Méthode Thys

Micro séminaire du 22/06/2001 - 2ième partie

T.D.S : c’est cela, et donc dans une société qui des positions plus démocratiques la question est de trouver la musicalité au sein de la musique en tant que dimension ordinaire de la vie des gens, et cela implique aussi de diversifier les enseignements, de la replacer différemment. Mais je n’ai pas la solution pour répondre,

C.D. : Je vais encore revenir sur ce que tu as dit tout à l’heure. Il y a souvent des parallèles entre la musique et le sport. Charleroi est une ville de sport, donc on est entouré de ce phénomène social important. A l’académie un élève à huit jours de l’examen peut dire "moi je ne viens pas parce que cela ne m’intéresse pas". Paradoxalement alors que chez nous on est en train d’ouvrir les portes finalement à un peu plus de liberté, dans le sport l’enfant qui se trouve dans des équipes d’âge par exemple va s’identifier à ces vedettes et va devoir apprendre à jouer convenablement au ballon ou au tennis, et il sera tout à fait inadmissible qu’un élève d’équipe d’âge fasse ce qu’il veut. Là il est tout à fait contraint par une série de paramètres et les parents marchent dans l’histoire et toute la société suit ce courant. Cela veut dire qu’à la limite là si tu ne fais pas ce qu’on te dit de faire et ben tu prends ta balle et tu vas jouer dans la prairie tout seul, on te laisse tomber,

T.D.S : D’un point de vue politique, c’est vraiment exactement le problème. Ou bien on essaye de retrouver je dirais autour de la production des sons, de leur combinaison, de la construction d’un rapport à soi-même et à autrui, un certain nombre de repères… Il y a un certain nombre de pratiques éducatives, qui essaient de dire "puisque on se rend compte que les grandes compétitions sportives sont entièrement dominées par l’excellence, l’argent, la stratégie, le nationalisme, qu’est-ce qu’on peut faire à partir de là". Quand on va voir du côté de la musique on ne peut pas dire que c’est pareil mais parfois cela y ressemble beaucoup. Cela voudrait dire quoi ? S’abstenir d’admirer le sprint d’un athlète qui va pulvériser un record, s’abstenir de l’admirer ? Si on se rend compte qu’effectivement on a truqué le chrono ou qu’il est choqué, il faut surtout s’abstenir de l’admirer. Mais quand même je vois parfois des épreuves sportives et devant la victoire de quelqu’un je pleure,

I.S. tu pleurerais encore si tu savais quelles tonnes de souffrance, de contraintes, de crasses sont associées à cette victoire ? Non on voit un spectacle qui un jour pourra peut-être aussi incompréhensible pour nous que les jeux du cirque,

H.T. : En sport il n’y a pas de problème, on sait qu’ils sont tous plus ou moins bons et il y a un meilleur que tout le monde admire. Et c’est bien cela l’intérêt du Concours Reine Elisabeth, là il n’y a personne qui peut réellement mettre d’accord, c’est le meilleur, parce que les règles sont des règles ouvertes au niveau de la possibilité pour chacun d’exprimer autre chose à travers une partition.

C.D. : Les gens qui nous confient leurs enfants dans les conservatoires, dans les écoles, voient le sport, je ne veux pas dire qu’ils comparent aux sports c’est un peu gros mais enfin,

T.D.S. ... ils ont comme modèle l’exemple de l’excellence musicale, mais la question est : et après cela qu’est-ce qu’on fait ?

H.T. : Quand on voulait et si on se sentait proche de la peinture etc. on entrait dans un atelier de peinture. Il y avait une certitude dans ce type de société sur ce qui était beau, mais notre société a petit à petit ouvert à autre chose en Occident. Alors ou bien on le regrette et on pleure parce que il valait mieux que cela soit comme avant ou bien on essaye, pas de sauver ce qu’on peut sauver mais de s’adapter à cette ouverture,

T.D.S : Mais les enseignants qui font de l’éducation médiatique sont souvent dans le même dilemme : les enseignants se lamentent ou ils truquent ou ils font travailler les parents parce qu’ils veulent que leur publication soit comme une grande publication commerciale qui tire à des milliers d’exemplaires etc. Alors il y a tout un travail pour dire que non, justement, l’enjeu ce n’est pas cela, l’enjeu c’est d’arriver à ce que l’enfant puisse construire une expression authentiquement sienne en rapport avec quelque chose qui brûle en lui et sous une forme socialement communicable. Et forcément cela ne va pas ressembler à Paris Match mais c’est mieux si cela ne ressemble pas, et si cela ressemble trop interrogez-vous sur ce que vous êtes en train de faire. On pourrait dire la même chose si l’enfant joue au point que cela ressemble tellement à une merveilleuse interprétation du Concours Reine Elisabeth et qu’il a 6 ans, dire "oui mais stop qu’est-ce qu’elle vise". Ou bien on peut dire qu’on a là un petit prodige et on va le pousser, et on va suivre le projet que ses parents sont venus demander en le confiant au conservatoire. C’est exactement comme l’émergence d’un jeune sportif de pointe. Est-ce qu’on va choisir que la machine des jeux du cirque le tue, le broie, ou bien est-ce qu’il faut quand même lui donner l’occasion si il veut développer ses capacités qu’il puisse le faire, mais quand même lui suggérer "attention ne limite pas ce que tu veux devenir sinon tu risques de traverser des crises terribles et un jour tu devras jeter ton violon au vide-poubelle si tu veux t’arracher à ce projet que la société a fait sur toi et dans lequel tu crèves". Alors cela c’est la responsabilité d’éducateur : comment on va le mettre au monde celui-là. Et moi je pense que tant qu’on ne le sait pas, tant qu’on est totalement naïf sur le destin d’une bonne éducation et qu’on est vraiment convaincu qu’on va faire des petits David Oistrakh, on peut dire : et bien nous allons donc jouer de la terreur de l’élimination, ceux qui ne sont pas bons on les renvoie en disant va chanter dans ta paroisse, fait des messes à la guitare, etc. va dans ta petite harmonie, ou va t’amuser avec les majorettes. Ou bien on dit à un moment donné : l’éducation musicale doit passer par un certain nombre d’explorations de soi-même, d’ouverture, qui finalement sont des genres qui existent dans la musique. Parce que quand on dit la musique a des contraintes, oui, mais si en interprétant une oeuvre je me rends compte que dans un accord do où je pense que c’est du do, mi, sol, do, la partition ne contient pas le mi, est-ce que j’ai droit de le mettre ou de ne pas le mettre. Dans certains cas on peut, dans certains cas on doit, et dans certains cas c’est totalement interdit. Comment savoir dans quel cadre je me trouve ? Est-il permis de jouer avec l’archet sur le dos du violon ou pas, etc. Tout est question de savoir dans quelle case je me trouve, si je joue un quatuor de Schubert on ne retourne pas le violon, on joue avec l’archet dessus, rien n’est dit mais on sait que dans ce style musical on pourrait se mettre d’accord pour le faire, en majeur ou en mineur et dans d’autres cas, si la note n’existe pas dans la partition, on n’y touche pas. Donc je pense que le problème est aussi bien dans la musique qu’à l’extérieur : c’est savoir comment on peut conduire un jeune à la fois à suivre un modèle social tout en lui donnant l’occasion de bien voir toutes les portes, les possibles, apprendre à se révolter, à casser tout, ou à devenir excellent, etc.

C.D. : Pour parler du conservatoire, je suis à la fois un directeur très heureux dans le style élitiste lorsque je me dis : tiens l’an dernier on a sorti huit jeunes dans notre dernière année de solfège, ces huit jeunes sont partis à Mons et à Bruxelles et cette année, ils ont tous un premier prix d’emblée et je peux vous le dire sans fausse prétention que les résultats des conservatoires royaux… Et puis il y en a beaucoup qui sortent de chez nous après 10 ans et qui ne feront plus jamais de musique et qui n’en prendront jamais de plaisir. Mais la faute n’en incombe pas nécessairement au conservatoire, la faute en incombe aussi au système social et familial dans lequel le jeune évolue, parce que je donne des tas de propositions qui vont dans le sens de l’ouverture à ces jeunes étudiants, mais qui sont souvent contrecarrés par les parents. Je prends encore l’exemple du sport parce que j’ai beaucoup de parents qui ont la fille au conservatoire, et le garçon au sporting parce que les garçons c’est le football. Les parents sont prêts à tous les efforts si l’entraîneur dit : votre gosse il doit venir tous les jours, tous les jours. Et que ce soit en football mais en équitation ou en tennis c’est la même chose. J’ai des gosses qui n’ont pas passé leur examen ici parce qu’ils avaient un tournoi de tennis auquel ils ne pouvaient pas se soustraire. Les parents investissent à fond dans tout ce qui est sportif, on va leur demander de les conduire douze heures par jour, ils vont dire oui, ils vont trouver toutes les solutions. Quand toi tu crées quelque chose d’un peu neuf dans ton école de musique en disant on va quand même leur donner une autre facette de ce que nous faisons ici, par exemple les instrumentistes : on a un orchestre dans la maison, j’ouvre, je dis "venez, vous allez avoir du plaisir, vous allez jouer avec les autres", mais les parents ne veulent pas se déranger, on est tout à fait impuissant.

H.T. : Je comprends les parents, dans le contexte de la société, le contexte des médias, le contexte justement de l’impossibilité de croire que ce jeune va briller réellement internationalement. Parce que nous sommes devenus un village planétaire, donc ce n’est pas uniquement pour le village où on sait qu’il joue bien, il faut que cela soit beaucoup plus haut, mais où cela s’arrête le plus haut, et à ce moment-là ils savent très bien qu’ils ne réussiront pas, tandis qu’en sport…

T.D.S : Mais on est tous des produits d’une certaine idée de l’excellence, ne parlons pas à la troisième personne. Peut-être à des degrés divers il y a des gens plus sages que d’autres, mais on est tous à un moment donné enivrés à l’idée de devenir super. Heureusement aussi parce que cela donne une orientation, mais à un moment donné cela conduit à un système qui fait beaucoup de dégâts,

H.T. : Est-ce que c’est si difficile de revenir à la spécificité de l’être humain ? J’en reviens à Daniel Stern qui décrit justement que dès la naissance l’appareil sonore est capable d’une finesse pas
croyable, ce qu’on n’avait pas découvert précédemment, et que toute l’improvisation du nouveau né, toute sa construction future sociale se fait dans des jeux sonores d’improvisation entre sa mère et lui. C’est là que cela commence, c’est là que nous avons un être humain, et c’est sur cette base-là qu’il va alors pouvoir reprendre, continuer. Mais cette improvisation que Daniel décrit, avec cette petite fille qui le soir dans son lit donne toutes les versions possibles de ce qui lui est arrivé dans la journée, c’est une forme de liberté, sans doute la plus grande des libertés qu’elle peut avoir : c’est de penser à la chose par différentes façons, cela c’est à la base de l’être humain. Alors il est évident que pour la formation technique ou la formation de base on ne va pas trop en tenir compte de leur propre imagination, c’est cela qui m’a beaucoup interpellé, je n’ai pas très bien compris comment on allait en sortir. Quand nous donnons cette éducation qui est tout à fait normale, le gamin de six ans n’a pas de possibilité d’improvisation. Quand on a 12 ans, 13 ans, on a la possibilité de dire au professeur je ne ferai pas comme vous au point de vue de l’interprétation parce que j’en veux une autre, mais jusqu’à 12 ans le poids de cette merveille de notre héritage ne nous permet pas de leur laisser l’ombre de liberté, celle de la petite fille qui réfléchit aux autres possibilités,

J.G. : Je voudrais dire quelque chose sur ce débat passionnant, difficile mais passionnant. Je pense à votre douleur de voir au bout de 3, 4 séances, ce tohu-bohu que j’imagine assez bien, qui ne débouche pas sur quelque chose, mais la question que je me posais est la suivante : est-ce que peut-être à un moment donné, par exemple au bout de 3, 4 séances, s’il y en a un qui dit "oh moi cela va, cela suffit, je m’arrête", est-ce qu’il peut sortir ? J’ai conscience moi personnellement qu’il y en a qui ont besoin de beaucoup de temps pour devenir disponibles à la musique ou à ce mouvement intérieur qui fait que on a envie d’apprendre, alors que peut-être pour d’autres c’est "naturel". Pendant une ou deux séances c’est magique, puis ils disent "oui j’ai compris". Est-ce qu’il y a des passerelles, est-ce qu’ils peuvent s’arrêter, ou est-ce qu’ils s’arrêtent facilement ? Je dis cela, parce que le problème me semble-t-il c’est que si il y en a un qui en a assez ou bout de trois séances, moi je préfèrerais qu’il s’en aille, parce que si il ne s’en va pas, il y a un problème de groupe, c’est comme un fruit gâté qui va gâter les autres, c’est-à-dire qu’il ne va pas être bien, donc il va faire passer son malaise aux autres, alors que peut-être les autres ont effectivement besoin de prendre du temps.

M.H. : Je vais essayer de vous répondre. Je pense que si un enfant a envie d’arrêter, en tout cas ils ne nous l’ont jamais dit, c’est plutôt " bon on est là, on ne dit rien, on ne dit pas si c’est bien, on ne dit pas si c’est mal, on ne parle pas". Je me demande si ce n’est pas dû à notre comportement à nous adultes, nous ne parlons pas, nous ne disons rien. Je me demande si il n’a pas peur de s’exprimer, et je crois que dans le groupe il y a peut-être eu des enfants qui ont eu envie d’arrêter et qui n’ont pas osé me le dire parce que apparemment on ne peut pas parler dans ce local : entre eux oui, mais vis-à-vis des grands on ne peut pas parler,

H.T. : ils peuvent s’asseoir et ne rien faire,

M.H. : je ne sais pas s’ils oseraient,

H.T. : ne rien faire ?

M.H. : Vous comprenez, le fait que nous, nous ne parlons pas - à la limite si l’enfant dit bonjour je ne sais même pas si on répond, peut-être mais pas trop fort, parce que c’est la règle, c’est notre règle à nous adultes, on ne peut pas parler - alors pour le gosse c’est un local où on ne peut pas parler. Donc je me demande si il oserait. Il y a une maman qui m’a dit un jour qu’elle avait dû insister pour que la gamine vienne à la séance parce que la gamine n’avait plus envie mais la maman ah dit ah si tu t’inscris, tu dois continuer jusqu’au bout de l’année. Monsieur Demorcy a eu une conversation avec le groupe de 13, 14 ans, moi je n’ai pas pu y assister, donc peut-être que lui peut répondre : est-ce qu’ils avaient envie d’autre chose, est-ce qu’ils en ont eu marre, ont eu envie d’arrêter, je ne sais pas, peut-être qu’ils vous ont confié des choses,

D.D. : oui ils ont raconté beaucoup de choses mais de toutes façons c’était un groupe tellement expérimental…

H.T. : Ils étaient en principe 4, il y en a un qui a abandonné tout de suite, il disait ce n’est pas ma tasse de thé, et des 3 il n’y avait parfois qu’un seul parce que il y en avait un qui était enrhumé, un qui faisait autre chose. On ne peut pas parler d’un groupe,

D.D. : Effectivement. Donc ils ont dit des tas de choses, et un jour on peut en parler longuement si vous voulez, mais les choses qu’ils ont dites c’est que à leur âge… Au début de l’année vous leur avez expliqué un certain nombre de choses et certains en tout cas sont restés scotchés sur quelques phrases. Par exemple, quand on dit "vous n’avez plus 6 ans vous en avez 13, on va faire différemment avec vous qu’on le fait avec ceux de 6 ans", eux interprètent cela : ah d’habitude c’est un truc pour des gamins de 6 ans, donc on nous traite comme des gamins de 6 ans. C’est comme cela qu’ils ont pris le truc,

M.H. : et qu’est-ce qu’on attend de nous ? Parce que eux ils ne savent pas ce qu’on fait avec les enfants de 6 ans,

D.D. : Là ils ont compris un certain nombre de choses et pas compris un certain nombre d’autres. Il y a des choses qui sont terribles, par exemple "je ne joue pas avec cet instrument de musique parce que je ne sais pas qui a joué avant, donc je n’ai pas envie d’attraper des maladies", et il y avait aussi très nettement un goût vraiment fort peu développé de l’expérimentation sur les autres instruments. Cela leur plaisait de prendre, d’essayer de voir en deux minutes comment cela marchait, mais après ils lâchaient. Et donc une chose dont ils se plaignaient c’est qu’il n’y avait pas assez d’instruments différents à chaque fois, ils avaient trop vite fait le tour. J’ai essayé d’approcher cela de leur pratique à eux, avec leur propre instrument, qui est de fabriquer quand même un son, mais le temps d’expérimentation possible avec un nouvel instrument semblait être vraiment du temps perdu, "enfin on n’arrivera à rien de toute façon", et par rapport à la composition : pour composer il faut des notes,

M.H. : alors il faudrait faire cette expérience avec des gens tout à fait vierges de musique, de connaissance…

D.D. : C’est difficile à dire parce que le groupe était vraiment restreint, et en plus de cela il y a eu aussi je crois beaucoup de quiproquos dans les manières dont ils sont restés sur certaines informations et n’ont pas bougé. Je crois qu’en plus ils étaient très surpris qu’on ne les guide pas, qu’on ne leur dise pas "il faut faire cela", ils étaient très surpris qu’on les laisse faire ce qu’ils voulaient, ils pouvaient téléphoner avec leur GSM, on ne leur disait pas "non tu ne peux pas téléphoner avec ton GSM", donc ils étaient surpris de ce genre de choses. Il y en avait un dans le groupe, un plus jeune ou un plus petit de taille en tous les cas, qui lui visiblement est venu moins souvent mais était beaucoup plus intéressé par les sons, par les instruments,

M.H. : oui mais il avait déjà participé à d’autres ateliers avec les petits,

D.D. : Moi je crois que débarquer à 13 ans dans cet atelier, cela semblait un peu compliqué, un petit peu au-dessus de leurs forces. S’ils avaient été 9 je ne sais pas ce qu’il se serait passé, peut-être ils se seraient pris au jeu mais cela on n’en sait rien. Là visiblement ils ne se sont pas pris au jeu, du tout, donc, du coup, ils sont restés extérieurs tout le temps et tout le temps en train de négocier leur rapport. Le fait d’être vu, regardé, est très présent dans leur discours aussi, donc de leur point de vue je ne crois pas qu’on puisse dire que l’expérience était particulièrement concluante sauf que il y avait quand même des bribes de truc… Evidemment quand ils parlent en groupe comme cela il y a aussi une tonalité qui s’instaure dès le départ, on dit "c’était débile" et puis on doit rester cohérent par rapport au fait qu’on a dit que c’était débile,

H.T. : On ne peut pas dire que l’expérience était concluante parce qu’il n’y a pas eu d’expérience puisque l’expérience est basée sur un groupe qui se constitue lui-même et que ce groupe n’a pas existé depuis le début. Où j’ai beaucoup appris c’est qu’ ils ont très bien compris qu’il y avait une contradiction : où on leur proposait en même temps ce qu’on a appelé les incitateurs, ou bien on leur proposait la liberté de faire absolument ce qu’ils veulent. Les incitateurs, c’était pour les amener à exercer une liberté parce qu’ils étaient paralysés par les instruments qui étaient là. N’importe quel enfant de 6 ans à la timbale fait des choses extraordinaires, mais là, paralysés de peur, une fille était tellement paralysée qu’elle n’osait pas mettre son nom sur le dessin, la partition. Donc il y avait une contradiction qui est entièrement de ma faute, leur proposer un espace de liberté et en même temps leur proposer des incitateurs. Alors ils ont joué une sorte de double jeu comme moi, et à un moment donné moi j’ai été plus timide qu’eux. Parce que les regarder comme cela sans rien faire, à 12 ans, avec eux conscients de ce regard, alors que petit à petit ils essayaient d’expérimenter le ridicule, comme prendre un archet pour jouer sur le cou de l’autre, alors que tout doucement ils essayaient de redevenir des enfants ou de faire des choses, des gags…. Petit à petit, pour des raisons ambiguës, soit je me suis à parler avec vous, en me disant honnêtement ce qu’ils font ne m’intéresse pas, et puis je suis parti dans le couloir très souvent. Et cela c’est la grande découverte : mais Monsieur Thys, pourquoi il partait, pourquoi il ne nous regardait pas. Alors cela c’est tout à fait affolant, les garçons et filles de 12 ans qui m’ont pris comme un personnage important, qui sont dans une expérience de liberté où ils pataugent et ils le savent très bien eux-mêmes, et qui continuent à me regarder parce que sinon "ah c’est de la triche" Et ils avaient tout à fait raison, c’est-à-dire que ils reprenaient le rôle des adultes, j’étais le représentant de tous les adultes, du directeur, de tout le monde, et mais papa tu ne me regardes pas. On en est là, à ce cri de l’enfant qui fait quelque chose, un château de sable et puis la mère regarde…Alors il est évident que si c’était à recommencer je regarderais sans arrêt, sans parler et sans quitter la pièce parce que je suis très honteux d’avoir fait cela. Je sais très bien que je me justifie en disant "oui mais je me suis dit que c’était impudique de tout le temps les regarder", c’est clair quand on est à deux mètres et qu’on regarde les gens comme cela on est un peu gêné, mais si c’était à recommencer je les regarderais sans arrêt puisque c’est cela qu’ils demandent. On peut dire que l’expérience a servi surtout à ce point, au niveau de ce dialogue qui découvre que j’étais un personnage important. Si j’étais très important c’est qu’ils investissaient dans la proposition qu’on leur faisait, sinon ils s’en foutent que le Monsieur n’est plus là, donc là il y a quelque chose qu’il faudra reprendre à un autre moment avec d’autres enfants. Ma seule expérience des enfants de 12 ans, c’était dans un lycée : ils ont fait tout ce qu’ils devaient faire comme des enfants de 12 ans, et alors comme ils avaient 12 ans l’expérience a été de leur demander si ils étaient contents, pas contents, ils ont tous dit qu’ils étaient contents, ils ont tous demandé qu’il y ait un jeu, qu’il y ait quelque chose en plus, et c’est un peu pour cela que la partition est venue. C’était un groupe de huit, ils se sont lancés dans le tohu-bohu, ils ont pris un plaisir absolument extraordinaire dans cette liberté qu’on leur donnait mais la sauce a pris parce qu’ils n’étaient plus timides : puisque l’autre marchait de l’avant alors on pouvait suivre l’autre. Donc j’avais un peu espéré que si on formait un groupe de six ou huit il y aurait cette sauce qui pourrait prendre chez eux. Et puis c’est le contraire qui est arrivé. Mais ils attachaient une importance à ce qu’ils faisaient que moi je n’ai pas soupçonné au moment même, parce que ce qu’ils faisaient à mes yeux, c’est là où je suis très bête, ce n’était pas intéressant. Mais pour l’enfant c’est toujours intéressant, forcément de faire quelque chose puisqu’il expérimente quelque chose, il expérimente une contrainte etc.

C.D. : Mais dans le tohu-bohu en l’absence de toute contrainte est-ce qu’à un certain moment il n’y a pas un individu qui devient contraignant vis-à-vis des autres, cela n’arrive jamais ?

H.T. : Il y a ce qu’on appelle tohu-bohu au sens restreint, et c’est un nom qui dit ce qu’il peut dire, dans les moments où il n’y a pas d’organisation, chacun prend un grand plaisir, une découverte du son, ce qui est assez joyeux à entendre parce que visuellement c’est évidemment très joyeux. Et puis je crois que très vite cela tombe, n’existe plus puisqu’il n’y a plus la découverte, et chaque enfant est en train d’expérimenter alors les possibilités d’un instrument plutôt que l’autre, et c’est une sorte de début d’improvisation collective quand ils jouent ensemble parce que il y a une organisation pour chacun…

T.D.S : l’absence de consigne donne à chacun l’occasion d’expérimenter ce qui peut lui donner du pouvoir. Il y en a un qui est à l’instrument qui a des pouvoirs parce que quand on a envoyé une note elle résonne longtemps, donc il occupe l’espace sonore sur la durée, l’autre a pu avoir, avec un instrument percussif, un instant de puissance, mais après si il n’entretient pas son truc ce n’est plus lui qu’on entend. Donc je pense que le tohu-bohu c’est un moment où toutes les propositions d’emprise sur l’espace sonore se produisent, chaque enfant voyant ce qu’il advient…

C.D. : c’est au niveau organisationnel du groupe,

T.D.S : Donc si quelqu’un dit moi j’ai envie d’essayer d’implanter dans cette production bordélique une structure, avec la guimbarde, je n’y arriverai jamais, la question si j’abandonne mon instrument et je me dirige vers quelque chose de résonnant qui me permettrait de tenter d’organiser la production… Ils peuvent choisir de le faire ou de ne pas le faire, et celui qui le fait aura expérimenté pour voir si il imprime une espèce de pulsation ou si de toute façon tout le monde est dans sa bulle et en fait c’est un brouhaha pur parce que personne n’écoute ce que les autres font. Donc le but de devenir contraignant pour les autres peut exister suffisamment pour leur permettre d’avoir ces évolutions probablement impossibles à déceler mais qui très probablement aux yeux de leur propre histoire sont des moments dont on ne leur aurait probablement jamais donné l’occasion. Et cela à mon sens c’est quelque chose que j’ai appris à essayer de valoriser avec les enseignants. Vous disiez tout à l’heure je suis pédagogue, pour moi je dois arriver à un certain résultat, et c’est probablement une des dimensions les plus importantes de la pédagogie c’est qu’en fin de compte quelqu’un doit un jour savoir lire et si possible pas à 55 ans, mais à l’âge où normalement on considère qu’un enfant doit lire. Mais en revanche, on pourrait dire "et si cet enfant mourait demain, c’est aussi possible, quelle a été la valeur de sa vie pendant le temps que la vie lui a permis d’exister". Ce qui est tellement frustrant souvent dans la mort d’un enfant c’est que il y a quelque chose d’horrible dans l’idée qu’au fond on a quand même sans le vouloir pensé cet enfant en termes de ce qu’il devrait arriver à être, et que tout à coup l’horreur de l’existence nous rappelle que on a été pour cet enfant au fond un bourreau, parce qu’il n’a jamais pu se réaliser comme on pensait qu’il pourrait le devenir. Et alors là on se rend compte que peut-être dans l’éducation ou dans la pédagogie il y a une autre dimension : c’est de dire aujourd’hui en tout cas, si nous sommes ensemble c’est que nous sommes tous vivants et qu’il y a lieu de faire de cet instant quelque chose qui n’aura pas uniquement de la valeur pour ce qu’il porte potentiellement dans le futur. Sinon on risque d’avoir un rapport pervers à notre existence. Il y a aussi à chaque instant quelque chose qui est, qui n’avait pas été il y a deux minutes, et qui dans un instant ne sera plus, et ne pourra plus revenir. C’est aussi cela le rapport à l’actualité, c’est le rapport à l’imminence de quelque chose, se dire c’est maintenant que je dois vivre cette chose-là, une naissance, une mort, une crise, un grand moment d’amour peut-être aussi, et donc aussi transmettre à des enfants que la vie se vit par ce qu’elle est et pas forcément, pas uniquement, par ce qu’on deviendra. Et cette valeur-là, je pense que c’est aussi très important en musique parce que on pourrait imaginer une définition de la mauvaise interprétation musicale qui serait celle qui fait la fuite en avant : au lieu de donner à chaque instant sonore l’occasion de se déployer, on ne le vit que dans son rapport avec une oeuvre qui est écrite déjà et un terminus auquel on doit aboutir : rendez-vous au bas de la page. Il y a parfois des moments d’exécution musicale comme cela, où on se rend compte que l’interprète n’habite pas l’oeuvre, il l’exécute, il la tue, il fonce vers la fin pour dire : à présent je l’ai fait, paf. Habiter l’oeuvre, habiter l’instant, habiter le tohu-bohu, c’est-à-dire leur donner aussi le temps. C’est dur pour un éducateur, c’est exactement ce que tu disais, derrière la porte les parents attendent, et ce soir ils voudront que le petit enfant fasse une exécution, il faut du rendement. Mais à un moment donné il faut aussi s’élever contre cela en disant : écoutez, non, si j’ai un label d’éducateur professionnel c’est parce qu’on m’a reconnu sur "qu’est-ce que l’éducation", et l’éducation ce n’est pas uniquement ce qu’il fera ce soir au piano. Et le problème il est aussi bien dans une méthode comme celle d’Hervé que dans toute forme d’apprentissage musical : tiens, une note, occupe la, et si tu penses qu’elle n’a pas eu le temps d’exister assez longtemps ait l’audace de la rallonger encore un tout petit peu même si la partition ne l’a pas dit : tu es peut-être en train de comprendre ce que l’auteur a pensé et que son système de notation ne lui a pas permis de faire ; décale cette note, tire la un petit peu, ne l’a fait pas franchement dès le début, enfin tous ces trucs… Il faut qu’une musique vive,

M.H. : là vous êtes déjà à l’étape qui suit le tohu-bohu, à l’étape que je trouverais logique de trouver après le tohu-bohu. Bon le tohu-bohu l’enfant sort tout ce qu’il a en lui, mais après il faut quand même essayer de le guider vers cette créativité. Parce que si personne ne pose la question à l’enfant, tu as fait un son comme cela tu ne crois pas qu’en faisant un peu plus long, un peu plus court, plus fort, est-ce que ce ne serait pas mieux, l’enfant ne va pas se poser la question.

T.D.S : Non il ne va pas se la poser comme cela mais quand je vois l’application que certains enfants, pas dans le tohu-bohu, mais dans les phases où ils développent quelque chose en solo, pendant des séances et des séances, essayer d’être au travail sur leur forme, leur objet, un truc qui sort… Pour moi je pense que l’intérêt de la méthode c’est que pendant tout ce temps de travail, on ne lui demande pas de compte : continue tes gribouillages, fais les, cherche toi. Le regard silencieux d’Hervé qui est là, qui n’est pas parti, dit "tu n’as pas encore fait quelque chose d’assez insupportable pour me faire fuir, donc continue à exister, je n’ai pas peur de toi". C’est cela un peu l’idée, de dire ma présence non terrifiée devant tes horreurs. Il n’y a personne derrière la porte en train de dire tu fais de la crasse, tu n’as pas le droit de jouer comme cela, etc.

I.S. : Il a été dit et redit que ce qui s’appelle le tohu-bohu, c’est-à-dire cette exploration non guidée mais collective des possibilités des sons/mouvements pourra produire tout autre chose qu’une initiation musicale. Dans le conservatoire c’est par définition en coexistence, donc il ne s’agit pas de dire ou l’un ou l’autre, mais que peut apporter l’un à l’autre. La situation où on peut dire "tiens, et ici si la note était plus longue…" désigne la découverte du type de musicalité à laquelle une oeuvre invite, et cela c’est le doigté du professeur que de produire cette médiation entre ce que fait l’enfant et ce dont il s’agit, Mozart ou n’importe quoi. Tandis que la singularité du tohu-bohu c’est que là et dans ce cas, on ne peut pas entrer parce que on ne peut pas savoir ce qui se joue pour l’enfant etc. On s’est délibérément mis dans une situation où on ne peut pas avoir de références qui permette d’évaluer ce à quoi il doit arriver, puisque c’est lui qui s’y est mis. Se demander qu’est-ce qu’il voulait faire avec cela, qu’est-ce qu’il était en train de chercher, devient là de l’indiscrétion, tandis que quand il s’agit de rencontrer Mozart ce n’est plus de l’indiscrétion,

H.T. : On l’a mis dans une situation d’attente,

I.S. : C’est faire sentir la différence très forte entre les deux situations qui me semble important, ce n’est pas du tout juger l’une contre l’autre ou l’autre contre l’une. C’est faire sentir que explorer ce que peut un son, explorer ce que peuvent des sons, etc. c’est quelque chose de différent que de rencontrer une musique qui est une proposition qui a été construite et qui demande une rencontre complètement différente. Quand vous demandiez "est-ce qu’il y a des phases de domination, etc.", c’est l’un des arguments, me semble-t-il, pour dire qu’il y a avantage à un certain nombre de séances, pas 2 ou 3 et puis j’ai compris. Ce n’est pas tellement long, 7 x 1 heure, mais cela laisse le temps à des échecs, là je me suis laissé dominer, à des est-ce que je pourrais faire autrement, à la possibilité d’expérimenter même des choses pénibles. Je me souviens quand on a rencontré un ethnopsychiatre Tobie Nathan, il avait dit ce qui est intéressant dans votre chose c’est que vous leur proposez tout de suite une situation de multiplicité : chaque instrument ayant ses propres résonances, son propre toucher, sa propre approche fait que celui qui veut se sortir d’une situation de domination n’a pas à y répondre par une contre-domination, il peut s’absorber dans autre chose, donc une autre exploration d’un autre instrument, donc il y a des lignes de fuite, ils ne sont pas forcés soit de vaincre, soit d’être vaincus, ils sont dans une multiplicité telle que il y a des choix de faire autrement. Ce qui fait que la domination se désagrège beaucoup plus vite parce qu’il n’y a pas un objectif unique, un enjeu unique, on peut varier le jeu et hop la domination de l’autre peut s’écrouler parce qu’elle n’a plus la matière. La domination cela s’établit d’autant mieux qu’on est dans une situation de rareté,

M.H. : Mais parfois la domination se manifeste autrement. Nous avons vu cela à Charleroi cette année avec la petite Sophie, elle disait carrément : toi tu vas là, tel instrument, toi tu veux cela, toi tu fais cela et c’était elle le chef d’orchestre et puis voilà,

H.T. : La tentative de domination en prenant sur soi le jeu qu’on impose aux autres, j’ai vu cela plusieurs fois et cela ne résiste pas, cela ne résiste pas parce qu’ils ne savent plus continuer parce qu’ils n’ont à proposer que toujours le même jeu,

T.D. : ils sont à un moment donné prisonniers de leur rôle,

H.T. : oui et qui ne fait plus sensation pour les autres alors on laisse tomber. Je comprends parfaitement la réaction de Madame Herbigniat parce que la partage. Combien de fois je me dis : mais qu’est-ce que je fais ici, qu’est-ce que je fais. Et il y a tous ces gens qui disent oh le tohu-bohu il faut le poursuivre au moins 3 ans, il ne faut pas introduire la partition trop tôt, etc.

M.H. : le tohu-bohu 3 ans !

H.T. : oui, il y a Herman Sabbe, qui est musicologue, il y a Daniel Stern, il y a des gens qui ont réfléchi au problème et qui m’ont dit mais tu introduis beaucoup trop tôt la partition. Et cela justement pour cette recherche qu’on a décrite à propos de la domination. Mais quelle patience il faut pour nous, maîtriser ce vide, cette salle d’attente, ce truc où on ne sait pas où on va… Mais on parle toujours des situations apparemment désordonnées que sont les improvisations collectives au-delà du tohu-bohu, mais il y a aussi le silence absolu auquel les enfants sont contraints pendant généralement vingt minutes. On oublie cela, pendant soixante minutes on a neuf gosses et chacun de ces gosses va devoir faire un silence absolu pendant la moitié du temps, c’est inimaginable, il n’y a pas d’autre circonstance ou cela arrive, sauf à l’école. Chaque enfant va passer du tohu-bohu, du n’importe quoi genre tohu-bohu ou improvisation collective, au silence absolu et écoute du solo ou de l’organisation à deux. Il y a une professeur, quelqu’un qui est venu me voir pour me demander ce qu’on pouvait faire, je lui ai dit écoutez voilà les enfants doivent absolument faire silence pendant les solos, c’est la seule règle. Ah non ce n’est pas possible, chez moi avec la moitié des enfants je n’ai jamais pu obtenir le silence. Naturellement dans l’éducation traditionnelle, à table ou à l’église on obtenait le silence, dans notre société je crois que c’est les enfants qui eux-mêmes s’interdisent parce que avez très bien vu, là c’est clair, la lumière rouge s’allume, les enfants se désignent l’un l’autre en disant silence,

M.H. : oui mais pourquoi faut-il la lampe rouge pour se taire alors que nous disons "nous ne voulons pas de consigne, aucune consigne"

H.T. : Mais je n’ai jamais dit aucune consigne, la règle absolue est qu’ils doivent justement faire le silence, sinon il n’y a pas de domaine sonore,

M.H. : pourquoi y a-t-il cette règle ?

H.T. : pourquoi il y a cette règle, parce que il n’y a pas n’importe quoi, la société n’est pas quelque chose dans laquelle il n’y a pas de règles,

M.H. : on dit, il n’y a pas de consigne, les enfants peuvent faire ce qu’ils veulent. Est-ce qu’ils ne peuvent pas trouver d’eux-mêmes "tiens si mon petit copain joue, c’est logique que je l’écoute", sans qu’il y ait la lampe rouge là,

H.T. : Instaurer le silence,

M.H. : Les gosses se taisent parce que la lampe rouge est allumée, ce n’est pas parce qu’il faut écouter les autres,

D.D. : oui mais après ils les écoutent éventuellement,

H.T. : Ils ne sont pas obliger d’écouter, parce qu’ils peuvent fermer leurs oreilles, mais enfin cela ne se ferme pas si facilement. Ce que je veux dire c’est que je revendique de ne pas du tout avoir tout laissé aller en disant, mais ce sont des merveilleux bons sauvages, ils vont s’écouter spontanément. Pas du tout, cela va être le carnage à un moment donné, si il n’y a pas une règle absolue qui est la règle du silence dans la musique. Parce que la musique c’est aussi le silence.

I.S. : Ce qui m’intéresse dans cette situation c’est que effectivement ce sont des règles mais ce sont des règles techniques. La règle "faites silence", ce n’est pas la règle "écoutez", parce que si c’est la règle "écoutez", cela veut dire "attention ceux qui manifestement n’écoutent pas vont se sentir coupables" et il va y avoir un enjeu : est-ce que je fais semblant d’écouter, est-ce que je me révolte contre cette demande d’écouter. Et donc cela va aller vers des spéculations de type moral, etc. Tandis que faites silence au sens technique c’est compréhensible puisque quelqu’un se risque seul, sinon ce serait le tohu-bohu.

H.T. : oui mais je rappelle tout de même que la première fois que la lampe rouge s’allume on dit "écoutez le silence", et puis plus jamais. Quand elle s’allumera la fois prochaine on mettra un doigt sur la bouche et on montrera celui qui a le solo, mais on ne dit pas écoutez, on ne donne pas de directives,

M.H. : oui mais ils ont vite compris les gosses, ils sont malins,

I.S. : Dans les images que j’ai vues, il y en a beaucoup qui sont effectivement relativement silencieux, mais qui ne prennent pas la mine "oh j’écoute, regardez-moi, j’écoute bien". Non ils peuvent continuer à essayer des choses, à chipoter, etc. Donc ce n’est pas un impératif moral, vous devez écouter, c’est simplement une règle de bienséance, quelqu’un se risque et puis en plus ils l’écouteront peut-être en plus si cela se trouve, mais il n’y a avant tout "tiens c’est différent du tohu-bohu" où effectivement chacun joue mais personne n’a besoin d’écouter ce que fait l’autre ni de faire silence pour qu’il puisse le faire seul. Ici c’est une autre situation, c’est un autre environnement où si quelqu’un ou un petit groupe se risque cela veut dire que évidemment tous les autres ne font pas de bruit, sinon cela ne serait pas le risque, cela serait la continuation. Donc c’est une différence mais dont chacun a à découvrir comment et à quel moment il va habiter, sans que soit posée la question "quelle est la bonne manière".

C.D. : Cela ne t’es pas venu à l’idée de dire "tiens c’est un gosse qui va d’autorité prendre la décision du rouge" ?

I.S. : Si je peux me permettre on a eu une discussion sur ce genre de question à Lyon, avec un pédagogue qui posait notamment la question de savoir si ces règles ne devraient pas être mises en discussion et auto-instituées par un processus de groupe. L’une des conclusions de la discussion est que ce ne serait pas une petite différence, ce serait une différence radicale parce que un groupe qui prend les moyens de tester, d’instituer, de faire exister ses propres règles, implique que c’est la question des règles, et plus du tout le son, qui va occuper le centre et pour qu’elle l’occupe sur un mode intéressant, l’atelier devrait se faire toutes les semaines, et durer plus qu’une heure. Je voudrais redire ce qu’ Hervé a dit : ce n’est pas une expérience de robinsonnade, de bons enfants qui, si ils étaient laissés à leur spontanéité, deviendraient quelque chose de bien, alors que c’est nous, vilains adultes, qui les forçons, etc. Non, il s’agit de les confronter à des règles qu’ils n’ont pas choisies, qu’ils n’ont pas créées, dont on ne leur dit pas elles sont bonnes non plus, bref qui ne sont pas accompagnés de connotation morale ni de discours sur ce qu’elles doivent produire, tel qu’ils pourraient juger les uns sur les autres si elles produisent bien ce qu’elles devraient produire. Ce sont des règles nues, qui ne sont pas accompagnées de leur finalité, ce qui leur laisse la possibilité et même les contraint à en produire les effets, et donc à en explorer les effets.

H.T. : Tout ce que tu décris là ne peut pas être utilisé dans un cours de solfège ou dans un cours de piano, etc. parce que là il y a un but, évidemment. Si les deux approches ne cohabitent pas avec une sorte de respect profond, on va prendre ceci pour une utopie, une sorte de mai 68, "faites n’importe quoi, cela sera toujours merveilleux". Ce n’est pas çà du tout vous comprenez. Dans votre cours, vous avez une excellente relation avec les enfants, ils peuvent un peu remuer mais ils ne peuvent pas se singulariser par leur attitude. Donc on se trouve dans une situation qui est pour moi complémentaire, les deux ont chacune leur raison d’être et on ne peut absolument pas les mêler. Mais je me rends compte que vous avez été mal à l’aise en assistant à cela, mais les professeurs de Catteau qui ont fait cela pendant des années n’ont jamais été une seconde mal à l’aise parce que eux apprenaient la géographie, l’histoire, etc. Dans les rapports qu’ils ont écrit, ils disaient "enfin je commence à connaître mes enfants, ce n’est plus simplement des têtes derrière des pupitres, ce n’est pas la cour de récréation où on n’apprend rien. En les regardant j’apprends des tas de choses, etc." Il n’y avait aucune souffrance, aucun malaise parce que tout simplement ils attendaient que le temps passe. Mais vous, et je le comprends profondément, vous avez la crainte d’abîmer quelque chose que nous avons en nous, et qui s’est fait autrement. Cela, je le reconnais, on ne peut pas aller plus loin aujourd’hui, on ne peut pas en sortir,

C.D. : au Conservatoire de Bâle, c’est déjà intimement associé aux études ?

H.T. : Très prudemment. Nous avons certainement fait dix, quinze voyages à Bâle, ils ont demandé des dialogues, deux professeurs puis quinze professeurs, etc. et parmi ces quinze professeurs ils ont trouvé quelqu’un qui avait envie de le faire. Il n’a pas voulu essayer le tohu-bohu, je ne lui ai pas proposé, il a fait ce qu’il voulait et il a introduit directement la partition pour des enfants de 12 ans, dans son propre cours,

C.D. : Oui mais là ce n’est pas tout à fait dans le respect de ta façon de faire,

H.T. : Non, il a pris un morceau, je n’allais pas le lui défendre d’autant plus que je crois que toutes les situations sont pour finir intéressantes. Et il l’a utilisé avec énormément de respect entre le professeur et les adolescents, je trouve cela très extraordinaire. Il nous a dit à Lyon, à quel point il était intéressé. Il a décidé qu’il n’allait pas abandonner et on sait depuis lors qu’il y aura là-bas deux professeurs au lieu d’un,

C.D. : Est-ce qu’on pourra voir cela en expérimentation, c’est cela qui m’intéresserait,

H.T. : oui, on peut te montrer des vidéos, il y a des vidéos,

C.D. : mais voir des enfants, des ados peu importe, les voir en direct,

H.T. : Oui mais là, il n’est pas question qu’on aille dans la classe du professeur qui a utilisé la partition dans son cours. Je n’y ai pas été, je n’allais pas faire le spectateur, il n’y avait personne du public. On n’était pas dans le tohu-bohu mais dans un cours reprenant cette partie-là de la méthode prise par le professeur lui-même qui y voyait depuis le début une possibilité intéressante pour lui. Donc il est évident que il le faisait comme il avait envie de le faire, en toute liberté. Quand vous faites vos cours, on ne va pas demander à un public de venir assister aux cours, donc il a fait son cours en utilisant la partition. Jusque là, il n’avait pas imaginé de leur laisser une liberté au niveau d’un dessin, c’est tout. Donc il est évident que nous sommes dans une situation totalement différente de celle de Charleroi.

C.D. : Ce qui nous intrigue le plus c’est le tohu-bohu.

M.H. : le tohu-bohu et puis la suite… Après le tohu-bohu, qu’est-ce qu’on fait, c’est cela que je voudrais savoir.

H.T. : Quand on est arrivé avec cette partition, vous m’avez dit : Oui mais il vont continuer la même partition ? Je suis perdu devant une situation pareille parce que c’est en gardant la même chose qu’ils peuvent se donner un espace de construction. Chaque fois que les adultes ajoutent un quelque chose de nouveau, ils vont essayer de s’adapter mais ils vont laisser tomber un quelque chose qu’ils avaient commencé, expérimenté, dans une expérimentation où naturellement nous ne savons pas ce qui se passe, mais c’est la question de la confiance : savoir que c’est comme cela que se construit l’humain. L’humain actuellement il s’est tout de même construit sur des millénaires, il est le même humain biologiquement qu’il y a des millénaires, mais il est un humain extrêmement différent que l’humain précédent. Donc il fonctionne encore avec lenteur. Chaque être humain est confronté à cela, il sort de sa niche, son terrier, puis il y a la curiosité, le besoin des autres et puis il essaye de comprendre pour autant qu’il soit pas trop terrorisé. Et elle est lente cette compréhension. Si il saute trop vite à une conclusion, qu’est-ce qui nous prouve que cette conclusion ne va pas donner une catastrophe ailleurs. Et c’est là bien entendu où il faut une patience qui serait possible si cette patience n’était pas en contradiction totale avec votre mission à vous. C’est pour cela qu’on s’est demandé si, en vous demandant d’être présente, on ne vous martyrisait pas un peu…

M.H. : Mais non… Quand on a fait la partition, qu’est-ce qu’on leur a dit ? On met en bleu quand on joue, en rouge quand c’est silence. Qu’est-ce qu’on a fait après ? On a mis la partition sur le métronome et puis le gosse a joué. Il y en a qui on compris qu’il fallait arrêter quand l’aiguille était dans le rouge, il y en a qui n’ont pas compris…

H.T. : Et alors ils l’ont fait comprendre aux autres petit à petit. Entre eux, ils se sont appris,

M.H. : Oui mais quelle est l’évolution de cela ? C’est cela que je vous avais posé comme question, on ne va pas toujours rester avec la couleur rouge, avec la couleur bleue,

H.T. : Mais comment apprend-t-on à écrire si ce n’est par la répétition du même… Compte tenu de vos réactions, j’ai introduit la partition à mon avis beaucoup trop tôt et je suis passé à la suite également beaucoup trop tôt… Qu’est-ce qui se passe dans la tête d’un enfant lorsqu’on ne le met pas quelque part pour apprendre, mais qu’on le confronte avec quelque chose que beaucoup de gens dans sa société considèrent comme extrêmement importante, qui a été sans doute un ferment qui permettait aux sociétés de se construire. Comme la messe…. On l’abandonne dans des règles où il assiste toujours à la même chose. Aujourd’hui on essaye de faire venir à la messe des danseurs africains qui viennent danser pour ramener la clientèle, il faut s’ouvrir… Il y avait même un jour des danseurs de rock dans le chœur de l’église. Mais est-ce que les enfants ne se sont pas construits pendant des siècles dans une sorte d’attente dans laquelle ils étaient confrontés au même, à la répétition de la même chose, dans laquelle l’espace leur permettait de construire ce qu’ils ne peuvent pas construire si à telle heure ils ont ceci, à telle heure ils ont cela, à telle heure il y a la télévision, et puis après on va se coucher…

I.S. : Le problème que pose Hervé est, à mon avis, très important. Pour le moment les enfants n’ont plus affaire qu’à des espaces où ils doivent apprendre,

H.T. : Ils n’ont même pas le temps de s’ennuyer,

M.H. : Ils aiment apprendre les enfants,

D.D. : Juste pour dire une chose par rapport au fait d’utiliser une partition plusieurs fois. Effectivement, il y a le bleu et le rouge, et puis il y a des dessins, et éventuellement on reste sur les dessins et sur le jeu entre le bleu et le rouge, afin que ceux qui n’ont pas compris comprennent sans qu’on leur explique, et que ce soit éventuellement les autres qui leur racontent, qu’il y ait des rapports qui se créent entre eux, etc. Utiliser ce type de partition plusieurs fois pendant une période longue, plutôt que d’arriver chaque fois avec du neuf, c’est une manière de fabriquer du savoir un peu différent, où il faut s’y mettre. Ou bien alors on décide qu’on va vite traverser un ensemble d’étapes en faisant confiance que chaque fois qu’on va avoir une nouvelle étape, et encore une nouvelle étape, les enfants feront la somme, vaille que vaille, et qu’à un moment donné il y aura un moment du recension où on devra tout reprendre, tout remettre en place parce qu’on aura plein de bribes et qu’on devra toutes les mettre ensemble. La proposition de la méthode, c’est on y va doucement, on prend une partition on reste dix fois dessus ou trente fois dessus si il le faut, et l’enfant est confronté chaque fois à la même chose, mais chaque fois différent, donc chaque fois il y a autre chose qui est en train de se construire,

H.T. : Si on prend l’histoire de la messe, ce n’est jamais la même messe. Moi quand j’étais enfant je n’ai jamais assisté à la même messe. Tout est chaque fois différent puisque justement la vie c’est que à chaque moment on est confronté à une situation différente. Mais les gens n’osent plus le même, la répétition…

C.D. : Mais nous avons travaillé quand même dans l’idée des convergences. Quelles sont les convergences avec l’introduction des médias dans l’éducation…

I.S. : Il me semble que ce qui tue beaucoup de choses, y compris à l’université, c’est d’essayer de donner une forme homogène à ce qui sont des rencontres avec des manières de faire et de savoir qui sont essentiellement différentes. La forme homogène fait que chaque rencontre est quelque peu mutilée sauf les dominantes qui ont donné leur modèle à toutes les autres. En philo on a essayé de faire un atelier qui est très répétitif puisqu’il s’agit chaque fois de reprendre le même protocole… C’est un peu comme la messe d’Hervé, c’est-à-dire que le même se rejoue à chaque fois. Parce que la philo c’est différent des exercices en physique par exemple, où on apprend un peu comme les alpinistes à aller toujours plus haut… Donc pour moi c’est justement dans leur divergence que les tentatives communiquent, parce que chaque matière a ses propres exigences, ses propres possibilités, ses propres obligations. Il faut que cela diverge pour que chaque matière soit rencontrée dans sa plus grande capacité à susciter des devenirs. Donc ce sont les divergences qui communiquent et pas tellement les homogènes. On pourrait se dire, un enfant c’est un enfant. Non, un enfant c’est les mille rencontres qu’offrent mille manières de faire qui coexistent dans notre monde, et l’idée pour moi c’est que finalement ils rencontreront pour de vrai et pour de bon une, deux, trois manières de faire dont ils vont dire "c’est ça, pour moi". Mais ils auront les goûts des autres manières, c’est-à-dire qu’ils pourront parler à d’autres qui ont fait leurs rencontres avec d’autres trucs. Ils sauront quelque chose de "qu’est-ce que cela fait de…" faire des sons, des maths, écrire, etc… même s’ils vont faire tout à fait autre chose. Ils sauront le goût de cela, ils sauront que ce goût existe : on n’en est pas exclu, simplement on a fait d’autres choix, cela a divergé. Ce n’est pas parce qu’on n’était pas capable, c’est parce qu’on s’est lancé dans une direction divergente qui vous rendait là plus vivant. C’est un choix et pas une exclusion.