Abréviations
Simha AROM, S.A.
Daniel CHARLES, D.C.
Didier DEMORCY, D.D.
Thierry DE SMEDT, T.D.
Henriette FRITZ-THYS, H.F.
Blandine LERY, B.L.
Louis LERY, L.L.
Nicole LERY, N.L.
Isabelle Stengers, I.S.
Emmanuel THYS, E.T.
Hervé THYS, H.T.
I.S. : Il s’agit d’essayer de travailler à partir d’une contrainte ? Une contrainte dans mon lexique, ce n’est pas une limite, cela permet simplement de faire la différence entre ce qui se produit de toute façon et qui nous amuse bien et quelque chose dont on peut parler en termes de succès. Une question est en train de surgir qui n’appartient pas à une personne spécifiquement. On a cinquante questions, il y en a qu’on peut travailler tout seul, mais il y en a, on ne sait pas a priori lesquelles, qui peuvent se dégager et prendre toute leur importance pour nous en tant que nous sommes rassemblés. Mais, pour leur donner une chance de se dégager, il faut une contrainte : quitter l’"authenticité" de toutes les questions qui viennent à l’esprit pour le souci de ce qui se passe, du mouvement qu’une question produit chez les autres, de comment ce qu’on dit peut contribuer à donner une cohérence au mouvement, pas à la disperser… Cela ne veut pas accepter la première question venue, mais accepter que les questions qu’on a envie de se poser ne soient pas évaluées à partir de leur légitimité, elles sont toutes légitimes, mais à partir de leur capacité à nous rassembler.
Il faut donc que l’un d’entre nous ait le courage ou la foi de dire et bien moi je voudrais vraiment que telle question soit considérée comme importante.
S.A. : Voilà j’ai le courage. Il y a quelque chose qui me gène depuis que j’ai lu le premier papier, c’est : on se pose des questions mais j’ai l’impression qu’on se mord la queue. Il m’a manqué un objet dans tout ce débat, un projet : si j’ai un sujet qui est ce que vous appelez le dispositif, alors il y en a une question, cela débouche sur quoi.
Il y a des choses tout à fait extraordinaires qui se passent, mais, une fois que c’est passé ; en quoi cela laisse une trace chez les enfants ? Est-ce qu’on a fait une tentative de revoir les gens qui ont fait cela il y a onze ans ou douze ans ? Evidemment ils ont changé, mais justement la trace elle, elle doit rester. Par exemple, on pourrait répondre "Ah oui il y a cela, il y a le fait qu’on m’a laissé toucher un instrument que je considérais absolument comme dans un autre monde et interdit". Moi si je pense à mon enfance et mon rapport aux instruments de musique, c’est quelque chose qu’on a en face de soi mais on ne peut pas franchir la distance et toucher ce truc. Or ici vous la faites franchir dès le départ, alors c’est quelque chose qui marque, cela a des incidences sur bien d’autres choses.
En fait on peut envisager dans ce cadre-là la musique comme un prétexte, le son, le monde du son comme un prétexte à autre chose : est-ce que le but c’est l’émergence d’une liberté qu’on a en soi et qui est contrainte de l’extérieur tout le temps ou alors est-ce que c’est sensibiliser les enfants à un monde qui nous est cher à nous tous, c’est-à-dire le monde du son, le monde de la musique. Je pense que selon le cas, la technique n’est pas du tout la même étant donné que la finalité n’est pas la même.
Incidemment ou pas tellement incidemment je me suis posé de grandes questions hier en voyant les improvisations individuelles. Si la création spontanée d’un enfant de huit ans, de neuf ans peut être mise en comparaison avec, je ne sais plus ce que tu as invoqué hier…, cela voudrait dire que chacun devient créateur et chacun de nous a quelque chose en soi ? C’est un des buts j’imagine qui vous a animés dans l’invention du dispositif. A ce moment-là on a peut-être plus besoin d’art, puisque chacun se fabrique son petit art, ses émotions, ses satisfactions esthétiques, il échange avec d’autres, cela pose un grand problème, les musées, les salles de concert, c’est du délire… Comme j’ai été assez contraint dans mon enfance, je suis particulièrement sensible à ce genre de liberté, à outrance d’ailleurs. Je n’ai jamais vu quelque chose qui ait cette force-là. Tout musicien que je suis, j’irais plus loin que la musique, je dirais que ce dispositif est un moyen d’émergence d’un certain nombre de choses qu’un enfant porte en soi et qui sont parmi les propriétés, je pense, les plus importantes de son humanité.
Je ne sais pas si je me fais comprendre : les enfants timides qui après ne sont pas timides c’est un truc énorme puisque la timidité on se la trimbale, et le peu d’assurance qu’on peut acquérir dans le truc social ou le peu d’assurance que vous avez, les autres font tout pour que vous ne l’ayez plus au bout de dix minutes. C’est un truc qui fonctionne très bien, dans le mauvais sens et qui fonctionne de manière infiniment plus difficile dans le bon sens. Ce qui fait que, à un âge très avancé comme le mien je sais qu’il y a des trucs que je ne peux pas surmonter, qui me sont extrêmement difficiles et qui n’ont d’autre origine que celle de la castration affective, intellectuelle, émotionnelle qu’on m’a fait subir quand j’étais petit. Et je ne suis pas le seul.
Donc je trouve cela formidable, donc il faut le développer, en même temps c’est dangereux parce que les idées mal appliquées il n’y a rien de pire, il vaut mieux les laisser dormir, j’en ai eu l’expérience un certain nombre de fois. Donc il faut je pense faire des garde-fous, un cahier des décharges - on ne peut pas dire un cahier des charges puisqu’on est anti-contrainte, un cahier des décharges…
L.L. : Il y a peut-être encore d’autres questions. Il y a premièrement : pourquoi le son ? Et ce n’est pas une question anodine parce que je ne suis pas sûr que le dispositif fonctionnera avec n’importe quoi d’autres. Le son est un espace tout à fait particulier qui met en jeu toutes sortes d’éléments neurologiques… La deuxième chose c’est que dans cette liberté laissée aux enfants, il apparaît des choses extrêmement fondamentales et qui sont de l’ordre de l’humanité, vous avez dit, de leur humanité donc il y a quelque chose qui va rejoindre des universaux... Alors, c’est une vraie question, cela n’empêche pas que malgré ces universaux ils ont leur spécificité, leur particularité, leur originalité. On est donc là entre quelque chose qui est très fondamental à l’humanité et en même temps quelque chose qui est très particulier à l’individu.
S.A. : Moi les universaux c’est un truc que je ne touche pas, pour deux raisons. D’abord quand on parle des vrais universaux on est souvent dans la banalité et ensuite, qu’est-ce qu’on entend pas le terme universaux ? C’est un terme qui n’est pas si universel que cela, il est extrêmement relatif. Quand on a travaillé trente ans en Afrique on sait que celui qui parle d’universaux, c’est pas les africains, c’est les européens. Et les européens croient que ce qu’ils voient chez tous les blancs comme eux c’est universel. Mais dès qu’on met les pieds dans une autre ethnie, et bien cela ne fonctionne pas. Tous les linguistes qui ont travaillé sur des langues africaines et autres vous prouveront pas a + b que non.
Je ne crois pas qu’on ait besoin d’aller aussi loin. Je suis un anti-universitaire dur… dur pour des raisons précises, je veux dire la théorie, c’est la dernière chose dont je m’occuperais. Je n’ai fait de la théorie que quand tout le monde me disait tu es en train de faire de la théorie, alors que je ne m’en apercevais pas : pour moi je faisais de la description des phénomènes que je rencontrais. Il y a un moment où on ne peut plus se cacher, il y a des règles : quand on est en train de dire "tiens", et qu’on peut faire de la prédiction sur ce qu’on va trouver, sur la musique qu’on n’a jamais entendue, quand après trois minutes on prédit, on est bien obligé de se rendre compte ....
Je suis d’accord avec vous que c’est pas n’importe quoi le son. Dans mon métier aussi quand j’arrive dans une ethnie et qu’on parle de musique et qu’au bout de dix minutes il se passe des choses qu’un linguiste ou un anthropologue mettent six mois pour arriver à avoir, je me suis posé la question. Parce que je croyais que tout le monde faisait comme cela, mais on me dit, comment tu fais pour aller si vite. Je discute avec eux, je leur chante, on se comprends, on ne peut pas parler mais on se comprend par les yeux, par quelque chose, parce que la musique ce n’est pas n’importe quoi, c’est que le son c’est particulier, c’est que le son c’est les vibrations, que les vibrations c’est le monde surnaturel… En Afrique on ne peut pas faire un pas sans avoir recours aux forces surnaturelles et vous ne pouvez pas les atteindre, cela va vite mais cela va loin, cela va fort…
I.S. : Je vais revenir à la question des traces. On a affaire à un problème où la transmission est à l’ordre du jour puisque se sont des adultes qui font une proposition à l’intention des enfants. Est-ce que les traces cela concerne les enfants ou cela concerne les adultes ? Est-ce qu’il ne faudrait pas travailler les traces au niveau des adultes, c’est-à-dire de la pensée de la transmission, de la pensée dont les adultes ont la responsabilité ? Car si il y a quelque chose qu’on ne peut pas demander aux enfants, c’est qu’est-ce que vous voudriez qu’on vous transmette : cela n’a pas de sens. Donc c’est les adultes qui doivent être transformés, se fabriquer par une pensée de la transmission, c’est cela qui compte.
Acceptons que certains enfants vont devenir sensibles à la musique, y compris à la musique classique, et que d’autres vont faire tout à fait autre chose avec ce qu’ils auront vécu, qu’il n’y aura même pas de rapport mémorisable pour eux, mais que cela passera éventuellement par le fait que ils ont surmonté une timidité en public sous le regard et de leur pair et des adultes, et que le ciel ne leur est pas tombé sur la tête. Mais pour les enfants, la question est plutôt la continuation, les dispositifs qui maintiennent une indétermination quant aux effet. Par exemple, avec le dispositif "partition", on ne peut pas savoir si certains enfants n’en tireront pas le plaisir de l’écriture, mais d’autres types d’écriture que l’écriture musicale. Cela reste indéterminé : cela continue à employer la force du son, mais autrement puisque là il y a un différé.
Bref, il me semble que la difficulté qu’on a à identifier des traces chez les enfants est éventuellement ce qui a de spécifique ici. Et cela m’intéresse parce que cela va à l’encontre de ce qui se passe à propos de la transmission, en Belgique en tout cas, avec la notion de "socle de compétence". On nous dit, oui ou apprend l’histoire, mais c’est parce que, grâce à l’histoire, l’enfant acquérra telle ou telle compétence plus générale. Pour moi, cela veut dire que la force de l’histoire a été tuée : on ne raconte plus des histoires, l’histoire est devenue un prétexte pour autre chose. Ici, le son n’est pas un prétexte pour tout autre chose puisque le tout autre chose ne peut pas être identifié, alors qu’au contraire la force du son on l’expérimente.
S.A. : Le son n’est pas un prétexte pour autre chose, c’est quelque chose qui focalise sur soi, quelque chose qui est infiniment plus vaste, c’est un noyau, c’est un moyen, c’est un catalyseur, c’est un nœud focal qui sert en même temps de détonateur, qui met en mouvement, c’est comme un noyau atomique, la réaction, et la réaction part en chaîne, met la réaction en cercle et les cercles sont les autres choses qui grâce à cette chose-là trouvent à se manifester… Et en cela évidemment le son n’est pas anodin.
I.S. : Si la musique renvoie à quelque chose d’autre, qui est le son et qui n’est pas anodin, on pourrait se demander qu’est-ce qu’il y a se non anodin dans les autres matières que l’on transmet. Je crois que dans toutes les civilisations un peu correctes transmettre des choses c’est transmettre des choses qui ne sont pas anodines. J’aurais envie de travailler l’ensemble des questions de transmission à partir du caractère non anodin, à partir des forces dans ce que nous transmettons, et non pas des savoirs. A partir ce qui n’est pas anodin au sens où l’important, c’est la rencontre avec cette chose non anodine, pas l’évaluation de ce que l’élève va en faire.
H.T. : La question des effets est une question que m’a posé dès le début, Lucien Israël qui était absolument passionné par l’idée du dispositif et qui a dit immédiatement qu’il il faut la propager, et que donc il faut maîtriser les traces pour prouver aux pouvoirs publics et ailleurs que cela fonctionne. Cela me fait horriblement peur, mais par contre je suis tout à fait d’accord que se désintéresser des traces, c’est se désintéresser aussi du bidule lui-même. J’essaie toujours perpétuellement que le tout soit ensemble, ce qui présente naturellement une difficulté. Hier on m’a posé la question : est-ce que, parmi tous les enfants que vous avez vu, vous faites des catégories ? Oui, mais si je les verbalise, ces catégories deviennent extrêmement dangereuses. Donc je suis perpétuellement pris dans l’envie de maîtriser le plus possible de choses, en sachant que la chose maîtrisée va démolir notre projet. C’est la quadrature du cercle. Rien que la question concrète de la trace, comment l’identifier, nous a déjà causé énormément de problèmes concrets, pas des problèmes abstraits, des problèmes concrets. Jusqu’à présent, à une exception près, nous avons préféré ne pas voir, ne pas saisir. Maintenant nous commençons avec des adolescents de douze ans une sorte de possibilité de suivre une trace qui pourrait être également dans un dialogue. Ce qui n’est pas possible avec un enfant de dix ans : il n’utilise pas le même langage que nous.
T.D. : La question de la trace est une grosse difficulté parce que elle conduit assez vite à une logique du résultat et la logique du résultat est extrêmement "piégeante". C’est une logique à laquelle le dispositif entend échapper, ce qui ne veut pas dire échapper à la notion de "traçabilité". La fille qui élabore son thème d’année en année, probablement qu’elle n’est pas disjointe par rapport à elle-même, elle s’individualise probablement par son travail. Mais si on lui demande qu’est-ce que cela a joué pour toi dans ta vie, c’est une question intéressante mais c’est en même temps une question sans portée. Moi j’ai été souvent nager quand j’étais petit, mais qu’est-ce que le fait d’avoir beaucoup nagé quand j’étais petit a provoqué, m’a conduit à faire ? Je pourrais effectivement dire deux ou trois choses mais sans être vraiment convaincu que c’était cela...
Justement ce que je trouve particulièrement intéressant dans ce dispositif, c’est qu’il se nourrit, je dirais, de la satisfaction, de l’intérêt que l’on semble y trouver. Bien sûr, il y a d’un côté des enfants, et de l’autre côté les adultes, cela c’est clair, l’intérêt du dispositif est justement de bien distinguer, et en même temps, ils sont à ce moment-là dans une posture d’interrogation réciproque. Il me semble que le processus de rencontre est très important.
Ceci dit, pour moi la difficulté essentielle de ce dispositif, c’est surtout qu’on a quand même une certaine relation de compréhension, mais comment faire pour que cette relation de compréhension ne soit pas en miroir ? Il me semble que telle ou telle chose se passe, mais je suis toujours déçu parce que j’ai l’impression que ces choses-là j’étais de toute façon prêt à les voir et que c’est la projection de mon regard qui les crée. Mais peut-être aussi que c’est mon regard qui se rafraîchit, c’est mon regard qui par un léger décalage entrevoit des choses qu’une relation ordinaire ne m’aurait pas permis d’imaginer, ne m’aurait pas conduit à penser. Je me demande donc si ce ne serait pas un critère de qualité d’un dispositif comme celui-là, que de produire un agréable déplacement de soi-même, et pour tout le monde, en incluant les enfants timides dans la même situation : la timidité n’a plus de raison d’être et moi j’entrevois la possibilité d’agencements sonores, sociaux, etc… Et donc, à partir de là, j’aurais tendance à mettre en avant plutôt un système de contemporanéité.
S.A. : Vous êtes trop intellectuels, vous craignez de ramener l’évaluation à des espèces de grilles qui elles-mêmes sont le contraire de ce que le dispositif essaie de faire. Ce n’est pas votre faute, vous avez été élevé comme cela, moi je n’ai pas été élevé comme cela, j’ai enseigné mais je n’ai jamais étudié
S.A. : Il s’agit d’aborder les problèmes par un autre angle que celui qu’on prend d’habitude, pas celui par lequel on est conditionné. Quand vous dites résultats, j’ai l’impression d’être au conseil d’administration d’une entreprise, chiffres d’affaires, machin truc, financement propre, actions… Moi je vois cela d’une manière complètement différente. Toute l’approche et l’évaluation doivent être faites selon des critères différents de ceux qu’on a coutume d’appliquer… Ou alors tout est bien comme cela, il n’y a qu’à continuer puisque en fait il y a une satisfaction réciproque des grands et des petits. Les petits rigolent comme des fous, il tapent sur des machins puis nous on est contents, on a bonne conscience, on se dit qu’on fait quelque chose pour les rendre moins timides, on leur lève leurs inhibitions.. Ce n’est pas pour cela qu’on est là, on veut quand même aller plus loin que cela… Pour aller plus loin sans tomber dans les machins de résultats, il y a des méthodes…
H.T. : Pour moi, oui, il faut des résultats, oui c’est une entreprise… mais comment, c’est le terrain qui doit vous le dire. Par exemple, j’ai eu l’intention d’aller dans un centre de détention. Et donc, j’ai eu de nombreuses discussions avec des responsables psychologiques, ils étaient fascinés par le dispositif et on s’est séparés sans trouver une solution parce qu’ils m’ont dit : oui à votre dispositif, à condition que l’animateur ou le responsable puisse introduire à l’intérieur de ce dispositif des dialogues donnant immédiatement le résultat que nous pouvons suivre au niveau de "cela vaut la peine de poursuivre ou pas". Alors je leur ai donné totalement raison : une administration ne se lance pas comme cela dans un dispositif sans savoir si il a une utilité quelconque et sans en connaître les résultats. Ils sont responsables du point de vue financier, ils sont responsables au point de vue du risque, ils sont responsables à tous points de vue, comme si c’était une usine qui fabrique quelque chose.
Il faut que la grille ne soit pas la grille des habitudes occidentales… que la grille soit celle que le terrain nous montre concrètement sans arrêt. Seulement ce terrain nous montre tellement de choses…
S.A. : Alors c’est formidable parce que moi ce que je préconise c’est effectivement de composer une grille différente parce que en fait dans l’histoire que vous venez de raconter, tout allait bien si l’administration avait dit d’accord, nous on doit avoir des résultats, mais on n’a pas besoin de les avoir le jour même ou la semaine d’après, on peut attendre trois mois, vous voyez ce que je veux dire ? Alors cela devient plus souple.
A mon humble avis je prendrais une grande feuille de papier et je ferais deux colonnes, l’une c’est ce que j’attends moi ou ce que je veux cette chose et l’autre c’est quelles sont ces contraintes ou ces résultats mécaniques je dirais que je ne voudrais pas avoir. Et je pense qu’il faut une troisième colonne : il devrait émerger des deux premières colonnes des choses qui pourraient se mettre dans la troisième. A ce moment-là, je ramène ce que j’aurais dans la troisième avec la première, en effaçant la deuxième. Je vais très vite, cela à l’air simple ce ne l’est pas du tout j’en suis parfaitement conscient mais ce que je veux dire est que si on veut progresser dans quelque chose, il y a des moyens d’y arriver, d’autres moyens que ceux auxquels on est habitué.
Il y a plusieurs termes qui me sont venus à l’esprit en vous entendant parler tout à l’heure. Vous parliez de catégories des enfants, est-ce qu’on ne rejoint pas là ce qu’on entend par archétype. Faire des catégories archétypales, le mot est un peu pompeux, mais enfin il n’y a pas besoin de l’expliquer, il est souple.
D.D. : Effectivement quand on est dans une position de regard j’ai l’impression qu’il y a des choses qui émergent, on classe mais d’un autre côté on est en train de se demander : tiens qu’est-ce qui nous arrive quand on regarde ces choses-là etc. Dans chaque groupe j’ai l’impression, c’est une intuition comme cela, qu’il y a chaque fois un enfant qui prend une posture qui est archétypale etc. Donc là j’ai l’impression que quelque part on arrive à une description qui met un tout petit peu à distance le regard qu’on peut avoir, mais je ne sais pas très bien jusqu’où on va avec cela…
S.A. : On parle de catégorisations que j’appellerais intelligentes parce qu’elles sont minimalistes, c’est-à-dire que les traits les plus gros on arrive à les cerner. A partir de là on peut aller plus loin, c’est un début de théorisation de quelque chose qui est extrêmement difficile à cerner sans s’enfermer dans des catégories faites. C’est pour cela que je parle de archétypes parce que c’est quelque chose de très très vague, tout en étant suffisamment précis.
Maintenant la deuxième chose, c’est entre nous et pas entre nous, je veux dire ce qui est important pour nous et pour les autres. Si on veut développer une affaire comme celle-là il faut quelle soit explicitée aux gens à qui on va demander de la promouvoir ou de donner de l’argent ou de la laisser entrer dans leurs écoles. Il faut qu’il y ait un quelque chose qui ressemble à un truc intellectuellement construit. Maintenant il peut être construit intellectuellement selon les normes admises, ce qui serait une aberration. Mais il peut être logiquement construit sur des types de comportement récurrents qui se laissent classer de façon très générale en un certain nombre de catégories. C’est à cela que je fais allusion quand je pense à des termes comme archétypes, pas plus.
I.S. : C’est vrai qu’on peut voir des types, des archétypes. La question c’est pour moi, c’est qu’est-ce qu’on en fait. Je voudrais donner un tout petit exemple, celui des manières dont des collectifs tentent de fabriquer du collectif capable de donner à ceux qui y participent une puissance d’être qu’ils n’auraient pas indépendamment de cela. Ils se sont rendu compte qu’ il y a des manières d’être qui peuvent être un poison pour le groupe, ou bien peuvent être autre chose et ils ont choisi que ce soit autre chose. Ils ont choisi de nommer ces manières, d’en faire des rôles : il y a celle qui voit toujours plus loin, celle qui dit attention, attention ne nous détruisons-nous pas, celle qui est toujours en train de relier, de faire l’araignée etc. Et donc plutôt que de les analyser, ils ont choisi d’en tenir compte et d’en faire des rôles et des rôles qui du coup, puisque qu’ils sont un rôle, peuvent être abandonnés : aujourd’hui je n’ai plus envie d’être cela, je vais essayer d’être autre chose ou rien du tout, qui prend le rôle ?
Donc à mon sens la question de l’archétype ne devrait pas être séparée du fait que les comportements archétypaux se produisent toujours dans un collectif. L’intéressant, c’est ce que feront les enfants de collectif en collectif. Par exemple une fille peut se reconnaître comme celle qui range : elle aime ranger, elle peut s’en rendre compte puisque avec le dispositif elle avait toutes les autres possibilités. Mais on ne sait pas ce que cela peut vouloir dire l’archétype "rangeuse" dans d’autres collectifs et ce qu’il s’agira de ranger, ce sera peut-être ranger des idées ou ranger des… La signification de l’archétype dépend de la manière dont c’est produit.
H.T. : C’est dans ce sens-là que je voudrais aller : si une catégorie, c’est comme dire, c’est la petite fille qui a presque toujours un pull rouge, et qu’elle peut un jour le retirer, nous ne l’avons pas amputée de quoi que ce soit. Dans cette approche un peu chinoise de dire ce sont des chiens qui sont jaunes, ce sont des chiens qui ont la queue avec une casserole derrière, etc., on peut toujours retirer la casserole… la catégorie m’accule moins. Ce dont j’ai peur c’est l’amputation d’un devenir autre qui aurait pu se produire.
I.S. Donc ce que je me demande c’est si l’évaluation ne serait pas plus cohérente au niveau du collectif. On a le plus souvent une classe coupée en trois, donc toute la classe a vécu, mais séparément, des expériences semblables. Ce qui pourrait être intéressant c’est en fin de session, une après-midi où les trois tiers sont rassemblés… C’est des gens qui ont vécu la même chose, séparément mais toujours collectivement : comment ils vont se rencontrer, quelles questions ils vont se poser. Bref, à mon avis, pour rester cohérent avec l’expérience, l’évaluation ne doit pas être jamais sur l’individu puisque l’individu n’a rien fait d’autre que ce quelque chose qui le débordait, c’est le collectif qui la rendu capable. Bref, ce sont les traces dont le collectif comme tel est porteur et pas chaque individu qui devraient être repérées. et il me semble que de toute façon la question de savoir de quoi l’individu au sens isolé est capable indépendamment du groupe auquel il appartient me semble mener le plus souvent à des questions aussi ennuyeuses que les questions d’universalité. Pour moi, c’est de quoi est capable un groupe concret qui est la question intéressante.
S.A. : Oui, mais d’un autre côté si tu demandes à un enfant, dix ans après, quels étaient les autres enfants du groupe je doute qu’il s’en souvienne, alors que si on lui demande est-ce que vous avez un souvenir particulier sur ce truc-là, d’un jour, d’une séance, ou de ce que vous avez fait, ou ce que vous auriez aimé faire, que vous n’avez pas fait, là il serait capable de répondre. C’est pour cela que la société est quand même faite d’individus. Toute mon enfance a été dans les collectivités et si je vois une photo où je suis dessus, je reconnais deux types mais les vingt-cinq autres je ne sais même pas qui c’était. Tu prends neuf enfants dont un c’est toi, tu changes les huit autres, la collectivité ne change pas, mais tous tes rapports aux autres et tous les rapports des autres à toi changent complètement...
I.S. : On est d’accord mais je parlais de l’évaluation. Ce serait une jolie chose si tout à coup des gens viennent en disant : je me souviens, quand j’ai fait cet atelier, du moment où j’ai osé faire cela, que je n’aurais jamais cru faire. Mais, à mon avis, qu’on s’en souvienne ou pas est relativement secondaire, en tout cas il n’y a pas matière à évaluation, peu de matière à récit. Pour moi le savoir ne doit pas atteindre le vrai, le savoir est performatif, la production de savoir est performative. Cela veut dire que tu as raison, les véritables choses se passent peut-être au coeur de chacun mais il est possible que le savoir collectif ne doive jamais concerner les véritables choses.
S.A. : Je pense que si on arrive à faire cette expérience de retrouver des gens qui ont fait cela et que j’interroge neuf personnes et ces neuf personnes se souviennent d’une chose chacune, qui leur est arrivée pendant l’année… Et si ces choses on peut les catégoriser, disons en trois catégories : sur les trois il y en aura peut-être deux qu’aucun de nous ne peut deviner, or ils sont importants. Cela peut permettre ensuite de réorienter parce que ce savoir que nous acquérons de cette manière il va permettre d’affiner la méthode.
H.T. : Mais que veut dire affiner la méthode ? Compte tenu de ce qu’on n’a pas parlé de la partition, on n’a pas parlé d’écriture, on n’a pas parlé donc du second volet de la méthode qui est entre les mains de ceux qui l’utilisent, les professeurs qui en font ce qu’ils veulent par rapport à leur personnalité. Quant aux règles de ce dont on a parlé, c’est des règles en béton qu’il n’y a pas moyen de modifier en quoi que se soit sinon tout le bazar s’effondre, chaque chose tient l’autre en place. Chaque fois qu’on a essayé de modifier, on se trouvait devant un truc qui ne fonctionnait pas.
Je reste convaincu que la recherche des traces est importante, et je reste très dans cette direction que l’individu, aussi précieux qu’il soit dans sa personnalité, parce que c’est cela aussi qu’on dévoile, n’a de sens dans le dispositif qu’à partir du moment où il est en groupe. Dès qu’il est seul dans le dispositif, nous arrêtons le dispositif et cela ne fonctionne pas, c’est clair.
Je voudrais très vite aborder la question de la propagation. A partir du moment où un certain nombre de gens sont convaincus que cela en vaut la peine, involontairement ou volontairement cela se propage. Mais si cela se propage par n’importe quel dossier d’explications prouvant que c’est valable, que cela réussi, que cela peut être utile dans la mission des institutions etc. c’est la catastrophe. C’est la catastrophe parce que à partir du moment où ils auront décidé sur dossier de l’appliquer ils demanderont des résultats, ils demanderont à vérifier que les résultats prévus se produisent. Ce que nous avons jusqu’à présent c’est des gens qui ne posent pas de questions et qui pour une raison ou pour une autre introduise la méthode dans une école sans savoir exactement à quoi cela peut servir, mais qui ont une sorte de conviction que cela en vaut la peine. J’ai une frousse verte des dossiers parce que je crois que c’est le meilleur moyen d’effondrer le tout. Si il s’agit de l’invention d’une méthode d’approche pour faire de meilleurs musiciens, là on peut naturellement, mais il n’est pas question de cela. Donc je pense que l’institution ne doit pas être dupée, penser qu en termes de résultats, sinon elle va vouloir des résultats.
D.D. : Et pourquoi elle ne se présenterait pas comme une méthode de musique justement, pourquoi elle ne dit pas je suis une méthode contemporaine…
H.T. : On n’en sort pas, le son n’est pas un prétexte, la musique n’est pas un prétexte parce qu’elle est à la base du possible et en même temps ce n’est pas cela qui est intéressant, ni des musiciens ni des auditeurs de concerts.
D.D. : On est en train de se poser des tas de questions, on se demande si on doit essayer de propager la méthode et dans ce cadre là il y a donc à tenir compte des institutions, mais si on doit tenir compte des institutions on sait qu’elles vont nous demander, il y aura une sorte d’obligation de résultats et de critères d’évaluation etc. Et on pense que de toute façon c’est un piège. Mais si on dit c’est une méthode musicale qui s’adresse au développement, à la sensibilité musicale des enfants etc. et que donc que l’on tait délibérément ce qu’elle est en plus ou ce qu’on croit qu’elle est, est-ce que ce n’est pas une position stratégique possible ?
H.T. : S’ils ont envie de dire que c’est une méthode musicale, qu’ils le disent, moi je m’en fous, ce n’est pas notre problème du dispositif. Je pense que le dispositif existe maintenant, je pense qu’il est robuste et je pense que justement sa diffusion ne doit pas être le sujet d’un quiproquo selon lequel elle servirait nettement, clairement à améliorer quoi que se soit chez l’enfant. Mais que celui qui l’utilise l’appelle du nom qu’il veut, c’ est sa réalité à lui, et puis cela ne nous regarde pas…
S.A. : Et alors là je vais être "provocateur", avocat du diable : qu’est-ce qui nous regarde ?
H.T. : C’est une conviction personnelle mais j’ai la certitude, aussi bien pour les enfants autistes que pour les enfants en situation assez dramatique, que, à partir du moment où on souhaite qu’ils puissent s’améliorer d’une façon ou d’une autre, on empêche l’amélioration. La réussite de cette amélioration doit venir indirectement par autre chose, par un collectif, par la richesse... Je vous cite deux petits exemples. Un enfant gravement handicapé, il ne touche à aucun des instruments, rien pendant des mois, j’ai des histoires là-dessus et je dis : mais pourquoi voulez-vous, ce n’est pas mon problème, il peut rester sa vie entière à ne rien faire… Je l’ai tout de même mis à côté d’un piano dont on avait retiré la carcasse, ce qui fait que je savais bien par expérience que si sa main allait tout d’un coup frapper les cordes du piano il aurait une surprise. Et quand c’est arrivé il n’a pas quitté le piano… Et puis on a une petite fille qui était à la limite de l’autisme, douze ans, qui pendant trois ans reste dans les ateliers, ne touche à aucun instrument, est au tableau noir à crayonner. Et puis au bout de trois ans j’amène un micro-amplificateur qu’on devait mettre sur des guitares, elle le découvre, se passionne pour le son de ce micro et quand je la reconduit à l’ascenseur elle me parle, elle n’avait pas adressé la parole à personne pendant trois ans. La fois suivante elle est arrivée elle a pris le micro elle a chanté avec les autres. Le garçon autiste de 17 ans c’est la même chose : je m’en fous c’est pas mon problème, il est là parmi les autres autistes. Quand on sort la cassette avec sa photo, et on la lui montre, il a envie de jouer, il n’a pas envie de jouer, je m’en fous mais contre fous. On n’essaie pas d’améliorer sa condition physique, que diable, cela m’est profondément indifférent. Je ne peux pas vous dire que je ne me réjouis pas quand je vois tout d’un coup qu’il prend l’instrument, traverse toute la pièce, joue et puis quand c’est terminé, il reprend la position bloquée qu’il avait avant. Pour moi les deux sont vrais : mon "foutisme" complet, ce n’est pas mon affaire, il est un étranger, il est quelqu’un, un escabeau pour moi ; et je fais partir d’une communauté où il est plus réjouissant pour moi si il sait qu’il est lui et si il agit. Donc de nouveau je ne choisis pas parce que je ne suis pas une institution. L’approche n’est pas celle de l’institution, et dans le cas des enfants autistes, ils n’ont pas voulu poursuivre l’expérience parce qu’il fallait retirer les plantes vertes de la salle, ils auraient pu abîmer les plantes vertes.
Oui il existe des institutions, oui il existe des individus, oui il existe des collectifs, oui le son et les instruments qui sont là, et il peut y en avoir d’autres, mettent en marche quelque chose. Comment en savoir plus, comment recevoir plus d’informations qui nous transforment, qui nous transforment et qui donc par propagation transforment d’autres gens - je ne veux pas dire qui transforment dans un sens meilleur, il n’y a pas de meilleur, il y a des différences, tout simplement. Je ne suis pas là pour que la société soit meilleure, on a bien vu ce que cela donnait les projets pour qu’elles soient meilleures…
T.D. : Je pense que ces dispositifs sont fondateurs de quelque chose et qu’ils doivent bien exister quelque part. Pour moi, arriver à ce que, même sans les comprendre, justement en ne les comprenant pas, en étant incapables de les ranger dans leur propre critère de récit, de gestion, etc. les institutions acceptent, arrivent à l’idée que c’est plutôt mieux d’incorporer des éléments comme ceux-là, je pense que c’est souhaitable
N.L. : Manifestement il y a des gens qui adhèrent mais aussi des gens qui refusent…
H.T. : On peut dire qu’il y a des gens qui adhèrent parce qu’ils le souhaitaient, parce qu’ils le demandaient, parce que quelque part quelque chose attendait en eux une sorte d’ouverture... Puis il y a des gens réfractaires, et qui en sont malades, pour toute sorte de raisons personnelles également et il faut les respecter, il ne faut pas leur rendre la vie impossible. Et puis ce qui est très intéressant, il y a des gens prêts à basculer. Par exemple à Bâle, nous sommes arrivés avec des grands documents qui étaient des attestations, ils ont lu cela et ils ont dit : écoutez, c’est trop énorme, on va vous demander de venir. On est venu neuf fois de suite, etc... et puis ils ont dit, il faut essayer. Ils ont commencé avec la partition, avec un sérieux incroyable. Le professeur a senti qu’il pouvait faire comme il voulait par rapport à ce qu’il ressentait... Et maintenant, au niveau du professeur, au niveau du directeur, au niveau des élèves qui ont participé, ils sont tous dans une joie dont ils ne peuvent pas réellement saisir le pourquoi et le comment, c’est arrivé... Donc pour moi la voie normale c’est celle-là parce que toute voie qui dirait on va vous donner les preuves, on l’a fait ailleurs et cela a réussi, ment. Car on est chaque fois dans un monde différent…
I.S. : Moi ce que je sens depuis que je me suis intéressée à cela, c’est une question de goût, d’appétit qui se crée, c’est la manière dont ce goût concret s’organise autour du son, ou la manière dont le dispositif partition a une force à cause du temps, tout en garantissant l’impossibilité de juger puisque on sait que les enfants ne savent pas écrire de la musique et que de toute façon personne ne pourra lire par-dessus leur épaule pour voir s’ils font ce qu’ils ont écrit, puisque ce qu’ils ont écrit personne ne peut lire etc. Pour moi, cela intervient dans la question didactique ou pédagogie. C’est bien de la didactique au sens c’est la force au sens impersonnel de ce qui réunit qui fabrique la réunion Ce n’est pas de la pédagogie au sens où il n’y a pas d’attention psychologique à l’individu.
Pour prendre un autre exemple, Marie Milis, c’est une mathématicienne, travaille, elle, avec des gosses de fin de secondaire sur les maths. Ses élèves, ce ne sont plus des gosses, travaillent ensemble, et ce n’est que à la fin de l’année, à l’examen, qu’ils doivent pourvoir être côtés individuellement. Souvent, Marie fait venir des personnes extérieures pour l’examen, pour l’aider à confirmer le travail individuel qui a été produit. Elle m’avait fait venir, et voilà, j’étais encore capable de savoir comment on calculait des asymptotes horizontales et verticales mais il y avait le calcul d’une asymptote oblique et cela j’avais complètement oublié. Et donc je me trouvais dans cette situation bizarre de devoir dire à un jeune "c’est bien" à propos d’une matière, et c’étaient des maths, dont je ne me souvenais vraiment plus. Donc en gros j’ai paniqué et j’ai trouve cela désagréable. Mais ce que j’ai compris après, c’est que l’important n’était pas là. En fait, ces adolescents, au lieu de s’arrêter en disant "mais la personne qui nous contrôle ne sait pas de quoi il s’agit, Madame, cela ne va pas, etc... ", se sont mis à m’expliquer, comme ils s’étaient expliqué pendant toute l’année les uns aux autres. J’étais vraiment dans la situation du maître ignorant, j’étais capable de leur dire "c’est bien" simplement en entendant les raisonnements de type mathématique qu’ils me sortaient. Ce que je leur disais, c’est "c’est bien comme vous le dites, vous êtes dans les maths, ok". Donc ils avaient rencontré la force des maths et indépendamment du fait que cet objet-là je ne savais plus comment il marchait, je pouvais confirmer qu’eux ils étaient dans la force des maths.
Qu’est-ce qu’on demande de plus à des élèves qui sortent du secondaire que d’avoir rencontré la force des maths ? J’ai rencontré cette force parce que j’étais dans une situation complètement fausse et que cela ne les a pas dérangés : la force des maths c’était qu’on pouvait me l’expliquer, c’est qu’on pouvait me les raconter. Je disais "je ne comprends rien", ils ne s’occupaient pas de savoir si je jouais à l’imbécile : pour eux cela faisait partie de ce qu’ils avaient appris, qui est, si on sait on peut expliquer, parce qu’ils avaient passé l’année à s’expliquer les uns aux autres.
C’est cela qui me fait dire que ce groupe concret-là existait, et existait par la force des maths. Et donc pour moi c’est un peu ce que cela peut suggérer aux transmetteurs, qui est d’honorer la force de ce qu’ils ont à transmettre là où cette force est, c’est-à-dire là où elle peut fabriquer un groupe autour d’elle.
Pour Marie, un de ses plus beaux souvenirs, c’est un gosse qui jusque là ne se passionnait que pour le rap et qui a dit : les maths cela tue. Ce qui était un grand compliment. D’accord les maths ce sont des règles, mais il avait découvert qu’il y a des règles qui forcent à penser, qui obligent à des intensités. Il pensait, comme tout le monde que les règles cela conforme, que c’est des choses auxquelles on se soumet, là il avait rencontré des règles qui font de l’intensité, fabrique de l’intensité et c’est cela la force des maths, c’est des règles qui fabriquent l’intensité et pas des règles qui empêchent de penser ou de faire ce qu’on veut. Donc il avait rencontré le fait que le mot règle pouvait avoir deux sens complètement distincts, celui qu’il connaissait trop bien et un autre qui fait exister les mathématiciens. Il avait rencontré ce qui fait exister les mathématiciens, il savait désormais ce qu’il en est des maths.
Peut-être que dans le dispositif partition, ton marqueur de temps qui se déplace sur la partition c’est quelque chose qui fabrique de l’intensité. Personne ne saura si le gosse est en train de suivre ce qu’il y a sous le pointeur au moment où il le fait, personne ne le sait, sauf que lui, il en a le problème.
H.T. : Pour dire le contraire de ce que tu as dit, quand il y en a un qui fait l’orage et la pluie, on voit s’il suit sa partition, parce qu’il y a cela et puis il y a des gouttes, mais quand il y en a qui dessinent des nuages, tout ce qu’on peut voir, c’est que au moment des nuages ils ont produit un quelque chose et on peut savoir s’ils recommencent, si on leur propose de recommencer, on peut savoir s’ils sont proche ou loin de leur écriture…
D.D. : Je me rappelle d’une vidéo où on voit un premier qui joue avec une sorte de petite cithare, d’abord il joue tout seul sa composition puis après ils travaillent à deux. On le voit d’abord jouer sa pièce tout seul et puis on le voit jouer avec un autre et c’est très clair, il y a des moments où il est vraiment dans les intensités.
S.A. : Puisque le fait c’est qu’il y a quelque chose à réaliser à partir d’une idée, et que l’enfant réalise une fois, si on lui demande de réaliser deux fois, on peut voir ce en quoi une idée est réalisée : la même idée réalisée deux fois par le même enfant à cinq minutes d’intervalle donne quels écarts ? Est-ce que formellement il y a des éléments structurels je dirais qui restent les mêmes et qui se manifestent au même moment sur la chaîne ?
H.T. : Si on parle de la partition et d’écriture alors je vous donne tout à fait raison on peut faire énormément de choses.
D.D. : La partition et l’écriture c’est déjà la deuxième année. Dans la méthode il y a six ans, il y a une année Tohu-bohu et puis 5 ans avec la partition. Donc ce que je trouve qui est un peu bizarre dans les discussions sur la propagation, c’est qu’on est toujours centré sur l’année Tohu-bohu où là effectivement on voit dans les vidéos des tas de choses, alors que quand on est dans les années qui suivent, déjà la deuxième année, on est avec un terrain beaucoup plus stable…
H.T. : Le principe c’est de six à douze ans, avec le Tohu-bohu qu’on a vu hier puis la partition qui est de plus en plus élaborée et qui peut être jouée alors composée à deux, à trois ou à quatre parce qu’il n’y a pas de raison que cela ne se poursuive pas. Dès le début, ils ont les possibilités de musique électronique, ils ont de petits synthétiseurs. Pour ceux qui se plaisent mieux dans le synthétiseur qu’ailleurs, à partir de douze ans ils peuvent alors explorer au niveau d’une approche électroacoustique qui se poursuit à vingt, vingt-cinq ans.
I.S. : Hervé tend à conclure qu’une première année tohu-bohu est indispensable pour que les années partitions produisent tous leurs effets…
H.T. : On ne peut pas dire qu’elle est indispensable puisqu’on peut le faire sans, mais elle semble fondateur, quelque chose qui est à la base. Si on ne le fait pas cela ne sera pas la même chose.
I.S. : Il me semble qu’avec la partition, il y a eu invention de quelque chose. Cela crée une proposition, dont chacun peut à tel moment d’ailleurs tenir compte ou pas. Il y a une proposition : cela fait contrainte cette aiguille qui se déplace, cela crée un rapport vivant entre le passé de l’écriture et le présent de la production de son. Donc de nouveau il y a une règle, mais ce n’est pas une règle qui permet de vérifier une conformité, c’est une règle qui fait faire, qui fait produire, elle donne une force mais une force indéterminée quant à ses effets.
S.A. : Et il y a la contrainte de leur propre écriture…
I.S. : Exactement mais à mon avis, leur écriture devient une contrainte grâce à l’aiguille qui la parcourt et qui donne le temps et qui fait de ce qu’ils ont dessiné une écriture. Pour l’écriture usuelle, il y a le couplage avec le temps de la parole. Ici on fabrique une écriture en la couplant à l’information temps que l’espace ne donne pas. Un dessin n’est pas dans le temps, cela fait un dessin temps.
D.C. : Cage dit en toutes lettres, nous nous efforçons donc de ne pas laisser de traces.
H.T. : Il y a eu trois thèses qui ont été faites, elles sont illisibles. Il y a une tentative entre Daniel Stern et Imberty à Paris à deux reprises de trouver un protocole scientifique qui permettrait de mieux comprendre, ils ont renoncé tous les deux.
S.A. : Ils disent : il n’y a pas de protocole possible. Et alors, ce n’est pas une bulle du Pape. Cela me met en rogne ce genre de déclaration, c’est cela l’université. Il suffit d’aborder le problème autrement, je suis convaincu que par des archétypes ou par des types on y arriverait.
H.T. : Je vous cite cela parce que ce n’était pas inintéressant. Ce qui me frappe tout de même c’est que quand je vois un enfant de six ans qui arrive pour la première fois et qui est en fin de groupe, huitième, et que quand il arrive, il se retourne et regarde la porte par où il est arrivé, il refuse de regarder ce que tous les enfants regardent, puis il déambule pendant une dizaine de minutes sans toucher aucun instrument quand tous les autres ont démarré et puis touchera un instrument, je me trouve dans une situation claire, précise que je n’interprète pas. Quand la fois suivante, il ne regarde plus derrière la porte, que la fois suivante il est septième, la fois suivante il est sixième, la fois suivante il est cinquième et que la dernière fois il est le premier qui se précipite, il est en train de nous dire quelque chose d’extrêmement clair. Et quand cet enfant-là, qui n’osait pas entrer, qui n’osait pas regarder, à la dernière séance est à la timbale et n’a même pas vu que tout le monde sortait et tout d’un coup, tout le monde est parti et il abandonne vite ses maillets, il y a eu transformation en clair, il y a eu transformation au niveau d’une personnalité qui capte les informations.
Nous avons là des dizaines de preuves du même genre. Soyons sérieux, il y a des choses qu’on n’interprète pas. Il me semble que c’est quelque chose de tellement important dans la société que je n’ai pas envie de transformer… Mais je suis quand même un petit peu triste de voir ces gosses cyniques qui ratent leurs examens, qui seront dominés par les autres avec jouissance, que je me dis là on pourrait travailler sur des cas, il y en a de nombreux aussi précis que cela. Donc que peut-on aborder du point de vue éthique sans troubler qui que se soit et surtout pas la personne qu’on à en face de soi…
S.A. : Vous disiez que cela dure six ans, neuf ans, c’est important car si on commence à neuf ans on va jusqu’à quinze ans…
D.D. : Ce n’est encore jamais arrivé, il n’y a pas encore eu d’enfants qui ont eu six ans d’affilée…
H.T. : Non parce que l’école pour une raison ou une autre dit au bout de trois ans c’est fini on a changé de directeur. On a eu des groupes qu’on a suivi trois ans, à Genève quatre ans…
S.A. : Mais est-ce que ce n’est pas intéressant, même sur trois ans, sur ceux qui ont fait le plus long parcours, ensuite de voir les résultats scolaires de ces enfants-là.
H.T. : Oui bien entendu, cela demande à ne pas être fait en amateur c’est pour cela que je ne l’ai pas fait. Quand j’ai vu ce gosse dont je parlais hier, qui à la sixième séance devient un être vivant, je sais simplement que de vingt-cinquième de classe il est passé, le mois suivant, à trois ou quatrième.
S.A. : Mais cela c’est un argument extraordinaire pour notre société qui veut des résultats. Si on arrive à faire une petite différence cela prend une autre dimension par rapport à l’institution.
I.S. : Il y un premier de classe qui est devenu normal maintenant.
H.T. : Il y a deux ans à Charleroi on a vu un gosse qui bégayait, qui était dernier de classe, qui n’osait pas s’exprimer. A la fin, il ne bégayait plus, il n’avait plus peur de rien et il était transformé dans sa classe, j’en ai peur.
S.A. : Vous ne pouvez pas aller dans un ministère en disant Monsieur le directeur du cabinet asseyez-vous, je vais vous montrer une vidéo… A propos des expériences avec le xylophone, qui sont des expériences complètement folles, en fait moi je savais que cela allait réussir : le protocole que j’ai fait, il était sur la base de la manière dont je connaissais les gens, les musiciens africains et leur réaction à ce qu’on leur propose. Mais j’ai eu soin, et j’ai bien fait, d’amener avec moi une caméra vidéo et toutes ces expériences ont été filmées comme vous avez filmé les ateliers, c’est-à-dire in extenso et avec la parano du chercheur que j’estimais justifiée : toutes les vingt minutes on appuie sur l’heure pour qu’on ne puisse pas me dire que c’est des montages… c’est en temps réel, voilà ce qui se passe, voilà à quelle vitesse cela se passe, voilà quel est le temps de réaction pour un musicien africain quand il dit le truc est mal accordé pour le ré-accorder et jusqu’au moment où il dit maintenant cela va. Puis j’ai fait des petits montages que j’ai montré à différents organismes, organisations, institutions auprès desquelles j’ai essayé d’obtenir un peu de fric pour pouvoir aller plus loin là-dedans, et je peux vous dire qu’arriver avec une vidéo quelque part ce n’est pas évident. Les choses sont évidentes pour vous, pour moi, pour toi, elles ne sont pas évidentes pour un type dans l’administration. Mais quand on vient lui dire : on a la liste des enfants de votre école, voilà leur note avant qu’ils aient commencé l’atelier, et au bout de la première année voilà leur note, la deuxième année voilà leur note, la troisième année voilà leur note, cela commence à prendre une dimension.
H.T. : Et puis quelles sont les conséquences à ce moment-là ? Si le fonctionnaire est honnête vis-à-vis de son administration, il y croit, et à la limite il impose, et à ce moment-là c’est la catastrophe.
I.S. : Moi j’ai toujours pensé que l’un des endroits où les cassettes devraient être montrées c’est dans ce qu’on appelle en Belgique des écoles normales, où on forme les enseignants. Comme matière à réflexion entre eux, pour déclencher leur pensée et notamment qu’ils voient vraiment la différence avec les gosses tels qu’ils ont contribué à les fabriquer. Pour les enseignants en formation, c’est un ingrédient dont la valeur "transformative" pourrait être testée… plutôt qu’aller au sommet, aller au médian c’est-à-dire aux gens qui ont vraiment le problème.
H.T. : On n’arrive pas réellement à un dialogue parce que la majorité des gens sont effondrés, ils sont dans une situation de telle perturbation...
Je voudrais vous poser une question : dans votre petit lexique musical qui m’a été très utile, vous écrivez que la notion d’octave est présente dans presque toutes les musiques. Si je comprends bien la notion d’octave c’est une relation physique, c’est une réalité, réalité physique et pas culturelle et cette réalité physique elle n’est pas découverte, elle n’est pas prise en compte par les animaux par exemple les oiseaux. Mais vous écrivez que vous connaissez des musiques où cette notion n’a pas été prise en compte.
S.A. : Non où cette notion est, comment dire, contournée…
H.T. : C’est très intéressant en ce sens qu’on peut dire que les être humains sur la planète ont ressenti, ont pris en compte cette notion de l’octave et que la presque totalité l’utilise positivement et qu’il y a certain endroit, des populations qui l’évitent.
S.A. : En deux mots, en deux phrases, c’est quoi une fréquence ou son double, ou sa moitié ce qui revient au même ? Quand vous chantez à l’unisson, soit vous avez le même registre, soit vous êtes à l’octave, dès que vous chantez avec une femme vous chantez à l’octave, la fusion de l’octave puisque c’est une fréquence du simple au double est telle qu’on dit toujours à l’unisson alors qu’on est pas à l’unisson, on est à l’intervalle d’octave, ce qui est énorme mais c’est généralement admis et cela qu’on soit chinois qu’on soit africain qu’on soit turc ou berbère : dès qu’un homme chante avec une femme. Alors vous me direz dans certaines civilisations les hommes ne chantent pas avec les femmes, mais les enfants chantent avec les femmes, ou les enfants chantent avec les hommes, quand les enfants chantent avec les hommes ils sont en général à deux octaves, ils chantent avec les femmes ils sont soit à l’unisson, soit à une octave. Donc tout le monde connaît l’octave qu’on le veuille ou non, du moment qu’on a chanté une fois trois notes et cela n’existe pas de société, à ma connaissance, à notre connaissance, où on ne chante pas. Voilà l’octave. L’octave est un phénomène qui s’impose et qu’on intègre sans même s’en apercevoir, dans toutes les cultures, partout où on chante.
Quand ils chantent ils ont conscience de l’octave mais ils ont conscience que j’appellerais passive puisqu’ils ne s’en occupent pas et si quelqu’un chantait à la septième majeure au lieu de chanter à l’octave ils diraient il y a quelque chose qui ne va pas. Mais quand ils fabriquent un instrument au lieu ils "faussent" le ton, c’est volontaire puisque la conscience d’une octave ils l’ont. Pourquoi ils font cela ?
D.C. : Nos instruments à nous n’obéissent pas non plus à l’octave, mais en plus l’octave n’est pas exactement le double…
S.A. : Pourquoi je fais de l’expérimentation ? C’est parce que vous n’avez pas de réponses à ces questions, elles sont trop abstraites. Le seul moyen c’est expérimenter, c’est de mettre les gens dans une situation où c’est eux qui font et si c’est eux qui font, et il y a dix types autour de la même ethnie, ils évaluent, ils disent c’est bien, c’est pas bien, des fois ils ne sont pas d’accord, on les laisse discuter. Et l’Africain à qui je demande d’accorder mon synthétiseur comme son xylophone il va me l’accorder de la manière qu’il conçoit lui, comme ce qu’il a en tête et c’est là tout l’intérêt de ce genre de truc, c’est-à-dire que en fait et je n’ai pas hésité à dire et je vais le redire, : au moment où il met sa main sur le curseur pour modifier la hauteur d’une note, je suis dans son cerveau Quand il arrête je dis maintenant c’est bien ? Oui, et les autres : c’est bien, oui. Et on enregistre…
H.T. : Nous retrouvons l’accordeur de piano…
S.A. : La différence c’est qu’un accordeur de piano qui est mauvais, moi je peux vous dire qu’il a mal accordé son piano. Quand le type accorde son xylophone, son synthétiseur si eux sont tous d’accord je n’ai pas d’opinion, je dois admettre que c’est comme cela, que c’est bien. Je n’ai pas de critères d’évaluation.
I.S. : C’est parce qu’ils ont un savoir à propos duquel ils sont tout à fait capables d’être d’accord que tout ce que tu fais est possible.
S.A. : C’est cela qui montre qu’il y a système, qu’il y a cohérence du système, il n’y a aucun autre moyen de le montrer. On peut le dire mais pourquoi est-ce que vous me croiriez, -oh mais il aime ces nègres alors il dit du bien d’eux Mais quand je fais ré-accorder au même type, trois fois de suite, les mêmes accords, et que j’arrive à des nuances d’intervalle de deux cents ou de trois cents… C’est important pour moi du point de vue scientifique, du point de vue de la recherche que à partir du moment où il fait cela trois fois et je vois quelle est sa marge, son champ de dispersion si vous voulez qui est minime, on est sûr que même ce qui me semble tout à fait aberrant ne l’est pas parce que c’est son système, et je dois l’accepter tel quel. Mais cela jusqu’à présent Mesdames et Messieurs j’étais le premier à pouvoir le démontrer, parce que personne n’a jamais créé une situation dans laquelle on doive admettre que ce qu’ils font est ce qu’ils veulent : l’intentionnalité est réalisée que cela plaise ou pas.
En plus, on les met dans une situation où pour la première fois depuis qu’il existe, il peut accorder un son et quand il l’a accordé s’il estime qu’il est trop monté il peut redescendre le curseur alors que quand il taille son bois il ne peut pas. Et cela c’est eux qui me l’ont dit : ah c’est formidable je peux revenir. Je me souviens d’un musicien qui frappe sur une lame du xylophone et dit, celle-là elle n’est pas bonne. Et nous on lui dit mais on l’a accordé comme la lame sur ton xylophone. Alors il dit : oui je sais sur le mien elle n’est pas bonne. C’est extraordinaire, non. C’est extraordinaire le pouvoir d’adaptation à la condition qu’on trouve la passerelle qui articule son savoir avec ce que je veux savoir moi.
I.S. : Mais là il y a moyen de fabriquer une science puisqu’on s’adresse à quelque chose qui est stable et qui a donc les moyens d’évaluer les propositions qu’on lui fait.
S.A. : Il y a une validation, une corroboration c’est très fort, comme méthode expérimentale. Quand j’ai montré cela aux psychologues de la musique, la première remarque qu’on m’a faite, mais quel est ton protocole. Je dis le protocole je vais cela et cela… Oui et tu fais une pause de combien entre deux essais… Et vous retombez dans le système universitaire : c’est comme cela qu’on apprend en psychologie. Mais ce n’est pas le même sujet parce que on est dans un contexte où je suis dans un contexte d’une culture homogène ou tout le monde ou presque a pratiquement le même savoir, ils n’ont pas besoin de vingt minutes, parce que ce ne sont pas des mecs qui travaillent huit heures par jour, il font un effort ils ne mettent pas le même investissement d’adrénaline pour faire cela, ils le font, et quand ils en ont marre, ils disent cela suffit pour aujourd’hui et ils ne disent pas donne-moi une pause de vingt minutes.
N.L. : Alors au niveau méthodologique cela veut dire quoi ce que vous dites ?
S.A. : Par rapport au dispositif, cela ne veut rien dire du tout, on ne peut pas comparer ce dont je parle là avec le dispositif puisque les conditions sont totalement différentes, c’est le jour et la nuit, c’est le cas de le dire. Là vous prenez des enfants qui viennent de milieux sociaux différents, qui ont un comportement différents, vous les mettez ensemble dans une situation qui est totalement artificielle, c’est un avantage, elle est neutre puisque vous créez une neutralité : on les met devant quelque chose qu’ils ne connaissent pas, on leur lève des tabous, il y mille choses qui se passent…
T.D. : Oui bien sûr, mais par contre moi ce que je vois de commun c’est que dans un des autres cas, il faut essayer de trouver un point qui vous sépare d’eux, un point et un dispositif d’interaction dans lequel quelqu’un peut proposer quelque chose d’intéressant à l’autre et réciproquement : une espèce de contrat avec eux. Je pense que cela caractérise aussi le dispositif, lorsque des adultes mettent au point un dispositif et font évoluer des enfants, l’enjeu est que l’un et l’autre arrive à la fois à occuper sa place et à s’influencer réciproquement. A ce moment-là vous dites voilà je te demande de me faire quelque chose à propos de cet objet, et la question ne lui paraît pas tout à fait négligeable puisqu’il accepte d’y répondre…
S.A. : La différence c’est que là vous essayer d’être absolument pas directif, ou le moins directif possible, tandis que moi cela ne me gêne pas de tout d’être directif puisque je vais sur le terrain, je veux avoir des réponses à des questions que je pose, alors avec mon informateur je les lui pose. Et quand je ne peux les lui poser oralement je les lui pose par synthétiseur interposé,
I.S. : Dans le cas du terrain chez les Africains il y a effectivement une méthode mais cette méthode est totalement organisée grâce à et autour de leur force, c’est-à-dire de leur savoir et du fait que leur savoir est assez stable pour que tu trouves un répondant. Ils répondent à leur savoir, et donc toi tu peux t’organiser autour d’eux parce que ta méthode affirme, célèbre, reconnaît et s’organise autour du fait que ils ne se laissent absolument pas impressionner. Même si il y a quelque chose qu’ils ne comprennent pas derrière, ils savent ce qui compte, xylophone ou synthétiseur. Donc là une science est possible puisqu’on a réussi à s’adresser à quelque chose qui vous dit la différence une bonne et une mauvaise question. Tandis qu’ici c’est quelque chose qui est plutôt de l’ordre d’une technique ouverte, puisque une technique, sa valeur ce n’est pas une valeur de connaissance ajoutée mais une valeur de possible ajouté. Donc pas une connaissance sur ce qui est, mais un possible supplémentaire sur ce qui peut peupler le monde.
Le point commun éventuellement c’est comment arriver à ce que des enfants soient aussi à leur affaire même si cette affaire est différente, mais soient aussi à leur affaire que les Africains sont à leur affaire quand il s’agit de faire du son. Par exemple, la petite fille est à son affaire, l’idée qu’on va la juger de l’extérieur visiblement c’est absent chez elle. La réussite du dispositif fait qu’on le ressente et qu’on voie les gosses à leur affaire.
H.T. : Aussi bien personnelle que collective.
I.S. : Oui on ne sait jamais si leur affaire doit être au pluriel ou au singulier, il y a un pluriel singulier et un singulier pluriel.
I.S. : ...Il peut y avoir du savoir, c’est un terrain parmi d’autres, mais que ceux qui veulent fabriquer du savoir sur un sujet s’y risquent. Ce n’est pas une condition pour que cette technique ait de la valeur, de la même manière que le savoir que tu crées là ne va pas améliorer la manière dont eux-mêmes se transmettent la chose, cela se transmet par d’autres moyens. Si, comme tu disais a leur naissance ils ont déjà le rythme, si cela se transmet même prénatal, alors où est-ce qu’on est avec nos savoirs. Donc moi je crois que le fait qu’il n’y ait pas de méthode scientifique est loin d’être un drame parce que une technique, la grandeur d’une technique, c’est justement d’associer de l’hétérogène, et c’est cela ton truc, enfin les chaises autour etc. c’est de l’hétérogène qui produit quelque chose.
S.A. : Donc ce n’est pas du tout un défaut. Quand je parlais d’archétype ou de type tout simplement cela pourrait permettre aux gens qui sont là peut-être de voir apparaître des choses qu’on ne voit pas, justement par opposition à la projection. Moi je travaille beaucoup sur des tableaux à deux entrées, mais pas sur des êtres humains, sur la matière : on prend des objets ou des musiques, je fais faire par mes étudiants des inventaires de tous les paramètres sans me préoccuper du tout de leur importance, sans les hiérarchiser, et je leur demande de faire la même chose pour deux musiques différentes par exemples qui sont voisines, et qui sont des gens qui ont vécus ensemble et où on a du mal à savoir qu’est-ce qu’il y a à l’un par rapport à l’autre. On met l’ensemble des paramètres des deux avec des cases, papier calque, on se choisit le paramètre qu’on veut ou la combinaison de paramètre qu’on veut, par le biais de crayons de couleur et on coche les cases correspondantes et tout à coup on voit apparaître des choses qu’on ne pouvait pas voir… C’est extraordinaire. Je suis un peu dans cette optique-là, de traits qui sont très saillants et quand on les combine, il y a une logique propre… Dans l’affaire des ateliers, parce que cela doit tenir à des phénomènes de dynamique de groupe, ils sont forcément là, mais je ne peux pas vous dire ce que cela va être, et c’est rigolo...
I.S. : Pour moi ce qui serait intéressant c’est justement éventuellement de ne pas oublier que dès lors qu’on à affaire à une science qui s’occupe de personnes vivantes, humaines et pensantes, il n’y a pas de mot qui ne devienne un ingrédient dans ce que serait la personne qui est nommée. Par exemple, le nom qu’on porte est important. Donc ce qui serait intéressant si on trouvait ces archétypes, c’est d’en faire des archétypes de célébration d’une force particulière. Quelle est la force de cette manière d’être ? Et pas des instruments d’analyse psychologique ou pire… pas des étiquettes. Il ne faut jamais oublier que ce savoir là c’est aussi un savoir qui doit continuer sinon il se retourne contre les personnes qui ont permis de le produire.
S.A. : L’une des raisons pour lesquelles je me suis lancé c’est que d’abord cela me passionnait, cela m’intéressait… mais ce qui m’a vraiment achevé si j’ose dire, qui m’a fait renaître, qui m’a donné l’impulsion, c’était une phrase dans un bouquin d’un très grand et très célèbre musicologue qui avait entendu peut-être dans le meilleur des cas dix disques de musique africaine (...) Je me suis dit c’est des hommes qui le font, et eux savent ce qu’ils font, il faut que je comprenne ce qu’il font, je pourrais l’avaliser.
T.D. : Je reviens un peu sur cette histoire des mémoires qui ont été faits, j’en ai parcouru quelques-uns, ils étaient très décevants parce qu’il y avait comme une espèce de coup de force très grossier dans le regard des chercheurs et qui finalement semblaient ne pas respecter du tout la complexité de l’objet. Donc je ne veux pas dire que les mémoires s’attelaient à quelque chose d’impossible mais la manière dont ils s’étaient constitués pour le faire faisait qu’ils le faisaient très mal. Ce sont des objets qui appellent une façon de les considérer qui est elle-même à construire à travers tous les emprunts, toutes les sortes de dispositifs où des gens se sont donné comme mission de penser l’incertain, à la complexité, etc.
H.T. : Un des derniers mémoires était fait par une élève de Daniel Stern qui en même temps a elle-même animé des ateliers pour des enfants caractériels, elle nous a montré toutes les visions qu’elle avait faites et je lui dis : est-ce que à moment donné dans les ateliers vous avez ressenti que vous étiez au paradis, qu’il se passait quelque chose, une sorte d’allégresse ? Et elle m’a dit non, c’était une catastrophe : elle a souffert sans arrêt, il y avait des batailles. Quand moi je vois une bataille qui commence, je dis "enfin ils ont accédé à un niveau de processus dans lequel ils vont devoir trouver une solution à cette bataille", elle, elle voyait cela comme une terreur.
Une question que je voulais poser est-ce qu’il y a quelqu’un qui a quelque chose à dire sur le produit musical des solos ? On a donc eu des musiques que nous pouvons très vite reconnaître sans voir l’enfant parce qu’il y a une sorte de personnalité. On n’est pas devant une oeuvre d’art qui permet de dire c’est une oeuvre d’art, elle est plus ou moins bonne, elle est plus ou moins mauvaise. Pourtant il y a des différences extrêmement impressionnantes par rapport à une personnalité ; qui n’intéresse pas celui qui l’a fait. On a fait entendre plusieurs enfants ce qu’ils font, ils ne savent pas... La famille ne sait rien en faire, on ne sait pas valoriser l’enfant par rapport à un produit, par contre je suis absolument convaincu, je n’ai pas encore fait l’expérience, que je peux apprendre un extrait d’un morceau à Vanessa pianiste type Devos et l’introduire dans un concert : les gens applaudiront comme si c’était une oeuvre d’art. Il y a tricherie d’accord parce qu’on ne leur a pas dit que c’était un enfant, mais ils n’ont pas le moyens de dire eux que ce n’est pas une oeuvre d’art.
I.S. : Mais quand on pose cette question-là n’y a t il pas le danger de se réengager dans ce qui a déjà eu lieu en peinture entre l’oeuvre et l’art brut, l’art des enfants, l’art des fous etc. ?
Quand on s’adresse à des personnes qui n’ont pas choisi de s’embarquer dans le trajet qui mène à l’exécution ou à la production d’oeuvres d’art, laissons dormir la catégorie, parce que notre responsabilité éventuellement c’est de faire que le maximum de personnes soient à leur affaire avec le son. Et que la catégorie art se débrouille, et se débrouille dans un monde qui sera plus différent, plus multiple etc.
D.C. : A Times Square par exemple il y a une bouche d’égout qui envoie les sons de la circulation préenregistrés pour induire d’erreurs si j’ose dire le public, et cela c’est une oeuvre qui dure depuis huit ou dix ans. Alors cela, ces lieux entièrement repensés, c’est une forme d’art qui est ou bien de non-art, ou bien de l’anti-art selon les interprétations mais il vaut mieux effectivement ne pas choisir parce que cela dépend aussi des arts plastiques, cela dépend d’un contexte tellement compliqué mais tellement passionnant et vibrant que quand on regarde cela de plus près on se dit c’est peut-être une voie entièrement nouvelle pour un art qui n’existe pas encore.
H.T. : On sait très bien que les enfants autistes font des dessins extraordinaires avec des possibilités inimaginables. Est-ce qu’on a pas ici, quand ils sont en solo et quand ils jettent parfois des regards pour voir ce qui se passe ailleurs mais reviennent immédiatement, avec une force de concentration énorme, une possibilité qui touche à l’autisme chez chacun d’eux. Quelque chose qui appartient à la singularité de chaque enfant par rapport à lui-même. La reconnaître, la faire reconnaître par les autres et ne pas la juger, c’est une approche pour moi aussi importante que de ressortir du collectif tout ce que le collectif a un peu perdu parce que justement on a décidé à l’avance ce qu’il devait faire ou ne pas faire. Reconnaître la singularité mais surtout pas par le verbal parce que le verbal va entraîner des jugements. La faire reconnaître à travers ce moment-là le texte sonore ...
C’est une singularité que nous transportons toute notre vie, que nous ne pouvons jamais réellement assumer totalement sauf à travers des oeuvres mais qui nous encombre si on ne l’accepte pas comme une évidence. Je m’exprime très mal, mais enfin il y a là quelque chose qui touche bien entendu la musicothérapie, sauf que cela a toujours été quelqu’un qui veut diriger l’amélioration du malade à travers l’improvisation. Ici on se trouve avec une musicothérapie crée par l’individu lui-même à travers une collectivité
T.D. : Je pense aussi à ce livre d’un psychanalyste qui s’intéresse beaucoup à l’art théâtral et qui montre bien que le travail sur soi et le projet de mettre en vision publique une oeuvre sont des choses qui ne sont absolument pas liées au départ et que donc il faut se méfier "Tiens cela ressemble à une œuvre, par conséquent mettons la en spectacle en concert etc." La notion de spectacle doit venir du projet d’une personne qui, à un moment donné, entreprend le contrat social de proposer ce qu’il fait, et cela, à l’intérieur d’un cadre qu’il a appris petit à petit à aménager, au vu qu’il existe une pratique sociale qui consistait à faire cela. Mais les choses ne vont pas du tout de soi et que la première chose d’un organisateur de production est de bien laisser les choses où elles sont.
S.A. : Et qu’est-ce qui se passe si quelqu’un, vous, vous trouvez aujourd’hui dans un grenier, ici, en cherchant quelque chose, des papiers avec des peintures dessus ? On ne sait pas qui les a fait, ni quand. On peut éventuellement analyser le papier, analyser la peinture, on ne sait rien. Alors c’est de l’art ou ce n’est pas de l’art ?
T.D. : Et à qui cela appartient, au médecin qui les a conservés ?
Vous êtes d’accord pour passer à table ?