Rhodes St Genèse
FB : Françoise Bruschweiler
MC : Marc Crommelinckx
Y.d.L. : Yvan de Launoit
DD : Didier Demorcy
TD : Thierry De Smedt
I.S. : Isabelle Stengers
DS : Daniel Stern
HT : Hervé Thys
M.C. : Merci de m’avoir invité. Je suis professeur à la Faculté de Médecine à l’UCL et je suis responsable du laboratoire de neurophysiologie. Ma formation initiale : j’ai d’abord fait de la philosophie, après cela j’ai fait une licence en psycho et puis un doctorat en neuroscience à la faculté de médecine où j’ai travaillé avec Michel Meulders. Mon sujet d’étude était une structure fort importante dans le contrôle de l’orientation du regard, donc les aspects moteur de la vision. Meulders travaillait beaucoup les aspects de traitement d’information visuelle dans les différents étages. J’ai démarré une recherche sur les aspects moteur de la vision : l’oeil est continuellement en mouvement, mouvements autonomes de l’oeil dans l’orbite mais aussi mouvements de la tête sur le tronc qui continuellement oriente l’axe du regard dans l’espace et donc construit l’espace visuel. L’espace visuel est un objet construit par une motricité active. Ce que j’ai étudié plus particulièrement c’est notamment des questions liées à la coordination entre l’oeil et la tête, dans la mesure où pour orienter l’axe du regard dans l’espace, il y a deux plates-formes, l’oeil dans l’orbite et la tête sur le tronc et que donc si l’axe du regard par rapport à l’espace doit être coordonné, il faut que ces deux plates-formes mobiles les unes par rapport aux autres soient en dialogue par une sorte de réflexe. Depuis, il y a beaucoup de modèles cognitifs de la vision Même l’aspect de motricité oculaire s’ouvre de plus en plus sur des modèles cognitifs : l’orientation du regard n’est pas uniquement un réflexe, elle est guidée par des sortes de modèles internes qui sont stockés, construits progressivement et qui permettent finalement de mettre le système nerveux non pas d’abord en mode réactif, sur fond d’un réflexe, mais en mode de contrôle d’anticipation, prédictif si on veut…
Les mouvements de l’œil, on le sait maintenant, sont absolument indispensables. Si l’oeil est totalement paralysé le percept disparaît. Donc si vous regardez ce tableau, qu’on paralyse vos deux yeux et que votre tête ne peut pas bouger sur le tronc et que donc l’image est simplement formée sur la rétine mais qu’elle reste stable, cela disparaît. Il est probable que les photorécepteurs restent atteints par l’image, et s’habituent. Ce serait lié à la quantité des pigments photosensibles qui sont dans les cornées et qui sont progressivement détruits en l’absence de mouvement oculaire. Mais la deuxième chose à dire est que quand vous regardez une image, par exemple si vous regardez un visage, on peut suivre la dynamique spatiale non seulement dans le temps mais dans l’espace de cette exploration du regard, et il y a un pattern général, c’est-à-dire que toutes les personnes qui regardent un visage ont une chaîne d’exploration à peu près semblable : on va surtout regarder les yeux et les éléments centraux du visage, yeux, nez et bouche, essentiellement, puis de temps en temps des éléments plus périphériques, or ce sera différent si on regarde une autre chose ou si on lit un texte forcément. Donc inconsciemment quand vous regardez quelque chose, vous balayez toujours du regard mais suivant une espèce de chaîne qui dépend de l’image qui est là. Il y a beaucoup d’aspects dont nous ne sommes pas conscients, il y a ce qu’on appelle la suppression saccadique qui est bien connue, il y a beaucoup de travaux qui ont été faits là-dessus, cela veut dire que l’appareil visuel fonctionne par saccade. Ce n’est pas comme dans un appareil photo ou je ferme le diaphragme, non ici le diaphragme reste ouvert mais il coupe si on veut le traitement de l’information, ce qui fait que si vous vous regardez dans le miroir vous ne voyez pas vos mouvements parce que la vision elle est coupée par les quelques trente mili-secondes, cinquante mili-secondes que dure une saccade oculaire. Il y a comme une référence centrale qui dit attention je vais faire un mouvement, je prépare donc les entrées sensorielles. Il y a une copie de l’ordre moteur qui va être envoyé au muscle et, avant que cet ordre n’arrive au muscle, cette copie vient dire au système attention on va bouger, il va y avoir un changement mais c’est moi qui bouge. C’est très important sinon vous ne savez pas voir quelle est la différence entre moi j’ai bougé ou c’est le monde qui a bougé, il faut toujours pouvoir faire la différence entre le monde et "moi", c’est-à-dire moi qui, quelque part dans mon cerveau, ai programmé un mouvement qui va avoir des conséquences puisque il y a quelque chose qui change dans les entrées. Mais je peux très bien ne pas avoir programmé de mouvement, je fixe là quelque chose qui bouge, il y a aussi quelque chose qui bouge sur ma rétine, mais ce n’est pas moi.
On est en plein dans des modèles éminemment cognitifs forcément. On retrouve toutes les questions sur l’attention qui avaient été expurgées, mises à l’index par Watson et par les behavioristes, William James, et notamment ses réflexions sur les aspects intentionnels dans le visuel est importante…Une autre orientation est la plasticité du cortex, comment le cerveau modifie non seulement son mode de fonctionnement mais sa structure, cela veut dire que l’interaction d’un organisme avec son environnement, étant donné une modification de structure, l’interaction d’un organisme avec son environnement stimule finalement le programme génétique, stimule les programmes de transcription, produit de nouvelles protéines, modifie les connexions
D.S. : prenons ce tableau-là, quand je le regarde disons que c’est la première chose que je regarde c’est l’orange, le noir, après que j’ai regardé cela un petit moment avec des petites saccades à l’intérieur j’étais tout de suite attiré par le rouge à gauche, puis je suis revenu à l’orange et tout à coup j’ai remarqué qu’il y a du blanc en haut qui m’a surpris un peu et puis après que j’ai refait le tour j’ai regardé le rouge, plutôt bordeaux, à droite… Ma question est la suivante : maintenant je ne regarde que le tableau, j’ai une image dans ma tête du tableau ou je peux reconstituer les formes et les couleurs, je peux reconstituer aussi la dynamique des mouvements qui a mis le tout ensemble,
M.C. : c’est vraiment intéressant ce qui est demandé là parce que cela a été un modèle qui a été proposé dans les années 70, essentiellement par des ingénieurs qui se sont dit : tiens on a assisté sur un échantillon donné, cet échantil-lonnage est dynamique et à chaque échantillonnage on prend de l’information. Est-ce que progressivement se crée une intégration des données, c’est-à-dire j’ai pris l’information du rouge, du blanc, du truc, et puis ce qui est construit est uniquement sensoriel, ou bien est-ce que l’intégration est à la fois motrice et sensorielle, ce qui est pris en compte étant aussi le chemin de l’orange vers le rouge, donc j’ai d’abord l’orange, puis le rouge avec un chemin et puis le blanc. Donc qu’est-ce que je mets en mémoire, est-ce que c’est l’aspect dynamique ou est-ce purement le résultat de cette dynamique de l’échantillonnage statique. Or les ingénieurs ont conclu que c’est les deux, c’est-à-dire que les chemins oculo-moteurs sont probablement mis dans une espèce de mémoire motrice,
D.S. : Je demande cela pour plusieurs raisons, et notamment à cause des graphiques que les enfants utilisent pour les partitions. Comment est-ce que les graphiques des partitions peuvent parler de quelque chose qui est si dynamique dans le temps, la musique. Un autre exemple, c’est si je regarde la danse : il y a quelqu’un qui bouge, peut-être deux, là comment est-ce que l’oeil va faire un schéma de ces mouvements ?
M.D. : Cela c’est tellement compliqué, deux personnes qui dansent ; une c’est déjà tellement compliqué. J’ai lu que vous vous intéressiez aux neurones-miroirs… Ce qu’il faut dire c’est que les neurones-miroirs on ne les a pas enregistrés comme telles chez l’homme. Il y a bien sûr des expériences d’imagerie cérébrale fonctionnelles qui ont montré leur région, qui se trouve dans le cortex frontal. Dans le cortex frontal il y a tellement de régions différentes qui sont très complexes… On sait que chez le singes, ces neurones déchargent quand le singe fait un mouvement, approcher sa main d’un verre par exemple, et aussi quand le singe voit que l’expérimentateur fait la même action spécifique.
I.S. c’est n’importe qui ou bien un expérimentateur bien connu ?
M.C. je ne sais pas si cela a été testé. Ce qu’on peut imaginer c’est que quand vous voyez quelqu’un faire un mouvement, cela veut dire qu’il y a peut-être quelque chose qui serait une espèce d’empathie, c’est-à-dire la kinesthésie : vous sentez votre corps propre en mouvement, je ne sais pas s’il y a un terme en psychologie pour la sensation de mouvement que je ressens moi-même quand je vois un autre bouger. Si je n’ai jamais dansé peut-être que je ne sais pas ce que cela fait comme sensation de danser, mais si j’ai moi-même fait de la danse et que je regarde un danseur et que j’apprécie beaucoup, peut-être que pas tellement tout mon corps mais une partie de mon cerveau va être activée comme si moi je faisais le geste, alors que c’est l’autre qui le fait.
D.S. : On pense maintenant que surtout chez les enfants quand ils apprennent des choses comme marcher, que les mouvements sont consolidés et même perfectionnés pendant les rêves etc... c’est pourquoi ils disent qu’il faut que les enfants dorment dix-huit heures par jour pendant cette phase d’explosion… Mais est-ce qu’on imagine qu’il y a la mémoire de l’aspect dynamique qui va raccorder l’aspect temporel des mouvements des yeux ou des mouvements tels qu’expérimentés ?
M.C. : Où se fait la mémoire du rythme, je ne le sais vraiment pas. Il y a toutes les recherches qui sont faites bien sûr sur les horloges internes, mais il s’agit des grands rythmes, les rythmes de la vigilance, de l’attention, mais ces micro-rythmes qui sont tellement fins et tellement importants, je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de recherches qui aient été faites sur eux, et c’est vrai que pour la musique ce serait quand même tellement important,
T.D. : Les travaux auxquels tu fais référence sont au fond des travaux dans lesquels on met l’importance sur le mouvement oculaire en tant que technique d’exploration d’un objet qui est sensé être assez constant, si pas carrément immobile. Alors si on passe au sonore, rien n’est immobile, on est là face à un flux, et ce qui caractérise les formes spécifiquement musicales c’est que d’une certaine façon elles sont structurées par un élément récurrent, redondant. Et c’est là que je viens avec ma question : au fond la reconnaissance d’un visage implique d’avoir déjà identifié qu’on avait à faire à un visage et que par conséquent on allait lui appliquer ce processus de lecture un peu stéréotypée dont tu parles. Mais dans la matière sonore, a priori on ne sait pas ce qu’on va entendre, sauf si on reconnaît quelque chose et donc à tout moment la stratégie de mise en place d’une écoute qui identifie, qui reconnaît, qui classe, etc... doit se faire dans la période qui suit l’apparition d’un son. Ou alors il s’agit d’un son tellement régulier qu’on va anticiper sur son retour. (A DS) Vous avez montré que ce sont des capacités qui apparaissent chez les enfants, quand on donne un petit thème et qu’on le fait varier : l’enfant attend le retour de l’identique et il est surpris. Est-ce qu’il existe des travaux sur cette espèce de méta-cognition qui prévoit le type de grille de lecture ou le type de mode exploratoire qu’un objet va subir dès qu’il est anticipé ou qu’on sent qu’il va arriver, ce qui pourrait éventuellement nous permettre d’essayer de comprendre l’attente ou les stratégies qui anticipent aussi l’apparition d’un phénomène auditif,
M.C. : vous connaissez tous probablement cette situation où on montre une image avec des points aléatoires, des taches noires et blanches, il n’y a personne qui voit quoi que ce soit, et puis à un moment donné vous dites au sujet ce n’est pas aléatoire. Si on dit c’est aléatoire forcément ils projettent une grille cognitive aléatoire et ils voient de l’aléatoire, mais si on dit ce n’est pas de l’aléatoire mais regardez bien, regardez bien quelque chose qui sort, alors il y a des gens qui ne voient rien du tout, continuent à dire je ne vois rien, d’autres ah oui, mais ce n’est pas possible, je vois quelque chose qui sort, un dalmatien, un chien avec des tâches blanches et noires sur un fond de taches blanches et noires. Normalement vous ne voyez rien mais si je dis aux étudiants vous allez voir un dalmatien, ils voient tous le dalmatien immédiatement, c’est-à-dire qu’ils savent tous qu’il y a un chien, qu’il y a un dalmatien et immédiatement vous regardez et le dalmatien sort. Il n’y a pas longtemps une équipe de Lyon a enregistré par électroencéphalographie, et plus particulièrement sur les régions visuelles, les activités cérébrales quand il y a tout à coup la découverte, le moment où cela s’impose à nous, une image sort du bruit, devient significative, ce n’est plus simplement du brouillard. On voit un certain nombre de modules cérébraux qui traite l’information spatiale, qui entrent en résonance, cela se synchronise entre des régions distantes du cerveau dans une gamme de fréquences relativement élevées, beaucoup plus élevées que les ondes alpha. Donc, c’est comme si le sens, la forme, venait d’un processus dynamique qui fait qu’un certain nombre de modules oscillent ensemble… Et dès que l’image se perd, où c’est à nouveau le brouillard pour le sujet, la synchronisation disparaît. Qu’est-ce qui est la cause, qu’est-ce qui est l’effet, je ne sais pas,
I.S. : Mais qu’est-ce que cela donne quand ce n’est pas encore stabilisé mais où il y a la recherche délibérée, par exemple on voit le cube de Necker avec un des deux reliefs, et on essaie de passer à l’autre relief ?
M.C. : A ce moment-là on est dans un no man’s land, ce n’est pas l’aléatoire, il y a une première solution perceptible qui s’est imposée et qui jusqu’à un certain point vous bloque dans un modèle, on est coincé dans un modèle. La grosse difficulté qu’on a dans tous ces travaux qu’on fait avec des sujets, c’est d’ailleurs l’angoisse, enfin, c’est beaucoup dire l’angoisse, mais le stress d’un certain nombre de sujets qui, alors que d’autres sont sortis de la première solution, disent mais moi je n’en sors pas, ce n’est pas possible… Ce qui caractérise la vision, pas l’audition, pas la question de la musique qui vous intéresse, c’est que pour la vision vous avez une cohérence qui est faite par un certain nombre de lignes, chaque ligne a un sens, ou plutôt un poids particulier dans une gestalt, dans un tout, qui attribue à chacune de ces lignes une certaine place. Donc c’est clair, on est confortable, on voit des choses, il faut casser cela, donc cela veut dire que on est obligé de faire sauter le poids ou le sens de chacune des lignes, il faut que les lignes acquièrent maintenant une autre signification puisqu’on a pas encore le tout.
H.T. : mais il faut renoncer à la première, c’est cela qui est grave, c’est renoncer à la première. La première image, on a envie de la garder,
M.C. : Est-ce que dans les configurations sonores, on peut faire cela ?
H.T. On est dans un domaine tout de même très différent en ce sens que dans tout ce que vous décrivez ici, je ne vois pas très bien où est le corps, où est la motricité nécessaire. Quand tu parles de ce double regard, je ne vois pas pourquoi il faut danser, pourquoi il faut bouger. Le sonore est d’abord un mouvement du corps, qu’on le fasse soi-même ou qu’on l’écoute. On le voit chez tous les enfants très jeunes, le corps vit par la musique. Je pense que si dans les salles de concerts de musique dite sérieuse, on ne bouge pas, c’est qu’on a appris quelque part à ne pas bouger mais je pense qu’il y a une danse intérieure et il est évident que dans la jeunesse actuellement ils bougent, ils doivent bouger. Est-ce que, du côté visuel, on peut dire que le corps est entraîné, ou qu’il doit s’immobiliser de peur des conséquences d’être entraîné, je ne crois pas : je crois qu’on est là dans un domaine, du point vue du lien avec le corps, très différent, fondamentalement différent,
M.C. Au niveau visuel le mouvement est certainement beaucoup plus discret, mais la motricité oculaire est extrêmement importante dans la vision.
T.D. : Mais la vision présuppose une certaine continuité dans la disponibilité de l’objet visuel. Même si je suis en train et que le paysage bouge, il est quand même suffisamment constant pour que je puisse l’explorer sans avoir une double transformation, transformation dans mon regard, transformation par l’évolution de l’objet. Dans le sonore, au contraire il n’y a que de la transformation, ce qui présuppose une capacité, je ne sais pas d’isolation, de segmentation, d’organisation de la matière sonore. La question que cela me pose c’est : quelle est la différence entre la connaissance et la reconnaissance, la connaissance étant une organisation dans laquelle on peut dire que le facteur de la nouveauté est véritablement intégré comme un enrichissement disons d’un répertoire, d’un ensemble de patterns, de références, etc... la reconnaissance étant simplement l’identification d’une forme similaire à celle qu’on a déjà vue. Je n’y vois pas clair du tout, et pour moi c’est lié à un enjeu, être capable d’avoir une relation à la réalité qui n’est pas sans cesse de l’ordre de la projection,
H.T. Est-ce que la connaissance n’est pas faite d’une reconnaissance sur une connaissance, c’est-à-dire que la chose est absolument imbriquée l’une dans l’autre,
D.S. Il y a un autre moyen de le voir, surtout dans la musique. Je ne sais pas comment cela marche dans la vision, mais quand on entend une phrase musicale qui a une certaine durée, une certaine forme - disons qu’on ne la connaît pas, ou peu, et disons que la phrase est constituée de neuf notes -, au milieu de la phrase, après la cinquième note, l’esprit fait l’hypothèse de plusieurs résolutions, cela veut dire que il y a déjà des implications. Il y a toute une théorie qui s’appelle implication-égalisation par rapport à l’écoute de la musique, où au milieu d’une phrase qui n’est pas finie, on ne fait pas l’hypothèse qu’on va reconnaître ou connaître mais qui est dans le gain du possible, qui est restreint. Et puis au moment où il y a une résolution, une des possibilités se réalise mais ce n’est pas une récognition de quelque chose canonique ou fixé, c’est quelque chose qui est dans le monde du possible. En ce sens-là on est toujours tiré en avant,
H.T. tu veux dire qu’il y a une recherche, c’est-à-dire qu’on entend quelque chose et on recherche comment dans sa connaissance,
D.S. on ne recherche pas une chose, on recherche une possibilité,
H.T. est-ce que ce n’est pas la même chose quand on entend un mot, moi j’ai souvent l’impression que mon cerveau cherche tous les mots qui pourraient…, enfin c’est beaucoup dire, mais j’anticipe sur les autres possibilités que je connais bien entendu et puis ah c’est cela, c’est ce mot-là…
D.S. C’est un peu à mi-chemin entre la recognition et la cognition, mais j’imagine qu’il y a quelque chose de similaire dans la vision ?
M.C. dans la vision, oui, avec la reconnaissance d’un certain visage par exemple. Je connais bien le visage d’Hervé, d’accord, donc quelque part quand je ne vois pas Hervé il y a dans ma tête quelque part de manière assez canonique le visage d’Hervé, je le reconnais s’il n’a pas ses lunettes, je le reconnais s’il a un chapeau, je le reconnais s’il porte une écharpe qui masque en partie son visage. Alors est-ce que le visage canonique c’est un Hervé neutre, je ne sais pas ce qu’est le visage canonique, mais il doit y avoir un visage ... que j’ai stocké en mémoire,
I.S. : mais est-ce que c’est comme visage ou comme un ensemble multiple, le sourire et le pas sourire, un répertoire de traits ?
M.C. c’est un répertoire de traits parce que je n’ai jamais vu le visage de Hervé complètement statique, non, il bouge tout le temps, il cligne des yeux,
H.T. je n’arrive pas à reconstituer un visage, donc j’ai énormément de mal à reconnaître les gens que je n’ai pas vus pendant un certain temps. Mais en musique c’est différent puisque j’ai tout de même accumulé des connaissances en musique. Si j’entends une fraction d’un morceau du Concerto de Brahms pour violon par exemple, que j’ai joué, que j’ai mémorisé etc..., si la fraction est courte je fais la même chose qu’avec le langage, je ne sais pas où le placer, cela pourrait être du jazz, cela pourrait du folklore, cela pourrait être n’importe quoi, il n’y a pas moyen de reconnaître parce que c’est court, et simplement j’ouvre toutes ces hypothèses, je ne sais pas ce que c’est, et puis la séquence devient un peu plus longue, là je sais ce que c’est, c’est-à-dire je bascule dans "je sais ce que c’est"…
T D : Si je peux enchaîner, derrière ma question il y avait " qu’est-ce qui nous arrive dans les ateliers Thys, que penser, que faire", en l’occurrence la constatation que beaucoup ont faite que lorsqu’on écoute pour la première fois le jeu d’instrument d’un enfant, on saisit certaines choses, mais en même temps on est un peu désemparé, cela ressemble à, etc... et plus on écoute, plus on s’y alphabétise, c’est-à-dire plus on a l’impression d’en comprendre la structure interne et que c’est beau, et que c’est juste, et que c’est très bien qu’il ait fait comme cela. On n’a pas envie de corriger l’enfant, on ne pense pas "à cet endroit-là il aurait dû", etc... A ce moment-là pour moi ce n’est pas du reconnaître, c’est du connaître, c’est-à-dire que petit à petit ce discours musical-là j’apprends à le connaître,
H.T. connaître voulant dire capter, mettre en mémoire, re-connaître,
T.D. : Oui je peux le chantonner, ou je comprends mieux son inflexion, j’ai l’impression de mieux saisir la dynamique de son projet, j’ai l’impression de mieux entendre l’enfant au travail. Donc ce qu’il me semble c’est que il y a quelque chose dans l’organisation de ce que cet enfant fait, mais lui, je ne crois pas qu’il a un projet, etc... il joue un point c’est tout, c’est la dynamique de l’enfant que je suis en train d’arriver progressivement à identifier
I.S. mais est-ce que tu l’identifies ou est-ce qu’elle t’habite, elle te transforme ?
H.T. Connaître c’est tout de même maîtriser quelque part. Les amateurs de musique écoutent la musique sans réfléchir, sans très bien reconnaître, ils n’ont pas mis en mémoire. Les professionnels ont des mémoires de tout ce qu’ils ont fait, tout ce qu’ils ont travaillé, ce qui fait que quand ils écoutent quelque chose ils l’écoutent d’une façon totalement différente, ils ne savent pas ne pas mettre en marche l’analyse, ils ont mis en mémoire toutes sortes de façons de jouer, etc... ils mettent en mémoire pour maîtriser, pour connaître. Il se fait que moi je n’ai pas beaucoup développé mon hémisphère gauche, compte tenu que l’harmonie, le solfège tout cela, je m’en foutais complètement, et quand j’écoute, j’écoute comme le parfait amateur qui n’a quasi aucun point de comparaison. Hier j’ai écouté le Concerto de Beethoven par une Japonaise, j’étais sûr que cela allait être mauvais, et au fur et à mesure elle m’a pris dans le Concerto de Beethoven d’une façon absolument incroyable, elle n’entrait dans aucune mémoire, impossible de dire c’est bon, c’est mauvais, je n’avais plus aucun point de comparaison, sauf que je suis parti avec, je n’ai pas pensé à autre chose pendant tout le Concerto de Beethoven, ce qui m’arrive rarement. Alors moi les ateliers, plus je les vois moins je les connais, en ce sens que je ne mets rien pratiquement en mémoire et je ne suis pas capable d’emmagasiner une musique par rapport à une autre. Est-ce que chacun de nous n’a pas des comportements très différents, profondément différents dans la question de reconnaître par rapport à ce qu’on connaît ?
T.D. : c’est pourtant toi qui m’a dit un jour qu’en écoutant à plusieurs mois de distance le travail au piano d’une petite fille, il y avait une véritable unité dans ce qu’elle faisait,
H.T. : Tout à fait d’accord, mais c’est un exemple tout à fait différent, c’est une surprise de voir qu’un enfant de six ans qui se met pour la première fois au piano et qui fait un certain type de musique et que six ans après, pendant lesquels elle n’a pas touché un piano, elle ne s’est pas occupée de musique, elle s’y remet et on reconnaît sa musique. C’est une grande interrogation, je suis stupéfait, y aurait-il une carte d’identité ?
T.D. : C’est quand même que d’une certaine façon tu as perçu une certaine organisation, une certaine forme dans son jeu, sinon…
H.T. Oui cette enfant-là elle arrive, elle se met au piano, j’anticipe, elle va faire la même chose ou très proche de la fois précédente parce qu’elle l’a fait plusieurs fois, à la deuxième fois je ne pouvais pas le savoir. Ce qui m’a surpris c’est qu’elle continue à faire la même chose, cela pose d’autres questions au point de vue d’une sorte de carte d’identité, une sorte de motricité qui n’a pas été apprise et qui se maintiendrait toute sa vie peut-être. Mais enfin je crois que c’est tout à fait une autre question,
T.D... : Moi je ne pose pas la question au niveau de l’enfant, je pose la question au niveau de qu’est-ce qui se joue dans mon écoute lorsque je construis progressivement cette reconnaissance d’une des dimensions du jeu de cet enfant. Pour moi c’est un peu lié à l’histoire des visages. Je suis toujours étonné, je classe incroyablement facilement les oeuvres musicales, je peux écouter un truc et… comme une physionomie justement. J’ai l’impression qu’en entendant une musique c’est exactement le même mécanisme qu’une physionomie : je vois apparaître le nom si pas du compositeur, de quelqu’un qui a été son élève ou qui a vécu exactement dans la même ville ou à peu de choses près. Cela s’impose à moi sans aucun travail de rationalisation, comme l’émergence d’un visage. Ce que j’essaye de voir ici c’est est-ce qu’on peut tirer de l’analyse de la reconnaissance des visages quelques éléments utiles ? L’autre question, c’est est-ce que on peut à la fois connaître sans trop reconnaître, sans rester bloquer, être capable de structurer, quand même, de faire soi quelque chose, d’en prendre possession d’une certaine façon, ou d’être possédé par, mais sans être littéralement ravi,
I.S. : A propos du ravissement, je veux introduire une anecdote : il y a un groupe de Sao Paulo qui a une transe très particulière, ils se disent habités par des peintres français de la fin du XIXè siècle, genre Manet etc... et effectivement, en trente secondes ils peuvent te faire un "à la manière de", certains avec les pieds, comme si ils avaient capté mais capté gestuellement, capté dans la danse du geste, dans la rythmicité du geste, ce qui pour nous est la signature visuelle de ces peintres. Pour eux, c’est une signature corporelle, et donc ils se disent habités par Manet ou un autre peintre, ils ont des transes Manet, ils ne savent même pas qui est Manet. Et donc moi je ne sais pas du tout si la musique et l’audition c’est tellement radicalement différent. Il est évident qu’il y a des choses qu’on fait plus facilement avec les sons, mais certains peuvent le faire aussi avec la vision, en tout cas ces gens-là,
D.S. : c’est la kinesthétique, le geste, le mouvement. C’est pourquoi j’ai été impressionné par l’aspect temporel du regard, autrement on ne pourrait pas faire cela,
M.C. : par rapport au visage, le premier point c’est que je pense qu’il doit y avoir une pression sélective qui a fait que nous sommes des experts en reconnaissance des visages, parce que effectivement toute l’interaction sociale est liée à cela : est-ce que c’est quelqu’un qui est familier, est-ce que c’est quelqu’un qui est étranger. Je dois aussi pouvoir dire : est-ce que ce quelqu’un me regarde. On sait qu’il y a des neurones qui réagissent, qui sont sensibles à l’orientation de l’oeil dans le congénère : si il regarde droit dans les yeux, il y a un certain nombre de neurones qui déchargent, si il regarde au-dessus, etc... Donc nous, les primates, on est vraiment des experts, mais des experts naturels. Est-ce que c’est inné, ou est-ce qu’il y a acquis, probablement que c’est les deux. Deuxième point l’encodage, et le stockage du visage est automatique, c’est-à-dire que si on voit un visage, on ne peut pas ne pas l’encoder et le stocker en mémoire. Donc dès que ce visage a été vu, même éventuellement une seule fois, et bien il va être encodé, il va être stocké. Il vaut mieux qu’il soit consolidé si on veut que ce visage soit vraiment acquis d’une manière définitive, mais même si on le voit une seule fois il va se retrouver quelque part dans des unités de mémoire et donc on aura un sentiment de familiarité : j’ai déjà vu ce visage quelque part, je ne sais pas où, je ne sais pas qui c’est, je ne sais pas son nom, mais je suis sûr d’avoir déjà vu ce visage quelque part. La reconnaissance est automatique, l’encodage est automatique et le stockage est automatique. Les troubles de la reconnaissance des visages sont absolument fascinants, au labo chez nous on suit un jeune d’une trentaine d’années qui a une lésion du cortex temporal droit et qui a une prosopragnosie (?) probablement définitive, une prosopragnosie qui est dramatique parce qu’elle est rétrograde et antérograde, c’est-à-dire qu’il ne reconnaît plus les visages anciens, et il ne peut pas stocker de nouveaux visages. Et donc c’est hallucinant, il ne reconnaît pas le visage de sa femme,
H.T. Donc l’encodage est automatique, mais avoir accès à la mémoire de cet encodage n’est pas le même pour tout le monde. Tu connais cette plaisanterie qu’on fait à la télévision : un employé vous sert et puis il y a quelqu’un qui passe entre les deux, et pendant ce temps on change d’employé et vous ne remarquez rien. Moi tu peux me faire cela cent fois, j’encode certainement parce que je ne peux pas faire autrement, étant un être humain, mais je n’ai pas accès,
M.C. Il y a peut-être un encodage implicite. Même chez notre prosopragnosique qui dit ne pas reconnaître, on sait qu’il y a une reconnaissance implicite, il dit qu’il ne reconnaît pas, mais je crois que oui, mais tout de suite, dès que le visage parle, dès qu’on met derrière un visage le son de la voix, il dit "c’est un tel que je connais", donc il n’a aucun problème sur la reconnaissance de la voix…
D.S. Si le visage de quelqu’un qu’il connaît fait une expression qui est caractéristique, est-ce que cela lui donne un indice pour reconnaître ?
M.C. oui, tout à fait et c’est intéressant. J’ai lu dans vos textes que vous parliez du style et je trouve que c’est un problème important : est-ce qu’on peut reconnaître le style ? J’écoute le premier prélude du clavecin bien tempéré, je le reconnais, c’est-à-dire que immédiatement, dès le début, je reconnais et je sais ce que c’est, et tout l’enchaînement se fait sans problème, Maintenant j’entends quelque chose que je n’ai jamais entendu, je n’ai rien comme attente, je n’ai rien comme connaissance sauf je dis tiens c’est du piano, ou tiens c’est un son dont je connais le timbre, donc j’ai évidemment des attentes minimales forcément puisque au moins je sais qu’il y a des hauteurs, qu’il y a des durées, et qu’il y a des timbres, puisque c’est cela la musique… Mais ce qui m’arrive souvent, c’est j’aime bien tel compositeur, Brahms ou Schubert par exemple, et parfois j’entends un morceau et je dis cela c’est du Schubert. Je ne sais pas dire pourquoi, et c’est vrai que parfois je suis à côté de la plaque mais souvent cela se confirme, en tout cas pour ces deux auteurs et je ne sais pas dire pourquoi. Je dis cela c’est le style, mais c’est quoi le style, je ne sais pas, c’est quelque chose qu’il y a dans Schubert…
D.S. : C’était en fait la même question que j’ai voulu poser. Comment est-ce que c’est défini, même en musique, le style ?
I.S. comment est-ce qu’un musicologue dirait ce dont tu viens de témoigner ?
H.T. tu n’as pas une musique que tu n’as jamais entendue… Quand j’ai écouté Webern pour la première fois, je crois que c’est l’Opus 27, rien, rien, je ne savais rien en faire parce que je me trouvais face pour la première fois à la musique de Webern… donc il faut bien qu’il y ait quelque part, pour comprendre quelque chose, qu’on puisse reconnaître comme tu disais tout à l’heure. Connaître ne peut se faire que par une reconnaissance….
M.C. je vais dire quelque chose de très beau, il n’y a pas d’immaculée perception,
H.T. Mais alors ce qui m’a beaucoup étonné c’est que en musique contemporaine, quand il y avait quelque chose qui ne pouvait me donner aucune information, me permettre de rattacher cela plus ou moins à quelque chose, je me suis retrouvé dans un grand bonheur, une grande paix intérieure contrairement à tous les spécialistes de musique contemporaine qui ont horreur de ce qu’ils ne peuvent pas reconnaître. J’avais, je ne sais pas pourquoi, inversé le problème : si je ne peux pas mettre en place je suis chez moi. Alors face à la musique produite par les enfants, qui est une musique qui n’est pas une musique réfléchie, qui n’est pas une vraie production, c’est une musique tellement étrange que quand nous l’écoutions Henriette et moi en voiture, e que j’étais arrêté en plein été à un feu rouge, je fermais la vitre pour ne pas déranger le voisin, parce qu’il ne pourrait pas supporter cette musique, elle est insupportable. Tous les enfants semblent produire une musique à eux, à celui-là, ou à celle-là, à l’exception je crois, sur une centaine d’enfants, d’un enfant qui a déjoué le piège comme si il voulait nous montrer qu’il était capable de faire de la musique qui n’était pas de lui et qui n’était de personne. Mais certains enfants produisent une musique qu’on peut écouter vingt fois, et on a l’impression de l’écouter pour la première fois parce qu’elle détruit toute possibilité de reconnaissance. Pour certains enfants nous l’avons écoutée, réécoutée, réécoutée, dans la voiture, et moi qui suis lent il a fallu dix, quinze fois avant que je puisse reconnaître cette pièce de Vanessa qui dure vingt-cinq minutes - elle s’est mise au piano et elle a joué vingt-cinq minutes sans s’interrompre , avant que je puisse plus ou moins habiter cette oeuvre de vingt-cinq minutes. Quels sont les mécanismes qui procèdent à ce type de musique, cela c’est une des questions que j’aurais voulu vous poser…
D.S. Je suis de plus en plus convaincu que il y a quelque chose comme une dynamique vitale ou un dessin interne exprimé dans une dynamique vitale. Ce n’est pas très important si c’est dans le mouvement ou dans la sonorité mais c’est quelque chose qui est complètement temporel, c’est une combinaison de force, d’intensité, et je crois que c’est à la base de la manière dont des choses comme les mouvements et l’émotion sont liées… cela fait une sorte de colle entre les différentes parties du cerveau dynamique temporel, vital. C’est pourquoi je vous ai posé des questions par rapport au visuel parce que le visuel pose un certain problème puisqu’il n’est pas formellement temporel. Mais vous avez bien dit : mais si il existe quelque chose comme une dynamique temporelle. C’est cela qu’on voit pendant le tohu-bohu et c’est cela qui probablement permet la traduction entre ce qui est en tête chez l’enfant et la partition qu’il écrit, parce que cela c’est visuel temporel, parce que il faut que cela bouge de gauche à droite, etc.. Je crois que c’est ce qu’on veut dire par style… Je pourrais laisser tomber le terme dynamique vitale et je le remplace avec le mot musique dans le sens le plus large, l’important c’est que ce n’est pas réductible à du sens. Les mots, les gestes qui sont connus ont du sens, mais cette dynamique, reste toujours la même et elle est partout, et c’est cela que nous voyons. Chaque phrase porte une des dynamiques vitales du répertoire, chacun a son propre répertoire, et cela reproduit tout le temps. C’est pourquoi je me dis c’est dans chaque solo et il faut que cela soit aussi dans chaque partition, parce que cela c’est également un mouvement. Quand on fait la musique, on fait des mouvements, et quand on fait un dessin aussi. Il n’y a que le mouvement, autrement on est mort. Il y a une manière de bouger qui va s’exprimer dans tout ce qu’on fait, qui va porter une signature…
H.T. Dans ce que tu évoques, il y a un sujet qui reste pour moi très mystérieux, c’est que il est évident que Mozart ne pouvait exprimer sa différence par rapport à son père que en prenant le langage de l’époque. Et nous quand nous captons les beautés de Mozart c’est parce que nous connaissons les beautés du langage de l’époque et que nous sentons ce que Mozart à apporter, nous reconnaissons la différence de l’apport de Mozart. Mais ces enfants de six ans, qui n’ont pas appris le langage de l’époque, de quoi nous parlent-ils puisqu’ils n’ont pas du tout le même cheminement vis-à-vis de l’acte de création musicale ? Donc ils produisent quelque chose qui ne passe pas par le langage commun de nous tous et qui pourtant chez ma femme, ou chez moi, ou chez d’autres, font quelque chose d’aussi important que le langage de Beethoven, Mozart, etc... L’autre question c’est que tu parles du tohu-bohu, mais il faut distinguer le tohu-bohu comme forme de folie qui ne reviendra plus la deuxième ou la troisième fois, qui est à un moment de leur histoire, puis l’improvisation avec toutes ses possibilités d’improvisation individuelle ou collective, et puis la production, solo. Notre grande surprise la semaine dernière était avec un groupe d’enfants qui avaient sept-huit ans, certains étaient là depuis trois ans, mais les choses n’avaient pas pu fonctionner tel qu’on le souhaitait… et au bout de trois ans tout d’un coup à 10 minutes de la fin, j’entends un vrai tohu-bohu. "Ce n’est pas possible, comment peuvent-ils produire actuellement un tohu-bohu après trois années, ce n’était pas de l’improvisation, ce n’était pas le solo, c’était le vrai "tohu-bohu". Alors qu’est-ce que c’est que ce tohu-bohu, est-ce que c’est vraiment ce passage du moment de folie où tout est permis, on fait ceci, on peut tout faire, et puis cela disparaît au bénéfice d’une improvisation collective, d’une recherche de chacun, où on sait déjà plus ou moins ce que l’instrument va donner et puis on recherche. Ou bien est-ce qu’il y a vraiment une possibilité qu’on appelle tohu-bohu, auquel on pourrait revenir quel que soit l’âge qu’on a.
I.S. entre ce que tu disais du tohu-bohu par rapport au solo, et ce que Daniel disait, je me demande si il n’y a pas la possibilité que ce soit une question d’échelle, c’est-à-dire qu’à l’échelle micro éventuellement on retrouve ce style chez les enfants y compris dans le tohu-bohu pleinement déployé. Dans le solo la petite fille dont tu parles peut poursuivre son geste 25 minutes sans interruption, alors que dans le tohu-bohu, les gestes s’entre-répercutent et ce qu’on voit, c’est des corrélations multiples qui ne peuvent plus être rapportées à tel ou à tel enfant.
T.D.. : Ce qui fait que souvent pour distinguer des oeuvres on hésite c’est qu’elles ont ce qu’on appelle une grammaire générative qui est très proche. Mais c’est une notion beaucoup plus pauvre que la notion de dynamique vitale. La dynamique vitale peut avoir des milliers de dimensions mais par un travail de justement d’épuration, de schématisation, un sujet peut être capable de reconnaître la dynamique vitale d’une voix par exemple même si j’entends la voix d’un enfant que j’ai connu à 10 ans et qu’il a 16 ans, qu’il a mué, qu’il a un tout autre usage de sa voix, qu’il l’a pose différemment etc... et pourtant je sais que c’est lui. Donc là on pourrait appliquer la notion dynamique vitale qui est à mon avis beaucoup plus riche que la grammaire générative…Un choral de Bach, on sait bien que cela se développe sur trois phrase, quatre phrases, et que selon la façon dont cela va se terminer, il y a plusieurs possibilités, on peut dire tiens oui voilà. Ou bien on peut même reconnaître dans l’oeuvre de Bach que ce choral a probablement été traité dans une oeuvre basée sur la tristesse et dans l’autre sur la jubilation : c’est le même choral mais il a utilisé deux possibilités de la grammaire générative, l’une donnant plutôt une tension ou des résolutions, l’autre donnant plutôt avec un éclatement et une plénitude. Mais je trouve que la notion d’une dynamique vitale est beaucoup plus large parce qu’on ne peut pas exactement dire quelle dimension,
I.S. Il y aurait deux types de reconnaissance, soit on peut expliciter la grammaire générative, soit c’est comme les réseaux neuronaux, on reconnaît mais on ne sait pas ce qu’on reconnaît. Il n’y a pas de forme canonique explicitable.
M.C. si je comprends bien cela veut dire qu’il y a des singularités dans la dynamique vitale qui permettent de reconnaître quelque chose, mais que la dynamique vitale est multidimensionnelle et qu’on ne définit que certaines dimensions…
on peut la schématiser avec bonheur,
H.T. Quand on parle de Mozart proche de Beethoven on parle d’une langue commune à une certaine époque, où on retrouve dans la langue des choses qui ont été utilisées et par l’un et par l’autre. Pour moi ce n’est pas le style cela, le style c’est la motricité, c’est le mouvement qui amène à faire un graphisme que personne d’autre ne peut faire parce que il n’y a pas eu le même mouvement. Avec les enfants on a la découverte, je crois, d’un style de chacun où on ne peut plus comparer, justement parce qu’il n’y a pas un langage commun que nous connaissons, il n’y a pas de référence à une langue en commun, il n’y a plus de référence qu’à leur propre motricité, leur propre musique et peut-être alors à des structures du cerveau. Comment se sont faites ces structures du cerveau, là je ne sais pas c’est une question que je voulais poser,
T.D. : Je peux raconter une histoire qui a trait à cela. A l’INA pour le moment, ils sont en train d’essayer de trouver un système qui permet de classer des archives sonores plus vite que quelqu’un qui simplement écoute et décrit, et pour faire cela ils ont développé un système informatique et ils essayent de classer les sons afin de pouvoir tirer de l’information d’un son qui passe à l’intérieur d’un ordinateur. Pour classer les sons ils se sont rendu compte qu’ils n’arrivaient pas avec des systèmes classiques de hauteur, etc... cela ne marchait pas. Imaginez une vidéo avec des gens qui parlent et puis du son etc... il n’y a pas un référent commun, et donc ce qu’ils font, c’est faire passer cela dans une matrice qui crée une sorte de cartographie, donc c’est une matrice avec N dimensions et cela crée simplement un trajet de ce qui passe, cela dessine une figure qui est le trajet temporel à l’intérieur de la matrice. La matrice on ne sait pas la maîtriser, on n’essaye pas de savoir qu’elles sont ses coordonnées, ils capturent simplement l’image du trajet.
M.C. cela fait penser au réseau neurones évidemment, mais un réseau de neurones catégorise sur certains critères il y a un apprentissage par modèle. On va d’abord apprendre au réseau à reconnaître un visage masculin d’un visage féminin par exemple, il faut lui dire ici vous vous êtes trompé et on ajuste les connections. Ici aussi je suppose, si on veut classer et que le classement se fait sans erreur, il faut que le système apprenne,
F.B. pour qu’un enfant exprime une dynamique, il faut lui permettre d’avoir les outils pour s’exprimer et au fond les outils sont une mise en forme de cette dynamique vitale et probablement propre à chacun, en plus de la dynamique vitale. Mais ce qu’il faudrait déterminer c’est dans quelle mesure ces outils d’expression sont appris ou peuvent être appris ou sont totalement liés, ou sont partiellement liés à cette dynamique vitale. Moi je pense qu’ils doivent être en partie appris aussi, tirés du milieu, tirés des modèles extérieurs et pas seulement intérieurs. Il y a peut-être moyen d’approcher d’un peu plus près le rôle du style ou la composition du style en essayant de déterminer ce qui est appris de ce qui est induit,
T.D. : on pourrait avoir trois termes, la dynamique vitale exprimant, pourrait-on dire, ce qui est le plus propre à un individu, son expression qui est en combinaison entre des modèles sociaux ou des techniques d’expression etc... et la dynamique vitale, pour autant que on puisse assurer une véritable intégration des deux, et enfin le style qui serait un ensemble de catégories partagées par des gens qui vivent dans un collectif, reconnaissent et classent.
M.C. Le style, c’est l’homme. Donc quelqu’un identifie sa singularité dans quelque chose, en mettant en forme quelque chose qui est en amont et qui est peut-être indifférencié. Je ne sais pas si on dirait que la dynamique vitale c’est quelque chose qui n’a pas encore trouvé son actualisation, c’est la forme nécessaire,
H.T. mais qu’est-ce que vous mettez dans le dynamisme vitale, vous mettez les pulsions, vous mettez le ludique, vous mettez la motricité,
M.C. vous avez dit dessin-design et dessein-intentionnalité ein. Est-ce que la dynamique vitale ce n’est pas quelque chose qui tient au désir ?
H.T. Bien entendu mais il n’y a pas que cela. Ces enfants ne sont tout de même pas des mains qui courent sur un piano parce qu’ils ont des pulsions, etc... il y a un cerveau qui dirige plus ou moins quelque chose mais ce n’est pas uniquement des pulsions de délire, c’est des structures, des ingrédients. Moi je retrouve chez les enfants ce qu’on appelle en musique des agrégats, des structures mais qui ne font pas partie du langage commun, qui ne sont pas des agrégats qu’on retrouve chez Boulez ou chez d’autres. Cela ne vient pas du piano, cela ne vient pas uniquement du délire et de la pulsion ludique de faire quelque chose, cela vient à mon avis de structures quelque part dont ils sont totalement dépendants. La dynamique vitale semble englober beaucoup de choses mais ce n’est pas suffisant,
T.D. Ce qui me paraît assez particulier, c’est qu’il y a une composante effectivement qui émane de quelqu’un et qui se construit probablement à partir d’un certain mode d’expression, mais il y a quelqu’un pour voir et pour écouter, le style renvoie à la fois à une certaine singularité mais, je dirais, sous le regard de quelqu’un en train de le contempler,
M.C. il peut être reconnu par l’autre mais il est inhérent à ce qui a été produit,
: L’enfant il a choisi son instrument, peut-être, il y a le choix dans le tohu-bohu, et puis il a accepté le jeu,
H.T. il n’a pas accepté le jeu, il ne sait pas ne pas accepter le jeu, il n’y a pas un enfant sur des centaines qui peut refuser, il n’est pas apte à refuser, il n’a aucun moyen de refuser. Ils sont dans l’impossibilité de ne pas jouer un jeu qu’ils prennent comme le leur, et à ce moment-là va éclater immédiatement les singularités. Ce qui est curieux c’est que la petite fille est coincée, si elle joue pendant vingt-cinq minutes c’est parce qu’au bout de vingt-cinq minutes j’ai fait ce qu’il fallait pour l’arrêter parce que les autres enfants ne le supportaient pas. A mon avis elle aurait joué trois quarts d’heure, elle aurait joué une heure, elle ne pouvait plus s’arrêter je ne sais pas très bien pourquoi, c’est une autre question, mais donc il y a production sans modèle qui comporte le comportement vital, la motricité et le ludique tout ce que tu veux, mais qui comporte sans doute des structures de ce cerveau-là. Ce qui est curieux c’est que on ne s’intéresse pas au cerveau de ces enfants, ils ont un cerveau tout de même à cet âge-là, ils ont déjà une organisation, peut-être qu’ils sont différents d’un enfant à un autre, mais c’est cela qu’on retrouve dans leur différence de musique,
T.D. : je veux aller plus loin c’est que je pense que le cerveau est un des éléments qui joue mais tout le reste joue aussi, je crois qu’il n’y a pas d’explication bien que on peut comprendre certaines logiques du cerveau qui peuvent nous aider à penser mais la forme du coude, la forme du bras, la forme du marteau, du piano est aussi partie prenante,
H.T. posons la question différemment. Dans une musique comme celle qu’ils produisent il y a le ludique, il y a la motricité, il y a le mouvement, il y a le fait qu’elle le fait, puisqu’elle l’a fait ; Quelle est la part qui n’est pas celle qu’on peut reconnaître au niveau des pulsions, des envies, de tout ce que tu veux, quelle est la part du cerveau là-dedans, quelle est la part du fait que son cerveau n’est pas structuré comme un autre enfant,
I.S. non mais attends, tu dis le cerveau, mais cette petite fille qui ne connaît pas le piano mais structuré au mouvement particulier de production de sons qui est le clavier. Est-ce que tu pourrais si on te mettait un mélange de 10 morceaux de trompette et 10 morceaux de piano par 10 enfants différents les apparier, celui qui a fait ce piano-là, cela doit être cette trompette-là…Ou est-ce qu’on peut dire que pour chaque type de dispositif qu’elle rencontre, que ce soit marcher, parler, jouer du piano ou de la trompette, ou danser elle doit reproduire une nouvelle expression dans cette dynamique,
D.S. il faut qu’elle ait plus ou moins la même maîtrise de ce dispositif… par exemple la trompette est tellement difficile…
H.T. ce n’est pas difficile pour les enfants, c’est difficile pour toi, pour moi, pour les adultes, mais pas pour les enfants. Nous nous sommes déjà demandé à Genève, tu te souviens, comment se fait-il que la première fois que les enfants découvrent les instruments à vent parmi d’autres, il y a un ou deux qui vont essayer, qui vont rater, et qui ne vont plus essayer, puis trois ou quatre séances après il y a un enfant qui n’avait peut-être pas essayé ou qui avait déjà essayé, qui reprend une trompette et qui va, tournant le dos à tous les enfants, jouer de la trompette, il va réussir, les autres enfants ne l’ont pas vu faire, ils ont entendu, ils partent tous sur des instruments à vent, ils savent… Donc il y a là une transmission du savoir qui n’est pas due au fait que les autres ont vu comment, la transmission a été faite sur le mode puisque lui peut réussir, les autres savent qu’ils peuvent aussi. A mon avis c’est parce que puisque l’un l’a fait, ce n’est pas un adulte qui l’a fait, c’est un d’entre eux qui l’a fait, donc ils peuvent. Ce savoir-là va être transmis par une sorte de confiance, de certitude.
I.S. : c’est un peu pareil avec la marche, probablement que chacun a son style plus ou moins réussi pour marcher parce qu’on sait tous marcher, mais maintenant mets-nous sur une poutre de 3 cm de large, on sera dominé par le problème de ne pas tomber, et à ce moment-là les mouvements sont dominés par une recherche d’équilibre, laborieux, sans style, c’est tout le problème mais le corps est complètement mobilisé par la crainte. Moi sur le verglas je n’ai aucune style,
D.S. Je crois que quand vous êtes sur le verglas, ou sur cette poutre, l’intentionalité dans le sens psy est complètement différente, c’est simplement de ne pas tomber, pas d’aller d’ici à là etc... Juste une chose par rapport à cette dynamique vitale. On peut intérioriser je crois des éléments de la dynamique vitale de quelqu’un d’autre, il y a une certaine plasticité probablement. L’enfant dans le ventre de sa mère reçoit déjà une dynamique vitale de sa maman, il intègre déjà une certaine façon de balancer quand elle marche, donc il est déjà baigné dans quelque chose qui lui vient d’ailleurs, il vit des expériences, il participe déjà à une série de formes culturelles liées à des instruments, d’une façon de se comporter, il écoute ce que sa maman chante,
H.T. Il me semble que toute cette problématique de qu’est-ce que c’est que le style, des gens qu’on reconnaît de dos, et pas uniquement la morphologie, il a les yeux bleus etc... pose la question de comment cohabite-t-on avec son propre style dans une société qui jusqu’à présent fait tout pour ne pas reconnaître ce style, si il ne passe pas par un consensus de l’ensemble des êtres humains. Donc il me semble qu’actuellement, les enfants ont tous un style à eux, c’est évident, et que tous ces styles sont plus ou moins bafoués par les instructions qu’on donne volontairement et involontairement en disant "Deviens quelqu’un qu’on reconnaît à travers son style mais en utilisant le consensus". On se trouve dans l’impossibilité de faire survivre ce qui était vraiment à lui et pas aux autres, et c’est là où il y a des dégâts. Je crois qu’il est très important de dégager le mieux possible ce qui appartient à chacun des enfants et que jusqu’à présent on a bien dû accepter parce que, morphologiquement, il avait des yeux qui riaient d’une certaine façon, mais sur le mode "ce n’est pas intéressant ce qu’il fait là puisque il n’apporte rien de nouveau dans un modèle qui est un consensus". Il y a peut-être l’espoir que l’enfant en grandissant puisse avoir cette relation avec ce qui est vraiment à lui tout en acceptant le contrat d’une société . Quand je vois, après avoir pu expérimenter avec des enfants de 11/12 ans, à quel point ils ont peur de leur corps, ils ont peur de leur voix, ils ont peur de ne pas entrer dans le désir des professeurs, des adultes, qui voudraient bien qu’ils soient performants mais pas au niveau de leur différence…. Ils n’ont plus de vrais contrats avec eux-mêmes, ni au point de vue de leur corps, parce qu’ils ont peur, parce qu’ils n’ont pas accepté leur différence, ni au point de vue de leur voix, ni au point de vue de leur rire… la frousse que l’enfant pré-adolescent peut dégager par rapport à la société ! Il n’est jamais bien dans sa peau, il n’est jamais bien donc dans son style. C’est pour cela que je crois que c’est tellement important qu’on puisse petit à petit découvrir un style que nous reconnaissons. Ce n’est pas seulement reconnaître qu’il existe. Comment faire pour que la société ne soit pas en adoration devant une grande oeuvre qu’on peut accrocher au mur, etc... mais qu’on reporte cette pulsion sur l’ensemble des individus ? Comment peut-on aller plus loin, parce qu’on a parlé beaucoup de choses, mais moi j’ai l’impression personnellement de patauger,
X : je voudrais relancer une question. Est-ce que vous avez quelque chose à dire sur le rôle de la relation à la maman dans l’évolution de la dynamique vitale ? Est-ce que pour vous c’est quelque chose qui au fond qui se construit dans un partenariat par exemple, ou bien c’est plutôt vraiment comme une empreinte digitale avec laquelle l’enfant naît ?
D.S. je ne sais pas, je n’ai pas réfléchi par rapport à cela. C’est probablement les deux, parce que la motricité est en partie mise en place grâce à ce qu’ils voient autour de d’eux, mais je ne sais pas, c’est une question importante,
I.S. Sauf que cela pourrait devenir une mauvaise question, parce que cela voudrait dire qu’il y a éventuellement un exprimé, avec quoi l’enfant arrive, et puis son expression. Cela voudrait dire évoquer un enfant "pur", indépendant des productions d’expressions. Peut-être que l’enfant naît avec quelque chose, mais on ne le verra jamais que dans l’expression qu’il en produira, c’est-à-dire dans les rencontres avec des dispositifs. Et la mère, le visage, les propositions de la mère sont le premier dispositif qu’on rencontre, et qui commence à produire de l’expression, et l’exprimé n’est pas ailleurs, il est dans l’expression.
M.C. : est-ce qu’en musique on pourrait dire que la partition muette c’est l’exprimé, la partition qui est là dans la bibliothèque. Quand la musique vit, bien sûr cela se coule immédiatement dans l’expression, cela ne peut pas être autrement. Mais quand je regarde la partition elle ne bouge pas.
I.S. je n’en sais rien parce que justement la partition c’est un dispositif. Les textes, l’invention de l’écrit, c’est la découverte de quelque chose dont le cerveau humain se trouve capable, qui est de ranimer le texte, mais l’exprimé du texte n’est que dans la lecture qu’on en fait, je veux dire il faut un lecteur pour que ce ne soit pas des petites traces noirâtres. Donc il se fait qu’on a découvert la possibilité de ranimer un texte en le lisant, c’est une découverte anthropologique majeure, le cerveau peut faire cela, mais le texte n’est pas l’exprimé, la lecture produit à la fois l’exprimé et l’expression… Le texte n’explique pas comment on peut le lire, c’est un morceau de dispositif qui présuppose le cerveau…
Interruption
Ecoute d’un extrait de solo d’une fille à six ans, puis la même à 12 ans.
H.T. Pour nous c’est proche, il y a une griffe, il y a une pulsion, une façon de faire des agrégats, bien que ce soit différent, ce n’est pas la même enfant au même âge,
FB : elle paraît plus violente à douze ans,
H.T. : Elle fait beaucoup de tennis, à 12 ans elle fait énormément de sport, elle est devenue assez forte, et très sportive, et sa dynamique est beaucoup plus grande,
F B : ce qui est intéressant c’est que elle fait de l’exploration par groupes de 3 ou 4 notes, et cela se répète, et puis cela s’arrête et cela se refait un nombre incroyable de fois comme si chaque fois elle maîtrisait sa découverte, comme si il fallait qu’elle reprenne son souffle par moment pour la découverte suivante, et puis cela se répète. Et par moment il y a une rupture et elle passe à autre chose, c’est une manière où on sent cette découverte de l’instrument et des sons que je trouve assez fascinante,
H.T. Il est évident qu’on la reconnaît dans une violence qu’elle avait et je vais vous montrer un extrait où on voit à quel point elle se déchaînait, ce qui prouve bien que ces enfants à qui on donne cette possibilité à 6 ans, ne peuvent pas se revoir à 12 ans, ils seraient horrifiés de ce qu’ils étaient, puisqu’ils étaient dans une forme de liberté qui est fascinante, mais eux ne le supporteraient pas, et surtout elle ne le supporterait pas, parce qu’elle s’est spécialement déchaînée à l’âge de 6 ans. Cela pose le problème que l’enfant puisse cohabiter au fur et à mesure qu’il s’éloigne de la petite enfance avec une connaissance de lui qui n’est pas horrifiante. Donc moi ce que je voudrais, et que je n’ai pas encore pu faire, c’est mettre un moniteur à chaque séance pour que les enfants puissent perpétuellement se regarder et donc s’habituer. Comment faire autrement ? Avec la vidéo on prend quelque chose qui vient d’eux, comment le leur rendre ? Il y a des enfants à 9 ans qui demandent : est-ce qu’on pourra voir ? A à 12 ans ils demandent pourquoi on filme. Le jour où on m’a demandé est-ce qu’on pourra voir, j’ai dit ben oui tu pourras voir, puis j’ai essayé de chercher quelques séquences sur chacun des enfants, les plus anodines, mais ils ont déjà attrapé cela en pleine figure parce qu’ils ne s’y attendaient pas. Alors c’est pour cela que je propose que l’enfant soit perpétuellement en connaissance de cause, de ce qu’il exprime, de ce qu’il fait, de ce que les autres expriment,
M.C. moi je trouve que c’est très violent. Je me rappelle qu’un jour j’ai été filmé donnant un cours et je me suis revu, je trouve cela incroyablement violent,
H.T. oui mais pas quand tu te vois au moment même… ce que j’ai fait comme essai plusieurs fois d’ailleurs c’est de mettre la vidéo : quand c’est un groupe qui ne l’avait jamais eue, ils sont tous en train de regarder et puis, au bout d’une demi-heure, il n’y a plus personne qui regarde, parce qu’ils préfèrent jouer sur des instruments que d’aller se regarder eux-mêmes, donc cela ne les intéresse plus,
M.C. quand tu disais on va filmer et puis ils vont revoir ce qu’ils ont fait,
H.T. non, ils ne le revoient pas, ils le verront au moment même
I.S. alors ils ne pourront jamais véritablement se voir jouant parce que si tu te regardes, tu ne joues pas ou tu joues autrement, et si tu joues, tu ne peux pas te regarder…
H.T. Donc quand ils se voient au moment même il n’y a aucun problème, ils se désintéressent très vite du moniteur parce qu’ils le vivent et que cela ne les intéressent pas de regarder. A ce sujet-là je me souviens d’une expérience passionnante où j’ai mis la vidéo et il y avait un enfant de six ans je pense, quatre, cinq ans, qui a découvert cette vidéo et je peux presque garantir que dans sa maison, son appartement, il n’y avait pas de glace en pied, il ne s’était jamais vu en entier, il avait sans doute vu son visage en grimpant sur une chaise Il se regardait, il se tournait pour voir son dos en plus, inimaginable, et puis il tournait en rond et puis à un moment donné il ne se voit plus, parce que ce n’était pas un miroir, là il était totalement stupéfait de ne plus se voir après… C’est un problème, on donne une sorte de miroir à un enfant qui ne voit pas la différence entre un miroir et une vidéo. Alors je me suis dit il n’y a qu’une seule solution, c’est de donner de vrais miroirs, pour qu’ils cohabitent avec leur image sur un miroir fixe… Je garantis que quand on voit cette séquence, il fait comme les primates qui regardent certaines parties du corps qu’ils n’ont pas pu voir généralement,
M.C. : pour en revenir à la petite fille, j’ai l’impression que elle a démarré avec un thème, ta ta ta et puis ce contretemps incroyable, à la main gauche… Si il fallait écrire la partition qu’elle a joué c’e serait d’une grande difficulté parce qu’il y a cette espèce de contretemps qui se fait… Elle a démarré, et puis elle était dans le chemin, et curieusement alors qu’on voit que "est-ce que je continue ?", non. Il y a des ruptures, et elle les frappe sur des groupes de notes, elle ne fait plus son petit thème qu’elle avait pris, elle essaye de s’échapper, et donc on sent qu’il y a une tension entre un thème qui est venu par hasard…
H.T. mais elle est coincée quelque part, et chaque enfant c’est la même chose. Il y a en une qui sera coincée sur une gentille mélodie et fera la mélodie pendant, il reviendra à sa mélodie, une broderie et donc il passe au départ à quelque chose, on peut difficilement savoir quoi puisqu’il n’y a pas un modèle, et puis ils sont coincés. Le plaisir, le besoin de s’exprimer, le ludique, les gens qui regardent : ce qui est très curieux c’est qu’ils peuvent ne plus s’arrêter, mais il y a quelque part un tourner en rond,
M.C. j’ai l’impression que à 12 ans c’était beaucoup plus une grande histoire qu’elle essaye, ici j’ai l’impression que c’est un début de chemin dans lequel il faut arrêter, elle cherche, alors qu’à 12 ans, il faudrait réécouter, elle va jusqu’au bout,
T.D. Il y a quelque chose comme un geste au départ, un geste des doigts qui devient la tierce sonore et qui immédiatement est intégrée et alors effectivement à 6 ans, il y a une espèce de boucle, mais avec quand même la volonté de ne pas rester dans une sorte de répétition, chaque fois s’échapper, faire une variation, avec une désynchronisation des deux mains et par rapport à cela l’usage systématique de l’opposition, du doux au fort, du haut au bas, du rapide au lent, etc... J’ai l’impression et que je connais et que je reconnais, c’est toujours le même problème… j’ai l’impression de sentir que elle m’emmène dans une certaine fluctuation et que le cycle est court mais il y a quand même quelque chose qui avance, qui s’élabore, qui évolue, qui fait que ce n’est pas du tout du bavardage…
H.T. ... Elles nous disent toutes la même chose, on ne peut pas les hiérarchiser parce que c’est la même raison d’être et la même valeur parce que cette valeur n’est pas esthétique, elle échappe à toute recherche esthétique : c’est bien cela qui dérange le musicologue, on ne sait rien en dire sur le plan de l’esthétique. Donc chaque enfant me paraît être exactement aussi intéressant l’un que l’autre bien que d’une autre façon et je n’écoute pas tous les enfants indifféremment parce que celle-ci m’intéresse davantage,
I.S. je crois que néanmoins il y a des rencontres… et cela se traduit notamment par une belle obstination, …. elle s’essaye, elle y revient, il y a une qualité d’obstination que probablement l’autres enfants n’auront pas avec le clavier, parce que peut-être leur obstination est ailleurs, avec d’autres…
H.T. Tout à fait d’accord mais on aborde alors quelque chose qui est actuellement assez mystérieux. Il y aurait, du point de vue musique, du point de vue production sonore, environ 5, 6% de surdoués dans ce sens où on a envie de réécouter, de réentendre… Il y a des enfants qui émergent carrément au-dessus des autres et ils peuvent le faire d’une façon plus ou moins violente, d’une façon douce… la musique peut être extrêmement différente. Il y a indiscutablement là quelque chose qu’on voudrait qui n’existe pas mais qui existe,
M.C. : je dois te poser une question Hervé. Est-ce qu’il y a des passages où en toi-même tu te dis : là je n’ai rien à dire..
H.T. tout ce qu’elle dit est intéressant,
M.C. mais chez d’autres enfants…