38.Selon Hervé Thys, le dispositif force ceux qui y participent comme ceux qui cherchent à en parler à improviser. Comment penser la relation entre "forcer" et "improviser" ?
Le dispositif surprend, interpelle, provoque, invite et suscite une réaction souvent inédite qui ne peut qu’être en grande partie improvisée.
39- Comment l’improvisation s’inscrit-elle dans l’histoire de la musique ? Et dans son avenir ?
Voir Denis LEVAILLANT, L’improvisation musicale, Ed J-C Lattès 1981. Chapitre IV.
40- Le dispositif Thys propose une introduction à l’univers sonore qui ne passe plus ni par le solfège, ni par la " belle sonorité " c’est-à-dire " l’amour de l’instrument ". Est-il un renoncement, la fermeture d’une parenthèse historique ou l’ouverture à un avenir inédit ?
Pourquoi renoncement puisqu’il libère et offre, à mon sens, la possibilité de mieux juger ?
41- Si l’oeuvre d’art est associée à la vocation de témoigner de l’éternité, de transcender l’époque et l’usure du temps, peut-on concevoir un avenir sans oeuvre ? Faut-il en avoir peur ?
Oui, on peut concevoir un avenir sans ce que nous appelons "oeuvre". Non, il ne faut pas en avoir peur.
42- Peut-on parler d’échec du renouveau que semblaient
promettre les avant-gardes musicales ?
Certains disent que tout ayant été fait, tout est permis et que donc on ne peut plus faire croire aux jeunes qu’ils peuvent encore composer. Qu’entendre par là ?
a)Quel renouveau ? Quelles promesses ? Quel échec ? Quelles avant-gardes ?
b)J’entends par là une grosse et vieille bêtise avec plein de poils autour.
43- En quoi la musique de John Cage se situe-t-elle dans la tradition occidentale ? A quel type d’avenir ouvre-t-elle cette tradition ? .
Élève de Schönberg, disciple de Varèse, John Cage a voulu "englober le monde des bruits dans l’œuvre musicale". Apres, Il a voulu "laisser aller les sons ou ils vont, et les laisser être ce qu’ils sont."
Quant à l’avenir : John Cage -"Je ne vois pas pourquoi ma musique, en admettant que j’ai sur elle un droit quelconque de propriété, devrait remplacer les musiques existantes ou régenter les musiques à venir ! Les sons ont existé depuis toujours, ils continueront à surgir après ma mort. Ils ont toujours coexisté avec les différentes musiques, orales, écrites, électroniques..."
Et enfin : "Nous avons besoin d’une société dans laquelle tout homme puisse vivre d’une manière librement déterminée par lui-même." Pour John Cage, cette liberté doit s’envisager comme intégrale et universelle.
44- Comment hériter de ce fait : on a joué Schubert à Auschwitz ?
Une fois le fait connu, au delà d’une quelconque culpabilité, il y a responsabilité par l’interrogation, l’étude, le souvenir et sa transmission.
45- N’est-ce pas la définition de l’oeuvre qu’une interprétation .réussie puisse et doive faire résonner le tout dans chacune de ses parties ?
Et si c’était le cas, un "tout" pourrait-il résonner dans une improvisation ? Quel type de "tout" ?
Depuis l’aube de l’humanité, une bonne centaine de milliard de productions musicales n’ont jamais été nommées "oeuvres", n’ont eu d’autre partie que les notes elle-mêmes et n’ont eu de tout que l’ensemble de ces notes.
Oui, un "tût" peut résonner dans une improvisation. De quel type ? LA 440, et encore...
47- En quoi les pratiques contemporaines associées aux DJ’s peuvent-elles r s’apparenter à de la composition, de l’interprétation, de l’improvisation ?
Composition par le travail préalable (schémas de base, mélodie, backing... )
Interprétation quand il y a production en direct d’éléments composés, originaux ou empruntés
Improvisation par le choix et les moments des interventions ponctuelles ou séquencées.
48- Que signifierait une culture collective de l’improvisation ?
Pour autant qu’elle soit réalisable : imprévu, liberté, anarchie, chaos, rires et larmes... Improviser n’a attendu pour être, ni le XXième, ni l’enseignement, ni l’Europe, ni Hervé, ni nous, ni... la musique.
52- Est-ce que la forme écrite est nécessaire à la composition ?
Dans l’absolu : non, pas du tout. Mais cela dépend de la complexité et de la destination de l’oeuvre...
53- On oppose en général improvisation et interprétation. Cette opposition appartient- elle à l’histoire de la musique occidentale ?
Non. D’autres civilisations comportent des répertoires, des morceaux qu’il convient d’interpréter "à la lettre" et qui côtoient des expressions improvisées (Asie, Afrique...)
54- Peut-on dire à quelqu’un : "Improvisez ! " ?
On peut le dire ! Quant à la suite...
57- Que représente l’émergence de la musique électro-acoustique dans l’histoire de la musique occidentale ?
Quelles perspectives ouvre-t-elle ?
Élargissement des moyens de production musicale,
une cassure dans la continuité historique instrumentale traditionnelle, un changement de statut pour le compositeur et l’interprète, une arrivée massive de sons nouveaux qui induisent des nouvelles formes, de nouvelles diffusions, de nouvelles écoutes...
58- L’improvisation musicale fait intervenir à tous les niveaux les questions de l’irréversibilité du passé et de l’indétermination du futur. Est-ce un modèle pour penser l’histoire collective et/ou l’expérience individuelle ?
La vie serait bien difficile à digérer sans les épices de l’imprévu !
60- Les infonnations accumulées quand aux dysfonctionnements évidents de l’enseignement suffisent-elles pour que la situation change d’elle-même ?
Ces " dysfonctionnements " ne sont-ils pas par certains côtés fonctionnels ?
A moins d’aboutir à des catastrophes (ce qui serait peut-être souhaitable), l’accumulation de ce genre d’informations n’est que le point de départ vers une action radicale ; la situation ne changera pas "d’elle-même". Oui, ces "dysfonctionnements" sont inhérents aux hommes, aux responsables, aux structures, aux traditions de l’enseignement. Et alors ? Raison de plus pour lutter.
62- On peut avoir l’impression que l’aventure culturelle occidentale atteint une sorte de limite : est-ce une ouverture ou un désastre ?
C’est une ouverture, un apport de sang neuf indispensable pour se revivifier et perdurer ; c’est un désastre comme il yen a tout le temps, partout, sur terre, dans l’univers et depuis toujours, hum...
66- Le dispositif nous permet d’apprendre des choses mais pas de prouver. Est-ce un handicap ? Bien sûr que non.
69- On lie souvent apprendre et savoir reproduire, que signifierait lier apprendre et pouvoir improviser ?
Avoir une tête bien faite et non trop pleine. Etre capable d’utiliser la partie la plus humaine de son cerveau (cf. Laborit) : celle qui est branchée sur l’avenir, sur la prévision, sur la spontanéité, le plaisir du présent, la possibilité d’être soi-même...
70- Comment la manière dont nous construisons notre rapport au passé façonne-t- il le présent ? i Est-ce un enjeu pour l’éducation ?
C’est une question importante et intéressante qui mérite une étude, une méditation, un colloque ! Quelle marge d’initiative avons-nous dans la manière de construire notre "rapport au passé" ? Construit-on un rapport entre nous et nous-mêmes ? Quelle part de notre passé est présente dans notre présent (cf. Husserl) ? Quand commence notre passé ? Existe-t-il un passé commun ? Transmissible ?
72- Peut-on expérimenter sans se donner un but déterminé ? Quel serait l’enjeu d’une telle expérimentation ?
Il n’est pas nécessaire que l’expression artistique ait un but.
74- Accepter que l’on ne comprend pas l’autre, même le plus proche, au sens de pouvoir se mettre à sa place, est-ce le plus difficile ?
C’est effectivement difficile, mais c’est une faculté à développer et travailler tout au long de sa vie.
101- Jouons un peu avec les outils de vocabulaire forgés par Martin Heidegger dans son Sein & Zeit lorsqu’il aborde l’analyse de "l’être de l’étant se rencontrant dans le monde ambiant" (Chapitre III §15, 16)...
Les êtres-au-monde (Les participants au dispositif) ont "commerce" avec l’étant du monde que sont les objets (les instruments présents dans la pièce et la pièce elle-même avec ses murs, son sol, son éclairage et son mobilier).
En fait, dans le "commerce du monde", certaines de ces choses sont pourvues de "valeur" et il faut leur donner un terme spécifique : l’UTIL [Zeug = pragma] ou l’UTILISABLE sera cet étant qui se rencontre dans une PRÉOCCUPATION [Besorgen] qui utilise une "connaissance" à elle en agissant. (traduction de François Vezin. Sur la justification de l’emploi de l’ancien mot, voir M. HEIDEGGER, Être & Temps. Gallimard. 1977 p. 546.)
Ce qui caractérise un UTIL, l’ensemble des choses qui le concerne, c’est l’USUALITÉ.
L’être de l’UTIL appartiendra toujours à un UTILLAGE (un instrumentarium, une salle de répétition, de concert) à l’intérieur duquel l’UTil peut être lui-même et, par essence, il sera toujours "quelque chose qui est fait pour..." , qui sera destiné à une fonction, une UTillERIE (faire des gammes, jouer de la musique).
Il se manifeste de lui-même dans son fonctionnement, dans son mode d’emploi, dans son UTILISABILITE [Zuhandenheit] (frapper, souffler, pincer pour faire entendre des sons).
Ce qui permet de "voir" à quoi sert l’UTIL, c’est la DISCERNATION qui fait passer un pur étant-là-devant (simplement considéré, contemplé) au statut de "fait pour" ; on voit à quoi ça sert...
Il ne reste plus qu’à produire un OUVRAGE (une production sonore) qui mobilise en priorité la PRÉOCCUPATION (la non-indifférence à l’ensemble du dispositif, la concentration dans le jeu).
En dehors de son UTILISABILITÉ normale, quotidienne, un UTIL peut se révéler inutilisable et, alors, "n’être-plus-que-là-devant" en apparaissant sur le mode de la SURPRENANCE, de l’IMPORTUNANCE (lorsque quelque chose manque pour que l’objet fonctionne) ou de la RÉCALCITRANCE (non utilisable alors qu’on désire l’utiliser).
Ce qui fait une des originalités du dispositif est donc que les enfants sont mis en présence d’objets étant-là, prêts à devenir les outils d’une performance mais dont ils ne possèdent pas une pratique, une connaissance technique préalable (tout juste un mode d’emploi indirect pour avoir vu et entendu des musiciens en action). En temps normal, ils "n’y toucheraient pas" : -"ce sont des instruments pour adultes, je n’ai pas appris à m’en servir, ils ne m’appartiennent pas, ils servent à faire de la musique et je ne suis pas musicien, etc..." Il y a donc ici, sur invitation formulée par un adulte, brisure d’un tabou qui fait passer l’enfant, simple contemplateur de l’UTIL, de la DISCERNATION à la production d’un OUVRAGE sans posséder de connaissance spécifique ; le seul mode d’action possible est alors celle qui n’est pas apprise, pas prévue : l’improvisation.
Enfin, les 3 modes particuliers peuvent apparaître dès la 1 ère séance : SURPRENANCE lorsque le son attendu ne se produit plus, IMPORTUNANCE lorsqu’un accessoire indispensable vient à manquer (archet, baguette, courant électrique, etc. ..) et RÉCALCITRANCE bien entendu, dès qu’il y a frustration et, parions-le, prise de conscience de la nécessité d’un apprentissage technique...
Mais, ce qui est remarquable dans le processus du Tohu-Bohu, c’est que ces modes privatifs des utilisables n’ont apparemment que peu d’influence sur les enfants ; au contraire, ceux-ci disposent à leur gré de ces instruments dont l’être acquiert des caractères phénoménaux positifs : ne pas surprendre, ne pas être récalcitrant, ne pas importuner. La chose en est normalement facilitée par le "mode d’emploi" annoncé : "faites ce que vous voulez".