C.D. : Ch. Delcoux
D.D. : Didier Demorcy
T.D.S : Thierry De Smedt
J.G. : Jacques Gonnet
M.H. : Monique Herbiniat
M.M. : Marie Millis
I.S. : Isabelle Stengers
H.T. : Hervé Thys
J.G. : Il faut commencer par le plaisir que les enseignants ont en travaillant sur votre méthode, ce qu’ils y trouvent, les joies, la communication, le plaisir. C’est sûr que en ce qui me concerne j’ai quelques intuitions parce que quand même la musique cela fait vraiment partie de ma vie et c’est pour moi très important. Il se trouve que je n’étais pas dans une famille où la musique avait droit de cité, et donc j’ai commencé la musique très tardivement, à vingt ans et dans des circonstances difficiles parce que dans ces cas-là on a plein d’inhibitions, on n’est pas en situation de disponibilité, et ce qui me frappe c’est le chemin qu’il a fallu que je fasse pour, à un moment donné, avoir des compréhensions sur des choses qui pour moi, ont été des ouvertures extraordinaires. Par exemple do ré mi fa sol la si do, les degrés de la gamme, le jour où j’ai compris que, même si ce n’est pas aussi simple, c’est quand même globalement à partir du décor sonore que on a pu l’inventer, cela m’a personnellement donné une espèce de sérénité pour aborder la musique classique, moi-même pour jouer, par exemple. Ce que j’ai perçu de la méthode, c’est la générosité d’un projet qui permet d’exister sans être jugé. C’est ce qui me semble le cœur de la méthode, ce que j’ai ressenti sur le plan musical, ce qui me semble fondamental. Quelque chose qui me terrifie, c’est que j’ai des étudiants de maîtrise au bout de 4 ans, au bout de 5 ans d’université qui arrivent des quatre coins du monde et, dès qu’ils arrivent on note : tout le monde est noté, on est noté sur tout, sur la gueule, sur plein de choses. Je veux dire je ne peux pas vivre comme cela, et ce que je trouve extraordinairement passionnant dans la méthode Thys c’est que cela part de la générosité, de la respiration, de l’existence. Donc a priori je ferais volontiers l’hypothèse que il y a immensément de plaisir, et c’est ce plaisir qu’il faut faire fonctionner par capillarité pour gagner stratégiquement des batailles.
T.D.S : Il y a au centre de nos réflexions la méthode Thys, mais on l’a mise en relation avec deux grandes autres méthodes : avec ce qu’on pourrait appeler la méthode scolaire et ses différents développements et avec l’approche que l’organisme dont Jacques est directeur, le CLEMI, pratique avec des enseignants sur le thème de l’actualité et des médias.
Pour dire les choses en deux mots, le CLEMI est un organisme du Ministère de l’Education Nationale française qui a pour mission de sensibiliser et d’appuyer les enseignants de tous les niveaux d’enseignements français avec des antennes ou des sections qu’on appelle académiques dans la mesure où, en France, l’espace éducatif est divisé en vingt-huit zones géographiques appelées académies. Le CLEMI est représenté par des cellules qui travaillent dans toutes ces académies et qui, on pourrait dire, marchent à côté ou accompagnent les enseignants qui manifestent un intérêt pour travailler les médias et l’actualité dans leur classe. Travailler les médias et l’actualité cela veut dire deux choses. D’une part, utiliser les événements d’actualité et la manière dont les médias en parlent pour se confronter, pourrait-on dire au choc de l’actualité, c’est-à-dire aux événements qui surgissent dans la vie aussi bien micro, urbaine, dans le quartier, que des phénomènes à l’autre bout du monde, etc. Donc faire entrer à travers les médias cette espèce d’actualité dans l’école, développer chez les jeunes l’espace de disponibilité, c’est-à-dire une certaine attitude d’ouverture, de disponibilité personnelle au monde dans la phase où les événements qui surgissent n’ont pas encore été organisés par la science, découpés, mesurés, etc. L’école n’abandonne pas son rôle d’initiateur scientifique lié à la construction des savoirs, mais cela veut dire que pendant un temps, l’actualité est entrevue dans son aspect le plus interpellant. L’enfant s’ouvre à la dimension de la production intellectuelle des connaissances, c’est-à-dire comment transformer un événement surgissant, bouleversant, etc. en quelque chose qui est su, connu, objet de réflexion, etc. et comment aussi l’école peut permettre à chacun de négocier la part qu’il a d’originalité en lui-même et l’espace social qui a des règles, des normes, le langage qui est structuré, etc. Le premier versant de l’activité du CLEMI c’est donc faire entrer l’actualité au moyen des médias et à l’analyse des médias dans l’espace scolaire. Le deuxième versant est directement inspiré de ce qu’on appelle l’école des pédagogies nouvelles, c’est-à-dire les pédagogies issues de Freinet, Decroly, etc. C’est pratiquer les médias en tant que moyen d’expression, non pas dans le but d’apprendre à écrire ou à s’exprimer comme le fait un journal - on peut dire à singer les médias -, mais pour essayer de mettre les jeunes dans une situation où à la fois ils soient en contact avec l’authenticité d’une expression qu’ils peuvent construire, mais en même temps avec la soumission de cette expression, à la sanction, ou en tout cas, au regard d’autrui. Faire cohabiter un article ou un dessin ou quelque chose à laquelle moi je tiens avec la production des autres dans le gabarit d’une publication, qui peut être une affiche, un journal, une émission de radio, une vidéo, un site web, c’est-à-dire soumettre mon expression à un environnement social, c’est-à-dire construire des messages qui doivent tenir compte de toutes les formes de contraintes publiques : il faut être compréhensible, il ne faut pas se permettre de raconter n’importe quoi mais quand même avoir une revendication de liberté d’expression, etc.
Pour la question de la méthode scolaire, hier, on a donné la parole à Marie Milis qui est une enseignante de mathématique, elle enseigne à Bruxelles, et qui pratique une méthode d’enseignement des mathématiques qui déborde de loin l’apprentissage des maths au sens de savoir calculer. Cette méthode ouvre carrément à la construction du lien, de l’organisation sociale, du politique dans la mesure où les maths deviennent un espace dans lequel la pensée met au point des hypothèses, effectue des raisonnements, et ces raisonnements sont soumis à la sanction de chacun qui peut dire, je pense qu’il y a une erreur, mais il doit dire pourquoi, ou bien dire je crois qu’il vaut mieux démontrer cela de cette façon-là que de l’autre, etc. Et donc c’est un enseignement des mathématiques qui ne consiste pas du tout à apprendre à réussir un exercice ou à connaître toutes les formules, mais surtout apprendre à penser ensemble dans un système de contraintes.
Ce qui est un peu apparu à la fin de nos travaux de hier après-midi, est que, au fond, si on prend l’atelier d’Hervé, si on prend le travail, les médias, l’actualité au CLEMI, si on prend l’enseignement des mathématiques de Marie Milis, on se rend compte que avec des méthodes profondément différentes, toutes trois consistent à établir un ensemble de ce qu’on pourrait appeler des règles du jeu qui sont explicitement différentes, qui avalisent le fait qu’on est bien pour l’instant dans tel type de dispositif. Ce qui nous a frappés c’est que au fond on peut dire des trois dispositifs c’est que c’est chaque fois un changement dans les règles du jeu. L’idée serait peut-être au fond que l’ensemble d’une éducation que reçoit un jeune, c’est peut-être un système dans lequel il a l’occasion d’entrer et de sortir dans des espaces normés mais pas les mêmes, et que globalement on pourrait dire que le parcours éducatif d’un jeune c’est un jeu dans lequel il entre, il sort, et il doit à la fin découvrir les espaces où lui se sent bien. Aucun micro espace n’est réductible à l’autre, certains font partie des composantes des autres mais dans des combinaisons très différentes. L’idée serait peut-être que c’est justement dans le franchissement des différentes normes qui apparaissent dans ces systèmes-là que progressivement un adulte peut s’interroger sur qu’est-ce qu’une règle, à quoi je peux soumettre un jeune que j’aurais la prétention ou la mission ou l’ambition d’éduquer. Et pour l’enfant ou pour le jeune c’est un apprentissage qu’il y a la société divisée en villes, en territoires, en espaces, en temps et que ces temps obéissent à des systèmes de règles qu’il doit apprendre progressivement d’abord à découvrir, à identifier et puis éventuellement à faire évoluer.
H.T. : Dans ce que tu as dis aujourd’hui, j’ai appris beaucoup de choses, et j’ai mieux compris maintenant combien il est nécessaire de créer des espaces qui viennent se mettre parallèlement, sans qu’ils soient en opposition, en aucune façon...
D.D. : mais qui affirment cependant leur différence,
H.T. : exactement, mais ce n’est pas un maître à penser qui va faire la révolution dans l’enseignement
I.S. : Ce que propose Marie est au plus proche de l’enseignement au sens scolaire du terme puisqu’il s’agit d’introduire aux mathématiques, et ce qu’elle fait correspond à ce que le Ministère demande, être interactif, etc. Donc ce n’est pas une révolution au contraire c’est ce que tout le monde dit qu’il faut faire et c’est ce que les enseignants reçoivent comme consigne, mais sans qu’on leur dise très bien ce que cela signifie de faire cela comme cela. Mais ce que j’avais envie d’ajouter c’est que les règles du jeu ne sont pas simplement conventionnelles au sens où il se trouverait que on fait telle règle pour tel type de chose etc., les règles du jeu ne sont pas arbitraires au sens où à chaque fois, dans leurs différences, elles ont une vocation qui est de susciter la possibilité que les enfants rencontrent ce dont il s’agit, les maths, les sons, l’actualité, dans sa spécificité. La spécificité des maths c’est de permettre une discussion avec ces contraintes-là parce que les maths ont ces contraintes-là sinon elles n’existent pas, mais ces contraintes-là on ne les rencontre pas du tout quand il s’agit d’actualité, au contraire, dans ce cas, il n’y a pas la bonne solution telle qu’on pourrait discuter de la meilleure manière de l’atteindre ou des différents styles de chemins qui permettent de la vérifier, etc. Donc chaque fois la vocation de la règle du jeu est de faire confiance non pas dans une révolution mais dans le fait que il y a des choses qui sont dignes d’être transmises, mais donc il faut que les enfants comprennent au moment même de leur transmission en quoi elles sont dignes. Pas plus tard. Ce que fait Marie est fidèle à ce pourquoi on a depuis très longtemps jugé les maths dignes d’être transmises en tant que structurant, en tant que obligeant à penser sans soumission, etc. Toute la question étant de les transmettre de façon que ce soit cela que les enfants rencontrent. De la même manière pour l’actualité, c’est un nouveau type de rencontre mais il s’agit de trouver les modalités de la rencontre qui fassent qu’on sente bien que c’est un espace différent de l’étude de l’histoire telle qu’elle s’est faite, etc.
Donc je crois que tu as raison ce n’est pas une révolution parce que c’est au fond re-réfléchir à ce qui est jugé digne d’être transmis…
H.T. : J’ai peur des héritages de mai 68 où on disait il faut une révolution. C’est la première fois qu’on confronte un peu trois dispositifs, et je me rends bien compte combien les choses vont lentement que nous sommes en train de comprendre, en train de chercher. Mais je voulais ajouter ceci : dans ce que Thierry a dit, les jeunes passent d’un dispositif à l’autre et on leur demande de tenter de faire avec les moyens du bord, et tu as dit que le regard des autres, c’est très important : le jeune s’expose aux regards des autres qui deviennent son propre regard, son regard est modifié par le regard des autres. Mais il y a une chose curieuse c’est que si on prend le dispositif des mathématiques, ce regard des autres il a une vérité quelque part : on peut dire deux et deux ne font pas cinq, bien que dans certaines circonstances on peut l’imaginer, il y a une vérité qui à un moment donné ne peut pas être bafouée. Dans le dispositif CLEMI de Jacques, il y a une vérité beaucoup plus floue, la vérité qui flotte dans ce type de société qui aura par exemple un autre regard sur la mutilation sexuelle en Occident, en Afrique, etc. Et puis alors dans le dispositif Thys, l’enfant est terriblement soumis au regard des autres puisque il va s’exposer durant ce qu’on appelle le solo, mais dans ce dispositif il n’y a plus aucune vérité possible, mais le regard est perpétuel, le regard social,
T.D.S : Je pense que l’idée qu’il y a quelque chose à réussir dans l’atelier, mais personne n’a le droit d’édicter le règlement, c’est-à-dire que il y a bien l’ombre d’un moment où quelque chose va être bien ou moins bien, mais il n’y a pas de norme qui l’explicite. On en voit plein des moments comme cela dans tes vidéos, où tout à coup il y a comme une espèce d’attention, de focalisation sur ce qui est en train de se dérouler. On pourrait dire que à ce moment-là le présent donne l’impression d’être correctement habité par les existants, des gens qui sont là. Au contraire des mathématiques la norme ne peut pas se référer explicitement à un ensemble de règles logiques ou définitionnelles ou etc., mais elle existe et elle intervient du reste à l’intérieur. J’imagine que les enfants quittent l’atelier avec parfois un sentiment qu’il y a quelque chose à poursuivre et que aujourd’hui ce n’était pas, mais il faudra faire. Et le fait de ne pas dire le mot puisque justement il n’y a rien pour le dire, veut dire que c’est à toi de juger si cette note est vraiment ta dernière note ou si tu voudrais en mettre encore un peu après, c’est à toi de le juger, et puis à un moment donné si tu t’éloignes du clavier, cela voudra dire aux autres que tu as fini, mais tu pouvais finir avant ou après, et personne ne te dira si c’était mieux comme cela, mais quand même tu dois aussi trouver, jouer juste,…
H.T. : Dans le dispositif CLEMI toute la société est là, présente dans sa particularité occidentale, africaine, chinoise…
I.S. : et en mathématiques ce sont les êtres eux-mêmes qui disent, ce n’est pas la société,
H.T. : c’est exactement cela que je veux dire,
C.D. : Tu dis qu’on est obligé de répondre à une forme de règle en mathématique, mais en musique aussi il y a toute une structure qu’on ne peut pas éviter. Il faut voir aussi l’échantillonnage des enfants qu’on traite au niveau de l’expérimentation, parce que finalement au niveau des médias, tu amènes le phénomène médias dans l’école, il y a un niveau pour tous, il ne va pas à l’encontre de l’enseignement qui est déjà dispensé. Or, à Charleroi, tu as des enfants qui sont déjà sensibilisés à la chose musicale, qui ont déjà acquis à tort ou à raison une série de paramètres et qui se trouvent subitement confrontés à une situation très différente. Alors la réaction est parfois assez violente : des plus âgés qui disent bon moi ce machin-là je m’excuse c’est du cirque, cela ne correspond pas du tout à mes idées, je n’y vais plus. Tu as des petits qui disent chouette on va pouvoir taper sur un piano, taper sur des timbales, c’est plus gai que dans la classe où on est toujours en train de nous dire : asseyez-vous, taisez-vous, écoutez. En mathématique c’est la même chose, tu as un échantillonnage très diversement composé comme chez nous. Alors moi je me demande si au niveau des ateliers, des expériences, la seule manière ne serait pas de prendre un échantillonnage d’enfants tout à fait vierges de toute connaissance musicale,
T.D.S : mais cela voudrait dire alors que par exemple le CLEMI doit lui aussi travailler avec des enfants qui n’auraient jamais eu d’initiation à la littérature…
C.D. : non parce que média et littérature ce n’est pas la même chose. Dans l’école fondamentale on pratique déjà l’utilisation à petites doses du média, de la presse écrite qui sert finalement de base au travail de la classe…
I.S. : je ne parle pas du conservatoire de Charleroi mais dans les deux autres dispositifs je ne crois pas qu’il y ait de virginité des élèves. Les élèves de Marie sortent d’années où on leur a appris les maths/soumission et donc il y a tout un bras de fer pour qu’ils acceptent ce qu’elle propose…
C.D. : Mais pour les math, si on leur donne une expérience différente de l’utilisation de la mathématique, l’enfant ou l’adolescent va y trouver un intérêt certain parce qu’il va enfin comprendre pourquoi on lui a imposé cette manière de réfléchir. Mais en revanche au niveau musical, si on fait cela avec des adolescents qui ont déjà la musique dans leur vie depuis quelques années, ils auront une structure, une manière de réfléchir, une manière de comprendre… qui n’est pas parfaite, d’ailleurs : si le Ministère a souhaité repenser complètement notre enseignement en donnant plus de place au seuil de compétence au niveau de la créativité, de l’intelligence musicale, c’est que se posent des questions à ce niveau-là. C’est vrai que l’arrêté de 72 nous imposait un enseignement standardisé et qui étouffait toute possibilité d’éveil et de création de l’enfant : c’est comme cela que tu dois faire, c’est comme cela qu’on joue Bach, c’est comme cela qu’on joue Mozart, c’est comme cela que tu dois mettre tes doigts, c’est comme cela que tu dois souffler… Mais néanmoins je ne suis pas convaincu qu’au niveau musical, on puisse placer des adolescents de 14, 15 ans dans le contexte de l’atelier. Il y aura toujours à mon avis chez l’individu une espèce de lutte interne avec ce qu’il a appris, on lui a dit pendant des années cela c’est très beau, il ne verra pas le plus que cela va lui apporter,
H.T. : Il est évident qu’un enfant élevé dans un milieu de jazz, un milieu de musique contemporaine, dans la musique dite baroque ne réagira pas de la même façon à ce qu’on lui propose. Il est de toutes façons déjà terriblement culturisé dès l’âge de 4, 5 ans. Quelque chose qui m’apparaît de plus en plus, c’est que la musique électronique quelque part repart à zéro puisque ce sont des samplers, on fait le son, il n’y a pas le violon, le violoncelle, il n’y a pas la flûte à bec, etc. ce qui fait que c’est relativement facile de créer pour des adolescents à partir de 12, 15 ans. On est là dans la possibilité de ne pas leur donner de modèle, de ne pas leur dire si c’est bien ou si c’est mal, mais avec quelques heures, quand on leur a montré comment fonctionne l’appareil, ils se construisent au regard des autres, au regard de la dureté du matériau qui ne permet pas du tout de faire n’importe quoi. Au regard des professeurs, au regard de la société cela ne pose aucun problème. Tandis que dans les ateliers, il y a ce problème terrible que les instruments ne sont pas faits pour cela, le violon n’a pas été fait pour être joué derrière son cou, pour jouer faux, donc on se trouve à mettre à la disposition de l’enfant l’instrument chargé de religion, de beauté, de sacré, etc. et on leur dit faites ce que vous voulez, nous on vous laisse faire. Est-ce qu’on peut vraiment aller si loin dans les conservatoires, dans les écoles de musique, là où il y a des parents, des grand-mères qui ont déjà dit l’instrument que tu vas prendre, c’est merveilleux… est-ce que c’est le lieu des tohu-bohu ? Les tohu-bohu ont fait leur preuve dans beaucoup d’écoles, sur des centaines d’enfants, cela marche, mais dans les conservatoires je n’arrive pas à débrouiller ce qui fait que il y a réticences, gène. Depuis trois ans au conservatoire à Charleroi, j’ai manoeuvré avec beaucoup de respect pour le conservatoire, pour toi, pour vous, et pour finir on n’a jamais appliqué la méthode, le dispositif tel qu’on le donnait ailleurs parce que je ne m’étais pas fait de religion du point de vue est-ce qu’on peut traiter les enfants des conservatoires, qui ont une mission, comme les autres…
C.D. : Si, au départ, j’ai donné mon accord sur l’idée de ce projet d’étude, c’est parce que je pense qu’il y a sûrement un intérêt quelque part. Donc je ne crois pas que le conservatoire en soi, ou une académie de musique, soient nécessairement hostiles mais il faudrait peut-être trouver l’endroit et la façon de faire qui soient dans le principe même de la méthode mais qui ne "choquerait" pas Monsieur Tout le monde : qu’est-ce qui se passe au conservatoire ? Les petits, on les met devant des micros, que font-ils, ils vont crier, ils vont faire beaucoup de choses qui n’ont rien à voir évidemment avec la raison d’être de la maison au départ. Et le fait est que, en plus, la salle réservée pour ces activités se trouve en façade, alors évidemment cela peut choquer certains qui passent et se disent : qu’est-ce que c’est que ce bazar, on est au conservatoire, on entend un machin tonitruant qui ne ressemble à rien du tout... Il faut le reconnaître, dans l’absolu cela ne ressemble à rien. Les professeurs qui sont là chez moi sont des professeurs qui ont des années d’ancienneté, qui ont été formés dans un esprit X, tous différents évidemment, j’ai 63 profs, ils sont tous différents, ils sortent tous d’écoles différentes, ils ont tous des éthiques et des manières de voir les choses différentes, mais je crois que c’est un peu brutal,
H.T. : tu as raison de soulever la chose comme ceci, parce que choquer est un manque de respect des autres,
C.D. : A partir du moment où tu as un manque de respect, indéniablement il y aura un manque d’intérêt parce que les gens ne vont pas entrer dans un système qu’ils ne connaissent pas,
H.T. : oui mais ceci dit, si il y a un conservatoire où on a choqué, c’est bien au Conservatoire de Genève : là le tohu-bohu a marché au départ d’une façon inimaginable comme on ne l’a pas vu ailleurs, avec une petite fille notamment qui se promenait à pied sur le piano, qui était un piano buffet, le directeur présent, son professeur présent, moi aussi on était profondément choqué… L’année suivante, on a tourné la page, et on a pris deux groupes, un groupe qui était celui-là et on a commencé la partition, et un groupe nouveau avec la partition. Dans le premier groupe il y a une solidarité, une maturité, il s’est mis dans cette partition avec trop d’énergie, on en était presque gêné parce qu’ils ne s’amusaient plus suffisamment… L’autre groupe qui n’a pas pu se déchaîner n’est pas un groupe social, c’est un groupe d’enfants, cela se passe comme si ils ne se connaissaient pas ou comme si ils se détestaient, mais c’est bien pire, et cela s’entend au niveau de la musique, etc. Alors je suis à nouveau gêné : ou bien on essaye de trouver ce qu’on pourrait appeler des preuves en faisant étudier les vidéos, en interrogeant les directeurs et les gens du terrain, ou on ne cherche pas des preuves et alors on dit voilà c’est acquis, ce tohu-bohu est merveilleux, indispensable.
C.D. : Ce que tu dis là, moi j’y crois tout à fait, le groupe qui a fait des choses tout à fait incohérentes, n’importe comment pendant un certain temps et qui devient un groupe cohérent, structuré. Je lisais un article du nouveau chef de l’Orchestre Philharmonique, il donnait des concerts en France et il y avait des tas d’étudiants dans la salle qui étaient plutôt chahuteurs, et il a pris les plus chahuteurs de tous, il a remis sa baguette, il a demandé de diriger l’Orchestre, certains ont essayé, d’autres n’ont pas essayé, mais après il a obtenu un calme et un respect total dans la salle. C’est un peu le même phénomène quelque part, je pense. Mais pour en revenir à la mission des conservatoires, nous avons maintenant mission d’introduire de nouvelles manières de procéder au niveau de notre enseignement et de la créativité de l’enfant. La problématique, c’est que est-ce qu’on apprend la créativité, est-ce que cela s’enseigne, auquel cas nous n’avons pas dans nos académies des professeurs capables de le faire parce que eux n’ont pas été éduqués de cette façon. Est-ce que c’est spontané ? Et c’est là que je dis qu’on est un peu plus proche du phénomène du média au niveau de l’enseignement quand on y va avec la musique électronique parce que là, comme c’est un élément nouveau, il n’y a pas de référence, il n’y a pas de choc possible avec un truc existentiel,
T.D.S : A travers les trois exemples sur lesquels on a réfléchi hier, on voit bien que dans les trois il y a élaboration libre de quelque chose, et par conséquent ce qu’on peut appeler de la créativité. Mais c’est quand même chaque fois des systèmes de contraintes différents. Si on prend un quatrième système, l’interprétation correcte d’une petite pièce de piano écrite par un compositeur, on pourrait dire que l’interprète a un espace de créativité, c’est bien cela le principe de l’interprétation au sens traditionnel du terme. Il y a d’abord l’instrument dont il peut accepter ou non de jouer en disant moi je ne joue pas là-dessus, ce truc ne va pas m’obéir, il ne va pas répercuter mes mouvements comme je le veux, je dois trouver un autre instrument : là il peut accepter ou refuser la contrainte instrumentale donnée par l’instrument. Ensuite il a une contrainte au sens où cet instrument doit être correctement accordé alors que tout le monde sait très bien que l’accord parfait n’existe pas. La partition est aussi un système de contrainte. Mais au milieu de tout cela, il y a plein de zones de libertés. Si on prend le cas d’un ralentendo final on sait bien qu’il faut déposer la fin du morceau en lui donnant l’impression d’être arrivé au bout de son chemin, mais il n’y a pas un quadrillage, il n’y a pas des systèmes de lampe rouge avec un décompte électronique qui dit attention vous allez faire comme cela…
C.D. : Si il y a une contrainte, c’est un texte musical, qui intuitivement va amener le ralentendo, parce qu’à la limite si tu n’écris pas ralentendo sur la partition, automatiquement la personne qui interprète va sentir,
T.D.S : On est quand même bien d’accord qu’il y a plusieurs façons de le faire, et qu’il y a différents interprètes donc,
C.D. : C’est ce qui fait la personnalité des acteurs,
T.D.S : Oui mais ils ne peuvent pas uniquement revendiquer leur personnalité. Si quelqu’un décide de faire un ralentendo très brutal, tout le monde dira "arrête, cela ne va pas, tu n’obéis pas au texte", et le type ne peut pas dire "et bien je le fais parce que j’ai quand même le droit de le faire". Oui, il a le droit de le faire mais la sanction de l’écoute est quand même un système de contrainte. Bien qu’il y ait plusieurs manières possibles de le faire, tout le jeu social de l’interprète c’est d’essayer de proposer quelque chose qui n’est pas pure réplication de ce que les autres ont fait avant lui - sinon on dit qu’il manque de personnalité - mais en même temps le faire de telle sorte que les gens qui l’écoutent disent, ah ben c’était bien.
M.H. : Pour bien faire ce ralentendo est-ce qu’il n’est pas nécessaire que le jeune ait entendu auparavant des ralentendo bien faits ?
T.D.S : Il est en tout cas nécessaire de lui faire apparaître de quoi est rempli cet espace de liberté, ce que d’autres on déjà fait ou bien déjà lui-même… alors il peut dire oui, ah tiens oui je n’avais pas pensé qu’on pouvait le faire comme cela, est-ce que je suis capable de le répéter… Ce que je voudrais simplement expliquer, c’est que l’idée de la créativité va de pair avec un système de contraintes. L’atelier fonctionne dans un cadre qui n’est pas le cadre de la production d’un interprète musical disons "traditionnel". Alors la question que tu posais en disant "quelqu’un passe dans les couloirs, passe dans la rue, et il entend sortir d’un édifice quelque chose qui n’obéit pas du tout à la contrainte dont il pense qu’elle devrait fonctionner dans cet édifice", je me dis c’est un problème de clôture. C’est le même problème qui surgit parfois quand tout à coup arrive dans des musées des ligues de vertus qui disent "il faut rhabiller toutes ces statues". La contrainte dans la vie sociale c’est que normalement on exhibe pas ses parties génitales et puis là dans un musée on les exhibe et le musée dans son enceinte a normalement comme fonction de signaler "attention ici changement de cadre, la nudité ici n’est pas à voir de la même façon".
C.D. : J’ai vu récemment le retour d’Ulysse dans sa patrie où l’acteur principal est complètement nu dans sa baignoire au centre de la scène, mais je ne pense pas du tout que le fait de choquer soit dans le fait que tu as un gars à poil dans un endroit public mais je pense plutôt que le choc viendra de retrouver dans une structure opéra Monteverdi un gars tout nu. Bon ce n’est pas le fait qu’il soit nu qui gène, c’est le fait que dans cette nouvelle forme de mise en scène on va mettre un gars tout nu comme tu auras mis à côté des personnages qui arrivent en Harley Davidson sur la scène… Je viens encore de voir la Belle Hélène au Festival d’Aix-en-Provence où tu vois des gros cubes sur la scène et cela choque ou ne choque pas, c’est une autre conception de la mise en scène, je ne crois pas que c’est la nudité dans un endroit public qui est choquant,
H.T. : Moi je voudrais revenir au concret. Il n’y a pas de gêne du point de vue de l’approche électronique à partir de 12/15 ans, c’est clair, et les raisons pourquoi il n’y a pas de gêne sont claires également. La musique électronique n’utilisant pas des instruments traditionnels, personne ne peut être choqué. Chacun a reçu le texte "les attracteurs", qui représentent quand même un gros travail de réflexion, et j’aimerais bien que chacun de vous, si il les a lus, puisse donner une certaine réaction. Je trouve que c’est un travail très honnête où chacun a essayé de dire profondément ce qu’il pensait sans choquer qui que ce soit, et que ces attracteurs sont totalement la réalité du terrain. Alors, comment revenir au vrai terrain ? Qu’il y ait des gens qui critiquent le solfège, je trouve cela idiot : il n’y a pas d’autres moyens d’aborder une mise en forme. Rêver à une musique qui pourrait se passer du solfège du jour au lendemain - on ne sait pas ce qui se passera dans une centaine d’années -, c’est absurde. Mais qu’on puisse croire qu’un enfant de 4/5 ans a oublié toute son animalité, sa motricité, son besoin d’expérimenter, son corps et son cerveau… Nous avons vu les images des enfants de l’école Catteau qui sont des enfants comme les autres enfants d’autres villes, qui disaient "ah la professeur ne nous dit plus rien, on va y aller". Dès la première fois ils y vont en se disputant pour voir si on les arrête, ils expérimentent, et ils trouvent automatiquement l’impossibilité d’aller plus loin parce qu’on ne peut pas aller plus loin, on peut aller sous le piano, mais on ne peut pas creuser le sol pour aller à la cave. Il y a une contrainte perpétuelle du savoir-vivre qu’ils ont tout de même reçu. Je pense que si on tente de leur enseigner quelque chose qui est splendidement valable, en ne tenant pas compte de ce qu’on a en face de soi, un jeune animal humain, etc. ils apprennent bien, ils sont pleins de bon vouloir, et puis ils vont perpétuellement essayer malgré tout de faire des expériences en-dehors de votre classe. Ils brûleront une voiture quelque part, ils feront des expériences parce qu’ils n’auront pas eux-mêmes compris la contrainte qui est en eux. Vous les quittez à 4 heures de l’après-midi et ils partent dans la rue… C’est ce que nous avions appris dans une école à Liège avec des enfants qui étaient d’un enseignement spécial : au bout de x nombre de séances la professeur a dit : maintenant j’ai confiance, ils ont appris les contraintes ; quand on part dans la rue je dis "vous suivez ?", je ne les regarde pas et ils suivent, tandis qu’avant j’avais perpétuellement peur qu’ils ne me suivent pas, etc. Donc il y a cette notion de motricité, vous ne pouvez pas faire semblant de ne pas y croire, elle est là, elle est cachée et elle est motrice quelque part, même lorsqu’il faut rester plus ou moins immobile. Si perpétuellement l’enfant est dressé pour le meilleur par des gens compétents comme vous, mais si ce meilleur n’a pas répondu à sa propre recherche sur le moins bon, sur la contrainte de la nature même, social, etc… J’ai proposé une année sabbatique à Charleroi parce que je suis très découragé, parce que les enfants s’amusent bien, ils en demandent, il y en a qui s’infiltrent, mais jusqu’à présent, je ne crois pas au miracle... Je ne vois pas très bien ce qu’on fait, je ne vois pas très bien à quoi cela peut servir. Alors il est évident que comme j’ai beaucoup d’admiration et de respect pour vous, moi-même, je ne vais pas passer mon temps à vous convaincre… D’un autre côté que peut-on faire puisque ce terrain, et tu l’as confirmé, ouvre la porte à l’électronique à ceux qui ont 17 ans et pas pour les enfants parce qu’ils ne se conduisent pas bien,
C.D. : Quand tu dis pour les adolescents parce qu’ils se tiennent bien et pas pour les enfants, ce n’est pas cela. C’est que l’électronique est quelque chose de nouveau…
H.T. : Oui, j’ai bien compris, la nouveauté permet de faire abstraction de cette situation gênante où l’enfant marche sur un piano,
C.D. : Non seulement cela mais quand j’ai parlé de musique électronique au conservatoire, ils ont tous compris synthé. Ils allaient faire des trucs modernes. Au départ tu as eu une quantité de candidats qui se sont présentés et qui sont venus deux fois… La création du son, ce n’est pas cela qu’ils venaient chercher. Par contre tu as eu des réactions très différentes des gens qui sont déjà dans le système classique et qui se sont dit "tiens un nouveau mode d’expression cela nous intéresse". Je ne sais pas si tu as entendu les résultats de fin d’année, moi je suis resté vraiment très étonné : au moins deux élèves utilisant un matériau nouveau sont arrivées à créer des choses tout à fait remarquables toute proportion gardée. C’est à ce niveau-là que je dis c’est du nouveau, il n’y a pas de références,
H.T. : Tu me désespères dans ton attitude que je comprends parfaitement, parce que la musique électronique on va tous y aller et le son du bois, le son des cordes etc. les jeunes vont petit à petit les laisser tomber naturellement. La musique électronique est trop fascinante, c’est trop facile...
T.D.S : Je voudrais intervenir sur le cadre de nos travaux. Il faudrait éviter de se donner comme but de savoir si on va décider de faire ou non une année sabbatique au niveau de la méthode. Ici, je pense qu’il faut surtout essayer de cerner les difficultés qu’on rencontre dans l’intégration d’une méthode qui a ses caractéristiques, qui a ses objectifs, dans un milieu qui a un certain projet éducatif, à savoir le conservatoire et dans d’autres milieux qui ont des contraintes eux-mêmes…
C.D. : Deux choses. D’une part je crois que le domaine musique comparativement aux mathématiques ou aux médias, c’est vraiment là que se situe le plus gros choc. Aussi, je veux surtout dire que si cela ne m’intéressait pas de participer à ces travaux, je ne viendrais pas, et si Monique Herbigniat, qui se demande depuis deux années qu’est-ce qu’on fait, où va-t-on, si cela ne l’intéressait pas de savoir, elle ne serait pas ici avec moi. Donc, nous on souhaite continuer le travail…
M.H. : Je ne vois pas où on va, et non seulement cela, mais je ne vois pas d’évolution. Je sais bien, monsieur Thys, que vous allez me dire que c’est la pédagogue qui parle ici, je suis enseignante de métier et dans l’enseignement on part de là et on voudrait bien arriver là : c’est ce qu’on appelle le projet éducatif, on y arrive ou on y arrive pas, cela c’est autre chose… Ici, je sais, Monsieur Thys me l’a dit souvent, que ce n’est pas un enseignement, ce n’est pas de la pédagogie. D’accord. Mais je ne sais pas, le tohu-bohu, je crois qu’il est nécessaire mais je ne sais pas si il est nécessaire pendant 7 séances…
H.T. : Je ne sais pas comment répondre parce que le tohu-bohu c’est ce qu’on appelle une année entière sans partition, mais en un autre sens, le tohu-bohu, pour certains enfants, existe 5 minutes, pour certains enfants il existe pendant trois quart d’heure et certains enfants n’ont pas été dans le tohu-bohu… donc le tohu-bohu pour moi n’existe en tout cas pas pendant 9 séances,
T.D.S : Quand vous dites pour moi le tohu-bohu est nécessaire, il serait nécessaire parce qu’il peut produire quoi ?
M.H. : Je trouve que les deux ou trois premières séances de tohu-bohu sont merveilleuses, merveilleuses pour l’enfant parce que il découvre des instruments qu’il n’a peut-être jamais vu de sa vie, il peut les toucher, il peut les "essayer". Donc la première fois ils sont très timides, ils nous regardent, bien sûr ils ne savent pas ce qu’on leur veut, puis ils approchent tout doucement, donc ils découvrent. C’est vrai qu’on les voit vraiment émerveillés, c’est un monde magique, et puis ils essayent un petit peu. Puis à la deuxième séance c’est encore mieux parce que là ils osent un peu plus, donc ils y vont, ils essayent, ils tâtent, et puis la troisième séance cela va encore, et puis à la quatrième séance, comme dit Monsieur Thys, on marche en-dessous du piano, on court, on tape, et là je ne vois pas l’intérêt, je suis désolée. Tout à l’heure vous avez parlé du côté social : d’accord les enfants doivent apprendre à vivre ensemble mais je ne sais pas si il n’y a pas d’autres façons de leur apprendre à vivre ensemble qu’en se tapant dessus, car c’est arrivé, la première année n’est-ce pas Monsieur Thys ? Ils se tapaient dessus avec les mailloches,
H.T. : Bien évidemment c’est arrivé, et pas seulement à Charleroi. Mais il n’est jamais arrivé qu’ils n’arrêtent pas, et cela sans qu’on leur demande d’arrêter. C’est cela que j’appelle l’expérience : est-ce qu’on pourrait taper sur l’autre ici, est-ce qu’ils ne diront rien ? Et puis eux se disent "non on ne peut pas taper sur l’autre", et cela ne vient pas d’une règle morale de la société. La petite fille de Genève s’est dit "non, on ne peut pas monter sur un piano, ce n’est pas fait pour cela". J’ai aussi envie de répondre qu’il est évident que les premières séances sont merveilleuses à regarder, et puis les enfants disent "mais qu’est-ce qu’on fout ici, on perd son temps au niveau de savoir où on va", mais il me semble que ces séances dans lesquelles nous ne voyons plus rien de nouveau apparaître sont des séances extrêmement importantes pour que l’enfant se sente perdu comme nous. C’est justement dans ces séances-là, où le flou se produit, que l’enfant travaille dans son organisation, ce sont les séances les plus importantes pour l’enfant, il n’a pas de règle et il est pris avec lui-même. L’enfant perd pied et il nous fait perdre pied, il n’a plus cette découverte de l’instrument nouveau, cette sorte de joie qu’il nous communique, il n’y a plus de joie dans ces séances-là, mais pour moi justement c’est ces séances-là qui vont provoquer chez eux le sens qu’on s’amuse, on s’amuse bien, on veut venir, on veut continuer, mais il y a quelque chose qui ne suffit pas, nous sommes en manque quelque part d’instruction ou d’autre chose.
M.H. : oui, je crois,
H.T. : Mais c’est sur ce manque que se pose la vraie interrogation : ils ont besoin d’être en manque, si ils ne sont pas en manque à cet âge-là, ils ne vont pas être demandeur…
D.D. : Ces 3-4 dernières séances de la première année, d’après ce que tu dis, servent à fabriquer une disposition, un état d’esprit, un intérêt des enfants qui, passé la nouveauté, se retrouvent un peu confrontés avec eux-mêmes, à ne plus trop savoir quoi faire, etc. , à devoir donc construire à partir de ce moment un peu flottant, construire leur propre nécessité par rapport à l’apprentissage qui éventuellement va commencer l’année d’après. Quand on parlait tout à l’heure de la question de la créativité, est-ce qu’on peut apprendre la créativité, etc., c’est une question à laquelle on ne peut pas répondre. Par contre essayer de fabriquer un état d’esprit, une disposition qui permette à cette créativité de petit à petit prendre conscience et de prendre confiance en elle-même et de se mettre au travail, cela c’est une chose éventuellement possible. Et donc le pari de la méthode c’est non seulement à un moment donné de créer un dispositif, c’est-à-dire des règles, contraintes et des contraintes physiques, mais aussi, fin de première année, créer une disposition, essayer de favoriser cette disposition interne et qui est effectivement - et pour tout le monde - avec des moments durs, pénibles, mais qui doivent être pensés comme étant quelque chose qui permet à la partition d’avoir sa chance l’année d’après...
M.H. : D’accord, la créativité c’est magnifique, je suis tout à fait d’accord. Mais est-ce que l’enfant peut créer si il n’a pas des bases, je veux dire, si on donne un violon à un enfant, est-ce qu’il pourra faire autre chose que de faire crier le violon ?
H.T. : Mais il va demander des bases, et cette demande qui vient de l’intérieur de lui est une vraie demande,
D.D. : Je voudrais juste vous poser une question parce que pour moi quand j’entends un enfant jouer chez vous, qui joue avec son violon, je n’ai pas l’impression que c’est la même chose que ce qu’il faisait deux minutes avant. Donc il est tout le temps en train de faire des choses différentes, c’était tout le temps des sons différents.
M.H. : pour créer, je crois qu’il faut des bases. Je suis professeur de solfège et si je demande à un élève de m’écrire une dictée et qu’il me met des notes plip plop comme cela, cela n’aura aucun sens, Si je lui explique d’abord une tonalité, puis qu’il y a des degrés plus importants, que tout de suite la mélodie aura un autre sens, en mettant la tonique, vous comprenez ce que je veux dire ?
I.S. : Si je peux me permettre c’est un des problèmes avec le mot créativité, qu’il faut distinguer de la création au sens où ce qui est produit serait reconnaissable, une vraie mélodie par exemple… Hervé avait parlé hier du rêve paradoxal : là on ne se vit pas comme responsable de ce qu’on fait, on n’a pas peur. Toute la question alors, c’est comment ne pas avoir peur, ne pas avoir peur d’être ridicule en s’exposant devant les autres et pas dans la solitude d’un rêve où on ne peut rien, où on est à l’aventure. Et donc j’ai l’impression que l’idée qu’on puisse fabriquer des sons via des instruments, devant les autres, avec les autres, sans être ridicule, etc. fait qu’on peut après avoir éventuellement le goût de rencontrer l’instrument sur le mode qui fait que l’instrument donnera des sons qui vous satisferont sans avoir peur de l’échec, sans avoir peur de faire mal. Pour moi l’enjeu ce n’est pas de dire qu’avant on ne créait pas de musiciens capables de rencontrer vraiment un violon, j’ai l’impression que c’était plus sélectif, c’est-à-dire qu’on éliminait sans le savoir tous ceux qui avaient trop peur,
H.T. : ils se sont éliminés eux-mêmes,
I.S. : et j’ai l’impression que l’école élimine et un des enjeux de ces trois dispositifs pourrait être de cesser d’éliminer ceux qu’on ne voit même pas parce qu’ils ont été bloqués par leur propre peur. Cela va éventuellement permettre à plus de personnes de s’engager, d’avoir une relation de créativité aux sons, quitte à prendre des risques plus forts, que l’on peut associer à une création. Il y a certains domaines où j’ai appris à prendre des risques et je suis créatrice, il y a des tas de domaines où je me suis sentie ridicule, j’ai eu peur, et ces domaines je ne les habite pas, donc je suis un produit d’une auto-sélection par la peur,
H.T. : La question des bases, du solfège, je ne comprends même pas pourquoi on la pose. Vous n’avez tout de même pas peur qu’il puisse en être autrement ? C’est une telle certitude pour moi que il n’y a aucun danger que cela puisse disparaître. Sauf si les gens ne comprennent pas et sauf si la demande ne vient pas de l’intérieur. Evidemment il n’est pas question de bases, là, mais il y a le vide qui fait qu’ils vont demander les bases. La perte de la timidité, la perte du ridicule, la perte de la peur, la confiance, cela ne critique pas votre cours vous comprenez. Tout le monde s’y met pour qu’un enfant puisse réussir le mieux possible sa vie par rapport à un modèle qui est tout à fait vraisemblable, incritiquable. Mais la créativité que nous admirons c’est toujours l’erreur, c’est toujours la mise en cause, Mozart est Mozart parce qu’il a enfreint les règles et qu’il y a apporté son activité. Tout ce que nous admirons c’est l’héritage modifié, c’est presque une évolution biologique comme chez les mouches, les mouches qui résistent sont celles qui sont modifiées sur la base d’une erreur quelque part. Alors créativité pour moi c’est un mot qui me fait un peu peur parce que de quoi parle-t-on, créativité de créateur ou créativité au niveau de l’interprète puisque nous sommes en musique. En peinture c’est plus facile,
T.D.S : Moi je mettrais un corollaire. Tu dis au fond qu’on pourrait émettre l’idée que avec toute sa capacité de beauté la musique comme la production médiatique, comme les mathématiques ont fait énormément de dégâts autour d’eux dans la mesure où ils ont obligés par peur un tas de gens à ne pas s’y essayer tout simplement parce que ils avaient peur de l’erreur, peur d’être ridicule, peur de se présenter en déséquilibre là où la loi était la justesse, l’équilibre, etc. Alors j’inverse et je dis au fond peut-être quelque chose qui un des enjeux éducatifs de l’atelier d’Hervé c’est aussi apprendre à ne pas faire peur, c’est l’inverse, le corollaire, c’est-à-dire pas faire peur, c’est-à-dire ne pas attendre autrui derrière la porte avec un bâton en disant là mon petit gars là tu vas trébucher et tu vas tomber et je vais me payer ta gueule, ce qui est aussi un des systèmes qui au fond brise terriblement la pratique populaire musicale : les gens se censurent réciproquement, on n’ose plus chanter, on n’ose pas peindre, on n’ose pas s’écouter. On touche là quand même quelque chose qui va au-delà de la formation d’un musicien expert, c’est la formation d’une éthique de vie ensemble. Comment peut-on donner à quelqu’un qui est en phase d’élaboration de soi-même le réflexe de ne pas avoir trop peur, d’accepter de s’exposer et de se sentir un peu dégager par rapport au regard d’autrui, aux juges. Et à l’inverse comment peut-on aussi former des jeunes en leur apprenant à se méfier de cette tendance qu’ils peuvent avoir à exclure : je sais très bien qu’à tel endroit la personne va se planter, je l’attends et j’en profite, il est à terre et je me paye sa tête. Et là je crois qu’on touche à un problème de la vie musicale contemporaine qui n’a probablement jamais été aussi superbe - je pense à toutes les oeuvres qu’on joue actuellement, des vieilles oeuvres historiques on ne les a jamais aussi bien jouées, j’imagine les temps où on devait transporter une viole de gambe d’un quartier à l’autre à dos de porteur et qu’il neigeait et qu’on tombait sur le verglas, le son de la viole de gambe au moment de jouer le concert, cela devait être terrible. Aujourd’hui ce sont des étuis, cela voyage en TGV avec hydrométrie constante, on les accorde électroniquement, etc. Donc d’un côté on n’a jamais aussi bien joué la musique et en même temps il me semble que la pression augmente sur la formation dans les académies, on fait remarquer qu’un tas de gens fréquentent les académies non pas pour devenir des musiciens experts mais parce qu’ils souhaitent que la musique soit à la dimension de leur vie. Il y a tout un débat là-dessus, c’est comme la pratique du sport,
C.D. : là on a déjà trouvé une solution avec ce nouveau décret qui fait finalement des amateurs et des futurs professionnels,
T.D.S : Disons qu’ils tentent de concilier par la séparation. Il n’empêche que le problème reste : quelqu’un fréquente un conservatoire et quand son prof lui dit, il y a l’audition en fin d’année, il s’agit que tu sois bon etc., donc tu vas préparer tel morceau, puis trois jours avant l’exécution l’élève téléphone en disant ah non je ne présente pas, enfin tu as travaillé toute l’année, non je n’ai pas envie de présenter, le rôle que je donne à la musique dans ma vie n’est pas de devenir un prestataire des services musicaux face à un public, je veux que cette musique irradie, je veux faire un itinéraire intérieur et je demande à mon prof de musique de m’accompagner là-dedans… Malgré le décret, le problème reste. Tu as dans la musique deux dimensions, tu as une dimension extrêmement élitiste, séparatrice, performante, etc. et en même temps l’exigence que dans la culture contemporaine il y ait créativité, musicalité, pourrait-on dire. La musicalité est une façon d’explorer ses rapports à l’autre, à soi-même, je dirais à nulle autre pareille, ce n’est pas l’écriture du texte, ce n’est pas la sculpture, ce n’est pas les mathématiques,
H.T. : Est-ce que je ne pourrais pas introduire que la notion de créativité en musique c’est le son, c’est dans le domaine sonore. Je ne suis pas totalement innocent de cette méthode, donc je suis un tout petit peu obligé de parler de moi et j’ai toujours été par curiosité intéressé à l’évolution de la musique, donc Bartok c’était à 9 ans et puis Webern, Schönberg et puis enfin la musique électronique. J’étais le premier à faire la musique électronique et j’y ai vraiment cru : la voie royale, on est libéré de tout etc. Chaque année, j’ai vu la musique électronique se développer pour le pop et puis j’ai vu l’IRCAM devenir important, puis… pour moi, il n’y avait quasi rien derrière. Alors pour moi la musique c’est l’amour, la sonorité, pas l’électronique que diable. Je ne veux pas critiquer ce qu’on fait à Charleroi mais on a poussé sur le bouton, oui ce n’est pas très beau, mais c’est électronique… Mais non de Dieu, le son c’est la sonorité du violon, c’est les cordes, c’est le bois, c’est le souffle. A Genève il y a une petite fille dans la deuxième année qui a pris le violoncelle, qu’est-ce qui est arrivé ? Il est arrivé sans doute que tous les enfants qui n’ont pas peur prennent le violoncelle et sortent des beautés sonores. J’ai vu des choses, je peux vous les montrer, on s’est tous arrêtés, peut-être les enfants n’ont pas très bien compris mais le professeur disait "mais ce n’est pas possible, comment pouvait-on imaginer". Il n’y a pas de violoncelle en musique électronique, alors c’est important que l’adolescent puisse enfin ne pas être critiqué, qu’on ne lui dise pas comment il doit faire… L’électronique petit à petit va peut-être donner des choses très intéressantes, mais toute la beauté ajoutée pendant des millénaires, elle est partie du son, du bois. La place de l’électronique est une place extrêmement importante, mais moi mon dossier c’est le violon, c’est le son, presque même pas le piano : c’est là où on frotte, c’est là où on touche. Dans un Sa-me-di la musique, les Jeunesses Musicales ont fait venir un type avec un synthétiseur et il a dit voyez c’est formidable on peut pour l’enfant imiter le bruit de la voiture qui rentre le soir, c’est fameux, et on peut faire le violon et le piano… et je me suis levé et j’ai dit : est-ce qu’on peut le prendre dans ses bras le synthétiseur, est-ce qu’on peut avoir une relation ? Ah ce n’est pas fait pour cela, il m’a dit. Naturellement mais un violon on peut. Et je voudrais qu’on n’oublie pas que si le piano on le prend difficilement dans ses bras, on peut encore expérimenter d’aller en-dessous, de monter dessus. Mais le violon on le prend dans ses bras comme une poupée, la flûte à bec… Et c’est tout de même une dimension du dispositif qui est basique également, parce que c’est celle que je n’ai pas pu faire autrement que de mettre dedans. Si on laisse aller les choses comme on les laisse aller, il y aura de plus en plus de gens qui font de l’électronique… Pour le reste, on ira à Singapour où on fabrique des gens comme les conservatoires savent plus en sortir, Bruxelles ne sait rien produire et la France ne sait rien produire, etc. Parce que là-bas ils travaillent d’arrache-pied depuis l’âge de 4 ans, ils commencent par Suzuki ou autre chose, et ils arrivent à une sorte de réplique de la beauté : une petite fille ou un petit garçon qui jouent le Concerto de Beethoven comme on n’a jamais entendu le jouer… La société fabrique de plus en plus de gens capables techniquement, ces gens capables techniquement prennent les modèles des disques qu’ils connaissent, donc ils ne se posent aucun problème, ils arrivent simplement à crever,
T.D.S : Pourquoi Herreweghe ne met pas des voix d’enfants dans les cantates de Bach ou les Passions alors qu’il y a des parties pour un enfant. Il dit : si moi je fais subir l’apprentissage musical que subissaient ces idiots savants sous la torture, les élèves de Bach, je vais en prison. On ne peut plus infliger à un jeune la mutilation que devait représenter la formation d’un enfant capable de chanter correctement, en plus il y a un problème biologique : il paraît qu’on mue trop tôt maintenant. Dans les relevés de Bach ou bien on cachait l’âge des enfants ou bien il y avait des chanteurs de 16/17 ans qui avaient encore leur voix pré-pubère. Donc je pense que cela c’est important aussi de voir que fondamentalement il y a des fonctions musicales qui ont changé. Ce qu’il y a aussi c’est que l’histoire musicale a totalement occulté la musicalité populaire, cette histoire n’a jamais vraiment été l’histoire des gens ordinaires, cela a toujours été l’histoire des princes, etc. Donc notre lecture de l’histoire de la musique est une lecture de l’histoire de l’aristocratie musicale, et donc inévitablement si on calque trop une formation musicale sur cette conscience historique-là, on va former des musiciens d’aristocratie musicale contemporaine,
C.D. : oui mais c’est ce qu’on a fait depuis des siècles,