prennent cela tellement au sérieux souvent qu’on les voit tendus pour qu’il y ait un rapport, mais on en voit qui ne mettent aucun rapport, aucune importance. Donc je pense qu’il faut l’écriture, le dessin, tout cela, mais c’est simplement pour faire signe pour lui et pour les autres : j’étais là avant le sonore, j’étais dans un projet qui n’en est pas un, mais qui est un signe. J’ai peur d’être grossier mais enfin cela pourrait se dire j’ai fait pipi sur la partition, j’ai marqué mon territoire, j’ai laissé un signe, j’ai marqué mon territoire comme un animal qui marque son territoire…

I.S. : Est-ce qu’il serait concevable, une fois qu’on leur a proposé l’expérience avec l’aiguille, puisqu’ils ne vont pas trouver tous seuls que c’est possible, qu’on leur donne le choix, à eux de mettre l’aiguille en marche ou pas. Parce que ce qui me semblerait tout à fait ennuyeux ce serait si on disait : ah maintenant cela commence à être linéaire, il a le droit à l’aiguille, comme si l’aiguille correspondait à un stade qu’on dirait supérieur puisque là enfin ce n’est plus un dessin d’arbre, c’est une succession, donc il a accédé, il a mérité l’aiguille.

J.C.F. : Je trouve cette attitude vraiment intéressante parce que au fond elle donne à l’enfant le temps d’inventer et de découvrir que la notation est une des formes. Par rapport à cela tout est encore à faire, et je trouve cela très important, mais on trouve dans la notation musicale le même problème. Je trouve cela toujours amusant de voir une partition d’œuvre parce que si on la lit comme cela et qu’on essaye de découvrir une mélodie… Souvent à la fin, dans la tradition musicale, il y a un "ralentendo" et on termine souvent par des longues valeurs, or dans l’espace de la partition cela prend 2 cm et donc il y a des moments où par exemple cela galope, on avance à toute vitesse et plus on se rapproche de la fin, plus on a l’impression ... Sur la partition c’est presque fini mais pas du tout, quand on entend l’exécution cela se ralentit, cela s’étire…

T.D.S. : Je pense aussi qu’arriver tout de suite avec l’aiguille comme une contrainte, c’est probablement une erreur, mais en même temps la maîtrise du temps, sa mesure, sa tradition de décomposer en valeur, c’est quelque chose, c’est une technologie, les aiguilles tournent, cela clignote etc. Acceptes-tu cette norme de temps ou bien en cherches-tu une autre, ou quel type d’associati-on peux-tu imaginer entre celle-là ou l’autre ? De toute façon l’enfant a à son poignet une montre avec une aiguille qui avance et il peut très bien dire mais je dessine un arbre, et je joue un arbre tout en sachant que l’aiguille continue à avancer. L’arbre est évidemment sur le même espace graphique que l’aiguille parcourt, mais il peut aussi la laisser courir, c’est le rappel que sa montre tourne tout simplement. Donc quand vous dites laissons d’abord à l’enfant le temps d’explorer différentes situations et de les inventer, sans lui proposer la solution, je ne suis pas convaincu quand même, j’ai l’impression que l’aiguille est là de toute façon, même si elle n’est pas sur la machine, l’enfant l’a déjà intégrée dans son expérience du temps social.

H.T. : Lui faire croire que cela n’existe pas ce n’est pas pensable…

J.C.F. Ce que vous avez dit sur le fait qu’il est important qu’il y ait une réflexion sur le rôle de l’écriture dans le cadre dans lequel on travaille, est quelque chose de fondamental. Si on met les enfants dans des situations où il s’agit d’utiliser l’écriture, il faut qu’on ait une réflexion sur la fonction de cette écriture et la fonction de cette écriture dans l’activité qu’on va proposer,

E.A. : Il y a des expériences à Bâle avec des musiques sans écriture, le gamelan par exemple. Ils n’ont jamais une partition, ils écoutent seulement, ils n’écrivent jamais, c’est très intéressant. On ne ferait jamais un graphique d’une pièce de gamelan, cela n’a pas de sens, on écoute seulement, c’est très important. Ce serait peut-être intéressant à comparer : pourquoi toujours lier la musique à l’écriture, c’est un problème de notre culture je pense. Je pense qu’il existe 20 ou 24 pièces au Japon pour cet instrument, cela prend place dans un très petit bouquin, mais on le joue pendant des nuits entières.

I.S. : Je me demande si dans notre cas on n’a pas à faire à des jeux qui seraient plutôt de l’ordre de la pseudo-écriture et que c’est à partir de ce pseudo qu’on pourrait penser l’aiguille. Parce que pour qu’il y ait écriture, il me semble que il faut qu’il y ait au moins deux personnes qui soient capables de comprendre un texte de telle sorte que l’une puisse vérifier que l’autre est bien en train de déchiffrer ce texte-là et pas un autre. Une écriture implique au moins deux lecteurs qualifiés, et ici il n’y en a qu’un, et donc je ne crois pas que ce soit une vraie écriture. Je crois que c’est un dispositif qui met l’enfant en problème, par rapport à lui-même, par rapport au temps, etc. mais que l’idée que l’écriture est linéaire ou pas linéaire etc. n’est peut-être pas ce qui se passe avec l’aiguille, puisque ce que l’aiguille parcourt, ce n’est même pas des intentions, c’est des traces d’intentions, des traces de quelque chose dont on ne sait même pas si l’enfant les a vécu en tant qu’intentions ou pas. L’aiguille est donc une espèce d’intervention complètement abstraite, aveugle, sur quelque chose à laquelle on n’a pas accès, donc c’est du noir sur noir, noir sur fond noir je dirais. Et c’est cela qui m’intéresse : l’enfant sait très bien que personne ne peut savoir ce qu’il fait avec tout cela, même pas lui, enfin y compris même pas lui. Pour moi le fait que l’aiguille vienne se superposer au dessin, que le dessin soit un arbre ou déjà d’apparence linéaire, c’est avant tout un choc et une surprise, une expérience surprenante et même traumatique, en tout cas pas neutre.

A.S. : J’ai un petit-fils de 4 ans. Il voit un piano et se met à jouer, donc il dit je joue, comme toi tu joues, comme les gens jouent, et puis alors il dit "mais il me faut ce livre, il me faut des notes", il place les notes et il dit "je joue cela"…

E.A. : Le problème commence si l’élève fait une très bonne improvisation et puis il aimerait jouer cela encore une fois, ce n’est pas possible, c’est un point très important, si on veut répéter quelque chose, il faut noter.

I.S. : Mais les partitions telles que les enfants peuvent les fabriquer, et c’est ce qui est bien, ne les aideront absolument pas à reproduire le même, à répéter à l’identique quelque chose de réussi, ce n’est pas possible.

T.D.S. : Non mais qu’il y ait dans des exécutions successives une référence explicite au même objet, je trouve que c’est très important. On pourra s’entendre sur le fait qu’il a joué deux fois la même chose et alors on pourra rechercher tout ce qui est différent et comparer. Tu peux nous le refaire encore, oui, je vais vous le refaire encore et il le refait, et donc il y a quand même une idée que l’œuvre commence à exister en tant que une virtualité qui appelle une exécution, même si sur le papier c’est simplement, carré, triangle et puis c’est tout, n’importe quel graphisme, c’est déjà quelque chose qui centre une exécution. Et je me disais au fond cette idée-là elle est très moderne. On peut imaginer que quelqu’un grave par exemple quelques petits signes sur un morceau d’os ou de bois, qu’il met dans sa poche pour pouvoir avoir un soutien mnémonique à quelque chose, ce n’est même pas une image, c’est un petit trait, c’est un petit coup, comme à la limite mon bras porte des écritures de mon dernier jeu avec un chat qui habite chez moi et donc finalement ce chat a écrit des choses et je me réfère, je me dis il était vraiment excité, il a été profond, etc.

Donc au fond je me sers de cela comme une espèce de proto-écriture qui est une trace du temps passé sur laquelle je peux re-fixer mon attention. L’écriture, en tout cas dans notre histoire en Europe, c’était d’abord beaucoup plus du "broadcasting", c’est-à-dire un texte central qui grâce aux techniques de l’écriture, devait se diffuser et s’imposer. Mais je crois que la notion que l’écriture c’est mon outil pour me permettre de penser et de fixer les choses, c’est une idée très moderne qui a mis beaucoup de temps et qui n’a pas encore fini de faire son chemin.

H.T. : C’est une écriture qui ne doit pas avoir de sens pour l’autre, qui n’est pas porteuse de sens pour l’autre et qui est porteuse d’un cheminement qui appartient au vivant et qui n’appartient pas, qui n’est pas maîtrisable. Si les enfants vont recommencer, ce ne sera pas la même chose, si les enfants vont faire une autre écriture, une autre partition, ce ne sera pas la même chose.

T.D.S. : Les deux personnes dont parle Isabelle, qui font l’écriture, cela peut être aussi moi et moi, c’est tout mon problème d’identité, et c’est en cela que l’écriture me met au défi d’être à la fois "l’inscripteur" et celui qui n’est pas totalement égaré devant la farce qu’il a laissé un petit peu plus tôt.

H.T. : C’est un moi avec moi que je ne dois pas justifier et qui ne peut être critiqué par personne, qui échappe à toute critique et qui est pris dans un cheminement de son être vivant qui est pris dans le temps.

I.S. : Il faut que ce que j’ai écrit avant m’intéresse au sens, d’être entre.

H.T. : Est-ce que ce n’est pas parce que l’ensemble des parents, des éducateurs de la société pensent que si on ne les fait pas avancer, les enfants vont rester sur place qu’on a des problèmes. Un être vivant ne reste pas sur place, c’est-à-dire que le lendemain c’est autre chose, il est pris dans une progression, dans un avancement inéluctable…

T.D.S. : Mais c’est aussi difficile parce que je crois que c’est quelque chose qui est une forme d’expérience humaine extrêmement artificielle, nous n’y sommes pas encore nous-mêmes faits, on est des débutants nous aussi. Peut-être que notre acharnement à ce qu’ils réussissent est le reflet de notre angoisse à échouer nous-mêmes, à ne pas arriver à gérer nos instructions, à nous maintenir.

I.S. : Ce qui est intéressant quand tu dis que c’est quelque chose d’extraordinairement artificiel, c’est que on a l’impression que cette expérience-là tend à situer la question de l’écriture au plus proche de la petite différence pas très remarquable et pourtant étonnante entre nous et un primate. On ne pourrait pas demander à un chimpanzé ce rapport entre son être présent et un être passé quelconque, on ne sait pas comment s’adresser à un chimpanzé pour lui poser ce problème là, mais l’être humain est celui à qui on peut proposer la question du rapport entre son soi présent et son soi passé.

H.T. : C’est typique de la société occidentale de croire pouvoir faire l’économie de ce qui s’est passé avant, on ne peut pas en faire l’économie, on supprime quelque chose sur laquelle va se construire un tout, tout l’enfant, c’est quelque chose qui est très mystérieux.

J.F.C. : La condition de cette construction, c’est à la fois la répétition et la non répétition : pouvoir répéter sans répéter. On peut se demander si tout système d’écriture possible et imaginable permet cela ou pas. Je ne suis pas sûr que le curseur n’élimine pas la possibilité de la répétition réelle et de la répétition différenciée. Enfin moi cela a toujours été mon expérience vis-à-vis des musiques graphiques en tant qu’interprète : j’avais toujours l’impression de suivre le graphisme d’une façon bureaucratique je dirais, c’est-à-dire absolument rigoureuse et sans se préoccuper le moins du monde, en se détachant profondément du résultat et donc de ne pas s’impliquer dans le résultat, avec toute l’aliénation que cela peut donner pour l’interprète lui-même. Ou alors, l’autre situation c’est de ne pas regarder le graphisme, de le regarder deux minutes et de s’en inspirer d’une façon générale mais personne ne pourra dire que je m’en suis inspiré ou pas, donc je peux d’une façon éthique faire ce que je veux. L’absence de milieu qui est ce jeu entre le flou et la précision, c’est ce qui pose problème.

H.T. : Je suis bien d’accord avec vous et je suis heureux qu’on en parle ce matin parce que la première fois que j’ai vu cette aiguille que les enfants utilisent, j’ai été affolé : c’est monstrueux, plus rien ne compte, ils suivent cette aiguille, c’est la chose qui domine le tout. Donc il faut être très prudent avec l’aiguille, mais on ne peut pas en faire l’économie justement. Elle est là dans la société. On se trouve dans une contradiction totale, avec des choses qui normalement ne devraient pas être mises ensemble. Mais je pense également qu’il faut laisser le plus de liberté possible aux enfants de faire leur propre choix de l’utiliser ou de ne pas l’utiliser.

T.D.S. : Est-ce qu’on ne peut pas imaginer qu’un enfant dise, tant que l’aiguille bouge j’attends, quand elle arrive à la fin cela veut dire que c’est à mon tour, c’est-à-dire que l’aiguille serve à créer l’attente : et je la regarde trépasser et je saurai que j’ai encore un peu à attendre et puis cela va être à moi, j’y vais. L’enfant peut la traiter comme il veut, il peut s’en hypnotiser et en faire l’expérience et puis il est renvoyé à son jugement à ce sujet-là, justement comme avec tout système d’écriture. Je ne crois pas que l’aiguil-le introduire une dimension traumatique à laquelle l’enfant n’a jamais été confronté, il la connaît très bien, elle ne fait que lui rappeler le grand dispositif social de la convention, que le temps est linéaire, qu’il est métronomique et que nous y sommes soumis. C’est là que se pose la question : on fait quoi avec cela ?

H.T. : Je crains très fort que dans des démarches dites contemporaines on ne donne des illusions aux enfants et aux jeunes adolescents, comme s’ils entraient dans un monde où il n’y a pas d’obligations, une sorte de post mai 68. Je crois qu’il est prudent de rappeler que notre monde n’est pas le monde de rêve où tout est possible, et où ce que tout le monde fait est bien, parce que ce n’est pas pensable. On ne peut pas imaginer que ces enfants prennent au sérieux que tout ce qu’ils peuvent produire est toujours bien. On est dans une société d’échanges, alors si on commence à s’ouvrir à la planète et à comprendre que la valeur n’est pas transportable et que la valeur de Mozart… on finit par dire tout est bien. C’est vrai tout est bien sauf que je pense que l’intensité, la charge que l’enfant aura mis dans sa production modifie complètement la production elle-même, elle est chargée d’une intentionnalité, d’un quelque chose qu’il a mis dedans, que le résultat soit spectaculaire pour nous ou pas. Mais c’est tout de même un enfant qui va arriver dans les 15, 16, 17 ans, si pas avant, dans une société d’échanges commerciaux, dans une société où à partir du moment où il se sera passionné pour une production à lui cette production n’existe pas si elle n’a pas de valeur commerciale. Cela peut être une valeur commerciale sur Internet, ce n’est pas nécessairem-ent une grande galerie d’art, mais il faut absolument que se crée une différence qui n’est plus Mozart ni Beethoven mais qui est une différence tout aussi importante, qui crée un objet de circulation, de reconnaissance des autres. Dans l’aiguille quelque part, on a peut-être été trop loin, le balancier a été trop loin dans un sens, mais il faut faire attention de ne pas aller trop loin dans l’autre.

E.A. : Ce qui est intéressant peut-être dans une grande école comme à Bâle c’est la possibilité de comparer les problèmes de différents instruments. Par exemple le gamelan, c’est très extrême : là il y a une culture qui les entoure, très intensive, dès le premier contact avec l’instrument, il n’y a pas de doute quelle musique il s’agit de jouer. L’imitation est presque dominante, ils imitent, ils se rapprochent pas à pas, ils jouent toujours la même chose, ils ne peuvent répéter, ils n’écrivent pas mais la culture les entoure. C’est un peu comme les enfants qui entrent dans la musique de percussion, ils n’ont pas de doute sur ce qu’ils veulent apprendre, ils veulent faire de la musique rock ou jazz, ils travaillent comme des fous. Mais les pianistes ou les violoncellistes c’est très différent, on ne peut presque pas comparer. Ce n’est pas la culture qui les entoure qui est très intensifiée, ils connaissent peut-être des CD, il connaissent la musique de la radio, ils entendent des violons mais ce n’est pas leur culture.

P.A.M. : Est-ce qu’on pourrait essayer de faire une espèce de tour de table des invités ?

J.C.F. Disons que j’ai au moins trois carrières, une carrière d’instrumentiste de la musique contemporaine que j’ai faite à Paris, surtout dans les années soixante, une deuxième carrière universitaire dans un département de musique à San Diego aux Etats-Unis, avec une approche extrêmement expérimentale et sans doute dans des directions extrêmement similaires à ce que j’ai vu ici, c’est-à-dire l’exploration d’improvisation et l’intérêt pour la complexité, le chaos, avec notamment la question du timbre, et, cette période-là, une attitude qui suspectait beaucoup les pédagogues. Troisième carrière radicalement différente, c’est la pédagogie et la formation des professeurs de musique qui vont travailler dans les écoles de musique, dans l’enseignement spécialisé de la musique. Le fil qui relie tout cela, c’est peut-être la sensation que la position de l’artiste est en train de changer radicalement depuis les trente dernières années, les artistes sont associés à ce que j’appellerais d’une façon générale la médiation mais plus particulièrement à l’enseignement. Cela répond à des raisons économiques évidentes, ce n’est pas une volonté des artistes d’être dans l’éducation ou dans l’enseignement, mais derrière cela il me paraît que c’est aussi une nécessité absolue de sortir de l’autonomie des disciplines artistiques, et surtout de sortir de cette idée d’art autonome. Ce n’est pas du tout pour moi le problème d’une vulgarisation de l’art ou bien un problème d’accès, d’une réconciliation entre l’artiste et le public, mais plutôt d’une participation de la société dans son ensemble, dans des activités artistiques à un très haut niveau d’implication. Il y a la question qu’est-ce qu’on garde du modernisme ? La confrontation aux cultures mondiales, et la confrontation au monde "électronisé" qui propose un changement de paradigme dans le sens où la virtuosité instrumentale ne disparaît pas mais paraît être moins formidable, moins un problème formidable d’accès, au profit de la nécessité absolue d’inventer sa sonorité. C’est intéressant puisque on retrouve cela dans toutes les musiques y compris les musiques de nos traditions savantes occidentales. Hennion a montré que le retour au baroque et à la musique ancienne est un phénomène de la société électronique qui doit réinventer continuellement sa sonorité et donc c’est ce que ces gens ont fait. Evidemment on n’a ni les oreilles du XVIIè siècle ni les conditions, et de toutes façons cela va être amplifié. Mais ce qui est intéressant dans la question d’avoir à inventer la sonorité, c’est qu’ il n’y a plus de séparation, la pensée va du côté de la production du son, donc dans ce cas-là on ne peut plus accepter d’instrumentistes qui n’aient pas une pensée musicale, les instrumentistes doivent se confronter à une pensée musicale, ils ne peuvent plus être des exécutants fidèles. Et donc la question de la créativité ne peut plus être dans les seules mains des compositeurs, une conception qui est encore extrêmement vivace dans les conservatoires où toute pensée est suspecte chez les instrumentistes au nom d’une pratique pure. Et par ailleurs du côté des compositeurs c’est cette réaction continuelle de réaffirmer que la pensée c’est nous et il y a une monopolisation encore très vivace de cette pensée, avec cette idée que la création ne s’enseigne pas, la création est un don auquel 5% aurait accès. On trouve cela chez Cage hier, on retrouve cela chez Boulez, extrêmement fortement, chez un certain nombre de gens : on ne doit pas faire de cours de composition, cela ne peut pas s’enseigner. Donc il est impossible de dire que non cela doit pouvoir s’enseigner, et pourtant cela doit pouvoir s’enseigner, mais à travers l’invention de dispositifs. Et donc tout le travail principal, qui est un travail gigantesque, c’est d’essayer de voir comment nos étudiants peuvent inventer des dispositifs pour précisément laisser faire les élèves. Mais se pose évidemment le problème délicat des objectifs qui est encore quelque chose qui n’existe pas dans toutes les cultures. Notamment, ce qui frappe dans le gamelan c’est que le professeur ne dit jamais rien, il ne dit pas si c’est bien, il ne dit pas si c’est mal, le gamelan c’est la musique javanaise et balinaise où il y a des instruments de percussion métallophones, surtout des instruments de percussion métallophones, des gongs, des métallophones et c’est une musique qui est sans partition mais qui est profondément visuelle Le dispositif gamelan varie d’un village à l’autre, mais un gamelan a sa personnalité. Le professeur ne dit rien, il n’y a pas de bien ni de mal, et advienne que pourra, et finalement tout va bien se passer, mais à partir d’une limitation : le professeur montre ce qu’il faut faire, mais si au bout de trois mois une personne est incapable, on ne le vire pas. C’est une situation où tout le monde participe. C’est absolument collectif, c’est comme une horlogerie parfaite, un système d’horlogerie du point de vue du temps. Ils font des "accélérentos" et des ralentis tous ensemble et sans chef d’orchestre… mais il y a un tambour.

D.C. : Mais à part le tambour, il n’y a pas de Karajan. Dans ta thèse tu disais des choses tout à fait dans ce sens-là, en comparant le corps morcelé à l’occidentale et la décomposition que nous produisons au nom du découpage de la pensée "calculante", et puis le corps tout d’une pièce qui permet précisément de concevoir le gamelan ou des musiques collectives. Cage par exemple au point de vue de la pratique, c’est inventer des instruments qui sont des oeuvres, qui correspondent donc à quelque chose de plus que jouer au concert ou céder finalement au prestige, au miracle des instruments tout faits, le piano, etc. Là il s’agit d’inventer réellement les sonorités et c’est au fond la véritable nouveauté sur laquelle tu travailles, c’est une nouveauté qui définit complètement une nouvelle pédagogie et qui définit le problème de la concurrence. Ce qu’on attend c’est tout à fait autre chose que cette espèce de découpage en tranches du corps, qui fait que le corps effectivement ne réagit jamais que par bribes, c’est qu’on refasse le corps d’une certaine manière, donc c’est prendre la musique comme une prothèse c’est peut-être cela au fond le problème, c’est une thérapie, la thérapie Thys.

J.C.F. : Je reviens un peu à ce problème des objectifs. Ce qui ne va pas dans les écoles de musique c’est que la musique en elle-même est un objet absolu, fixé, transcendantal, et en soi et c’est autour de cela que se déclinent toutes les activités, avec la séparation entre le corps et l’esprit, la séparation entre les doigts, le poignet et le reste du corps, l’immobilité du corps etc. Et au nom de la musique on peut avoir tous les crimes contre l’humanité possibles. Donc l’autre modèle théorique ce serait d’abord que la musique est une activité collective, donc quelque chose qui se construit dans une co-existence, une collaboration, peu importe, et qu’elle est à construire. Donc l’objectif ne devrait plus être LA musique en soi, mais plutôt qu’est-ce on peut faire aujourd’hui, maintenant, avec les gens, qui va les impliquer au même niveau que tout autre artiste, mais va les impliquer par rapport à leurs possibilités. La difficulté, il me semble, c’est que on ne peut le faire sans qu’il y ait un projet et sans qu’il y ait des projets du côté des élèves, par rapport à leur représentation de l’activité qu’ils vont faire. Or, on voit bien combien les représentations sont établies dans les exemples que vous avez montrés, chez les élèves même les plus jeunes : c’est déjà l’univers musical et déjà extrêmement circonscrit. Donc il est possible, même à l’âge où les élèves arrivent dans les écoles de musique, en général vers 7 ans, en tout cas en France, de travailler à partir au moins de leur représentation et d’essayer d’articuler des projets par rapport à ces représentations. L’accent que nous mettons sur le contenu d’apprentissage est un moyen ou en tout cas le moyen principal que nous avons trouvé pour pouvoir sortir justement des logiques qui sont purement des logiques tournées vers les grands objets musicaux. Les contenus d’apprentissage c’est quels sont les outils qu’on donne aux gens pour qu’ils puissent choisir leur projet. Remuer les doigts sur un piano autant que connaître l’harmonie : connaître des contenus de ce genre n’est pas éliminé du tout dans cette démarche, d’abord parce que cela serait impensable mais aussi parce que on est en droit de donner tout de même des outils pour que les gens puissent fonctionner dans des projets qu’ils devraient être à même de déterminer.