Méthode Thys

MH01

Premier entretien, le 24 mars 1999

Question B

D’abord je crois qu’il faut le vivre et pas par l’intermédiaire du cinéma.

Pourquoi ?

Parce que quand la chose commence il y a une ambiance qui s’installe ; et cette ambiance elle est donnée par tout l’environnement, mais aussi par ce qui se passe derrière soi - je ne sais pas très bien comment on peut rendre cela au cinéma, en vidéo.

Il y a chaque fois une ambiance différente mais il y a des points communs, comme par exemple ce que je sens c’est que chaque fois que j’y ai assisté cela avait l’air d’être important pour les enfants.

Donc il y a chez eux une sorte de - je ne dirai pas recueillement - mais une concentration qui s’installe. "Tiens on pénètre dans un lieu différent" ; même si ils y sont déjà venus pour d’autres choses etc.

Mais avec le Tohu-bohu on sent qu’ils ont l’intention de vivre une expérience, je parle des enfants qui sont bien disposés, pas de ceux qui considèrent cela comme un moment purement récréatif où ils peuvent se défouler. Et quand on y est, on participe à cela, il y a quelque chose - encore une fois je ne dirai pas de solennel - mais de différent dans l’air.

Alors qu’est-ce qui se passe ? les adultes attendent et les instruments aussi.

Et ces instruments ne sont pas disposés au hasard, j’ignore qui a la responsabilité de les placer mais il y a comme... la grande masse du piano qui est une masse importante, et puis une petite table avec des percussions, une plus grande table avec un violon ou un accordéon, et tout cela est pas mal disposé... pour que les enfants jouent entre ces espaces.

Alors il y a les fameuses phrases qui sont dites, je trouve qu’elles sont tout à fait adéquates ces phrases.

"Faites ce que vous voulez", c’est pas tout le temps qu’on leur dit cela, c’est assez particulier pour les enfants qu’on leur dise : "Vous êtes les bienvenus, faites ce que vous voulez". C’est pas la cour de récréation parce que les enfants sentent que les adultes vont les écouter.

Et ce qui est remarquable chaque fois que j’ai assisté à cela c’est qu’il y a un tabou qui disparaît chez les enfants : le tabou par rapport aux instruments traditionnels.

C’est pour cela que c’est terriblement important que chaque enfant passe par cette expérience. Pourquoi ?

Mais parce que qu’est-ce que l’on apprend aux enfants ? A respecter des instruments pour des raisons qui ne sont pas bonnes,

on leur dit : "Tu n’es pas musicien, si tu veux être musicien tu dois apprendre à l’être, tu dois aller à l’académie et tu dois apprendre à lire la musique". Comme si l’écriture ou la lecture de la musique était la musique !

Et on leur dit : "Tu dois faire attention, tu dois mettre tes doigts comme cela et pas autrement, tu dois souffler comme cela et tu n’y arriveras pas si tu"...

Une série de mises en garde qui rentrent dans leur cerveau et qui font que malheureusement... même d’eux-mêmes ils n’auront pas l’occasion de manipuler des instruments.

Moi, je suis pianiste. Pourquoi est-ce que je suis pianiste ? Et bien probablement parce que mon père l’était et qu’il y avait un piano à cet endroit là, là.

Depuis mon plus jeune âge, je vois ce piano, j’y ai mis les doigts dessus... c’est une chance extraordinaire mais qui dit que je n’aurais pas été trompettiste si j’avais pu comme les enfants d’Hervé manipuler une trompette ou un saxophone ? J’aurais peut-être eu un choc formidable au contact de cet instrument. Et pour moi le contact avec l’instrument, le contact personnel, physique est essentiel. C’est pour cela que c’est absolument nécessaire de faire cela.

Donc il y a un tabou qui s’effondre et c’est heureux. Le piano est un instrument à la fois redoutable et ouvert, faire une note convenable à la trompette ou au saxophone c’est pas si facile... au piano il suffit d’enfoncer la touche et on a un bon son. Jouer plusieurs notes de suite, cela c’est autre chose…

Et là aussi je vois les enfants réagir de façons différentes et c’est passionnant.

On peut suivre du début jusqu’à la fin si on examine de façon approfondie toutes les réactions d’un enfant qui approche pour la première fois d’un piano. Un piano a queue en plus ! Cela ce sont des choses à étudier et à partir des expériences d’Hervé on pourrait le faire.

Evidemment ici ce ne sont pas des enfants seuls, il y a interaction dans le Tohu-bohu. Interaction dans le Tohu-bohu qui est aussi quelque chose de très positif même si cela écorche les oreilles des professionnels de l’éducation et de la musique...

Un petit mot là-dessus : effectivement il y a pas mal de problèmes du au fait qu’il y a pas mal d’adultes qui sont heurtés par les phénomènes acoustiques qui sortent de cette déferlante des enfants. Personnellement je n’ai pas ce problème là... Bon si c’est trop fort on met des boules "quies" ou on se bouche les oreilles un moment, mais d’abord l’intensité n’est pas constante.

C’est passionnant de suivre toutes les fluctuations, cela commence doucement, cela monte, cela monte, cela gonfle puis cela redescend , cela se relance à gauche puis à droite, un petit silence s’installe ensuite et puis cela se relance en masse... tout cela est très passionnant à suivre.

Et dire que c’est le chaos comme le mot Tohu-bohu le suggère, c’est faux.

Ou alors on dit que le chaos n’existe pas, qu’il y a toujours organisation quelque part. Mais pour moi, il y a des interactions presque constantes entre les enfants et il y a des éléments sonores qui nous échappent à première vue, à première écoute.

Lesquels ? Et bien grâce à ce bruit ambiant qui est parfois très fort, il y a des enfants qui osent, qui osent taper, souffler... dans ces circonstances-là alors que si ils étaient seuls et que l’on entendait ce qu’ils jouent, ils n’oseraient pas le faire. µ

Et cela c’est aussi très positif. J’ai remarqué que des enfants ne prenaient l’instrument que lorsque le bruit était suffisamment fort pour qu’on ne les entende pas... et cela je ne sais pas si Hervé y avait pensé au départ, mais je trouve cela formidablement positif...

Où est-ce que j’en suis ? Mais on est en plein dedans

Question A

Question B

Question C

on peut expliciter cela...

Quand j’ai assisté à plusieurs Tohu-bohu, ils ont été de longueur, de force, de caractère, d’intensité et de structure fort différents. A un moment dans une question on se demande si on peut analyser le Tohu-bohu ?

C’est une question intéressante, moi je réponds oui, mais que nous manquons d’outils pour le faire…

Donc avec l’audiovisuel, avec les enregistrements, les analyses... rien ne nous empêcherait de le faire, et même d’aller jusqu’à des explications psychologiques du pourquoi de certaines émissions de son, on peut aller très loin.

Mais cela je sais qu’Hervé n’est pas très favorable à un développement pareil, moi je le suis personnellement.

Tous ces Tohu-bohu sont intéressants en eux-mêmes, pour moi ils font partie de la musique, dire que ce n’est pas de la musique est une discussion vaine... Cela fait partie de la musique.

Dans les questions on parle de John Cage : il aurait été ravi d’entendre ces Tohu-bohu, j’en suis tout à fait persuadé. C’est une improvisation collective avec ou sans interaction, parce qu’il n’y a pas toujours interaction.

Et John Cage justement - puisque vous l’avez évoqué dans vos questions, j’ai relu un peu une formidable interview qu’il fait - il y a une anecdote très intéressante : un groupe de jazz de Chicago, probablement le Art Ensemble of Chicago, séduit par la démarche de Cage fait appel à lui pour qu’il vienne écouter une répétition et pour lui demander des conseils.

John Cage - musique contemporaine, un peu... il s’amène, ils jouent... John Cage dit c’est pas mal mais c’est ce que vous faites d’habitude, moi j’aimerais que vous jouiez - c’est du Free-Jazz, le jazz libre des années soixante/septante - sans vous écouter l’un l’autre.

Alors que l’on dit toujours qu’il faut s’écouter l’un l’autre, que le Free-Jazz n’est intéressant que si il y a interaction... d’habitude.

Il les a fait déambuler dans la pièce en les persuadant qu’il ne fallait pas écouter l’autre et suivre son chemin personnel d’improvisation. Il paraît que les musiciens ont été ravis de cette expérience mais John Cage dit que dès qu’ils se sont retrouvés en public, ils ont repris leurs mauvaises habitudes entre guillemets...

C’est très curieux comme démarche, alors que personnellement je connais bien cette musique, même de l’intérieur, cette musique de Free etc. Pour nous c’est difficile de faire abstraction des autres musiciens. Et alors dans ce Tohu-bohu d’Hervé on a les deux.

On a une non-écoute de l’autre qui tout à coup se transforme en intervention de l’autre, en écoute de l’autre... c’est cela qui est intéressant.

I.S. Cela pourrait être rebranché sur la question qu’en attendez-vous ?... le fait que l’analyse psychologique soit possible, qu’en attendre ? Quel sens aurait-elle comme suite de ce type de dispositif ?

Mais d’abord quand Hervé m’a présenté ce dispositif, puisqu’il l’avait fait tout au départ avec des handicapés, il me semblait qu’il était favorable à une suite sur base des documents vidéo pour suivre individuellement des enfants.

Il m’en a encore parlé des années après, donc cela continuait. Le problème était : est-ce que l’on va montrer cela aux professeurs, est-ce que l’on va montrer cela aux parents, de trucs comme cela.

Il a en tout cas entamé cette recherche, moi je trouvais cela positif… Bon il faut être prudent, il ne faut pas faire n’importe quoi avec cela, pas de manipulations, il faut que cela aille dans un sens très positif avec une concertation avec des responsables...

Je crois que cela peut amener des choses, tout simplement parce que la musique libre amène des choses chez les enfants, c’est extraordinaire, aux Jeunesses Musicales on en fait l’expérience tous les jours.

La musique est un moyen d’ouvrir, de libérer, de brancher les enfants sur toutes sortes de choses qu’ils ne soupçonnent pas eux-mêmes, de les inciter à la curiosité et bon on sait maintenant que la musique est quelque chose qui favorise... l’apprentissage de la musique en amateur - je ne parle pas en professionnel - favorise l’apprentissage des autres branches, que se soit les mathématiques, la géométrie, les langues bien sûr.

Cela c’est une chose, revenons à la psychologie.

Je pense que l’on pourrait également apprendre beaucoup de choses sur nous-mêmes en regardant comment les enfants agissent dans ce milieu et dans ce moment privilégié qu’est le Tohu-bohu. Donc il y a moyen d’apprendre beaucoup de choses sur l’homme et ces études moi je ne les vois pas, elles ne sont pas réalisées.

Si on est un fin psychologue - pas professionnel, comme je disais - et que l’on regarde un enfant approcher d’un instrument pour la première fois, je crois qu’il y a moyen de déceler tout ce qui se passe dans sa tête, même en discutant avec lui après... et bien ce sont des choses formidablement intéressantes.

Je produis mon propre son, moi-même et cela fait cela, la première fois il y a un sourire, une surprise et il faut que cette joie ne se tarisse pas. Donc l’enfant va continuer, se lasser mais il ne va pas l’oublier.

Tout à l’heure on va aller au restaurant, la Kaïma, tenu par des marocains, et leur petite fille, Yasmin, qui a cinq ans, chaque fois qu’elle vient ici, elle dit : "je peux monter au piano" et bien sûr tu peux monter au piano, il ne faut jamais dire non. Et puis elle avait entendu que j’avais un harmonica, elle veut l’harmonica et elle se trouve ici dans un environnement favorable, moi je la laisse taper tant qu’elle veut même si cela me dérange... elle ne peut peut-être pas le faire ailleurs.

Alors moi je vois une chose c’est qu’à un certain moment ce n’est plus taper au hasard - cela n’a jamais été vraiment taper au hasard mais enfin cela se discute - elle ne tape pas n’importe où. Il y a des aller-retours entre ce qu’elle pense et ce qu’elle fait, elle dit : tiens cela fait cela.

La première chose qui arrive au fond c’est qu’elle dit : j’ai envie de refaire ce que je viens d’entendre. Cela c’est déjà intéressant et personnellement j’essaie de lui donner le moins d’explications. Alors on ne va pas aller lui faire jouer "Frère Jaques" ou "Au clair de la lune" au début de son approche d’un instrument, non, il faut qu’elle exploite elle-même. Qu’elle aille dans toutes les directions, qu’elle découvre elle-même un certain moment que l’on pourrait peut-être faire des choses plus en tempo, commençons pour le tempo, une seule note. Il y a moyen de la jouer à tempo libre ou bien strié sous forme de croches mais elle ne doit pas savoir ce que c’est que des croches pour jouer des croches. Et puis cela commence petit à petit comme cela.

Elle m’entend aussi jouer, là c’est un autre phénomène : elle ne va pas dire j’ai envie de jouer ce que tu joues mais elle s’aperçoit que l’on peut jouer autre chose que ce qu’elle fait sur cet instrument. Et moi j’essaie de l’aider par exemple au moment où elle dit : qu’est-ce que je pourrais jouer sur cet instrument ?

lors je lui dit : tu connais des chansons, essaies de jouer ce que tu chantes... Ce qu’elle essaie de faire. Elle essaie de retrouver les hauteurs de note sur le piano, là cela commence.

Quand à la lecture, l’écriture, le solfège ? Tout cela vient bien après et le malheur de notre enseignement occidental c’est d’avoir confondu et de faire croire qu’il faut être capable de lire la musique et de l’écrire pour être musicien.

C’est tous les jours que je lutte contre cela... des gens viennent me trouver après des concerts, "Dommage hein, j’ai abandonné après un an d’académie... le solfège je n’y comprenais rien" ou "Le professeur était comme cela"... ou bien "Tu sais à l’académie on ne pouvait pas toucher un instrument avant un an"... et bien oui c’était une erreur profonde… qui commence à se rectifier petit à petit, il y a des "académies pilotes" qui ont des pédagogies différentes, elles s’ouvrent aussi à des musiques différentes du "classique", heureusement. Mais c’est tardif et c’est lent, lent, lent.

I.S. Et par rapport aux types de méthodes qu’elles explorent comment est-ce que tu situerais celle de Thys, est-ce que c’est dans la même gamme ou bien est-ce qu’il propose quelque chose que l’on n’ose pas encore faire même dans les "académies-pilotes" ?

C’est original ce qu’Hervé propose, à plusieurs points de vue...

Faire jouer librement sur des instruments traditionnels pour commencer.

Il y a un refus viscéral de la part des musiciens professionnels, des professeurs d’académie ou de conservatoire à laisser des enfants tapoter, souffler... à jouer sauvagement sur des instruments ! Qu’ils considèrent un peu comme de leur patrimoine et qui pour les approcher, nécessite de longues études et un respect outrancier.

Deuxièmement, cette non-intervention et cette non-exploitation d’Hervé, je trouve qu’il faut la maintenir même si personnellement, j’aurais tendance, et nettement tendance, à prolonger les choses avec les enfants, avec les adultes qui sont là...

Prolonger les choses à partir du Tohu-bohu, mais aussi en imaginant des étapes entre ce que l’on appelle le "Jeu des parties et du tout" et le Tohu-bohu, il y a des choses à faire là.

Qu’est-ce que cela voudrait dire : prolonger ?

Il faudrait y réfléchir... Ce que je peux dire c’est que l’expérience du Tohu-bohu bien faite de la part des enfants et des adultes, est une expérience tellement forte... qu’elle mérite une exploitation... on ne peut pas comme cela... enfin oui on peut. Mais je trouve dommage de rater cette occasion. Qu’est-ce que cela voudrait dire ? Bon très vite, moi je ne sais pas, on peut imaginer des choses...

Je peux imaginer des choses pourquoi ? Parce que moi-même je fais le Tohu-bohu très régulièrement depuis que je suis musicien... en fait cela n’a pas été une surprise pour moi. La surprise a été que l’on confie à des enfants tous ces instruments et que le Tohu-bohu se fasse dans ces circonstances là. Mais en... depuis quarante ans que ce soit en danse, en théâtre, en cinéma, en musique non-classique, on fait le Tohu-bohu entre nous de façon tout à fait naturelle.

J’ai vu cela en théâtre très souvent parce que j’ai travaillé pas mal en musique de théâtre avec les metteurs en scène un peu expérimentaux des années septante et tout cela, ils faisaient des improvisations collectives pour commencer toute répétition. Le Living Théâtre a fait cela même sur scène pendant très longtemps.

Quand je me trouve dans un groupe de musiciens qui ne sont pas trop fermés d’esprit, qui sont prêts à certaines expériences et bien moi j’adore commencer par une improvisation collective. Improvisation collective qui ne se base pas sur des canevas harmoniques ou des canevas rythmiques, non, complètement libre. Alors elle peut durer deux minutes si on n’est pas en forme et que rien ne vient, mais elle peut durer deux heures, j’ai vécu cela.

Alors on sort de là, parfois épuisé... rarement, mais content. Parfois frustré... on aimerait que cela continue, on trouve que... on se juge quoi, on juge l’ensemble aussi. Mais ce sont des expériences inoubliables et qui sont très productrices pour le groupe - là je parle de groupe, les enfants ce sont un groupe un peu particulier - mais quand on se trouve avec un groupe d’acteurs, de danseurs, un groupe de musiciens qui ont des intentions artistiques communes et un petite carrière à faire ensemble, le Tohu-bohu est un magnifique instrument de ressourcement et de création.

Mais pour les enfants, il me semble que pour Thys il y aurait quelque chose comme une tromperie à leur dire : vous êtes ici chez vous, faites ce que vous voulez, et puis à voir prolonger ce qu’ils ont fait qui leur signalerait que les dés étaient pipés, ils ont fait ce qu’ils voulaient mais après ils ont repris au tournant à partir de ce qu’ils ont fait... Donc il me semble qu’il y a pour lui un point éthique très crucial dans le fait de ne pas les tromper...

Oui. Oui, il a raison. Il a raison. Mais il...

Je trouve qu’il a raison de dire qu’il y a une certaine tromperie si au départ on leur dit faites ce que vous voulez, vous êtes ici chez vous, cela les met dans une confiance normalement presque totale, cela leur donne une liberté de faire ce qu’ils veulent comme si ils étaient chez eux... peut-on alors après coup exploiter les documents filmés parfois à leur insu - je veux dire que souvent ils ne se rendent même pas compte qu’ils sont filmés - c’est vrai que cela pose un problème moral.

Mais je pense que chaque fois Hervé s’est interrogé sur le bien fondé d’une exploitation ou pas, et si je ne me trompe je pense qu’il m’a parlé d’un cas où il a dérogé à la règle en disant que cela serait positif pour l’enfant que l’on parle avec les parents etc. Donc je ne sais pas, les cas difficiles peuvent être discutés et on peut déroger à la règle mais c’est vrai que par principe ce serait peut-être tromper les enfants.

I.S. Mais il y a d’autres formes de prolongement, Thierry De Smet, lui, c’est une question qu’il nous avait demandé d’ajouter, aimerait que sur un mode ou sur un autre mais à inventer, il y ait un prolongement collectif, suivant un protocole à inventer mais qui continuerait à faire des enfants les acteurs principaux du prolongement et non pas une prise de pouvoir des adultes qui exploiteraient des informations reconnues.

Il aimerait que d’une manière ou d’une autre ce qu’ils ont vécu dans l’immédiaté des mouvements, des sons ils puissent le dire... et créer ensemble la signification de ce que cela veut dire pour eux... il lui manque quelque chose...

D.D. En quelque sorte c’est le revivre, le dire pour pouvoir le revivre... c’est cela qu’il proposait.

Il a tout à fait raison, mais est-ce que cela doit se faire sous la même forme ?

Cela ce n’est pas du tout certain. Il ne faut pas être hypocrite, je pense que l’on a quand même un espoir qu’il y ait un changement dans la mentalité des enfants après avoir vécu cela.

Il y a un espoir qu’il y ait une motivation, une curiosité pour le phénomène musical, moi je l’ai en tous les cas.

J’espère que lassés du Tohu-bohu, des interactions plus constructives - entre-guillemets, ce n’est pas un jugement esthétique - plus constructives se créent entre eux, entre certains d’entre eux.

Donc moi j’espère que cela aboutisse aussi à une demande de leur part d’apprentissage de la musique... pour le dire en clair !

D.D. Il me semble que Hervé fait une distinction qui me semble assez essentielle pour lui entre sonore et musique, quand il parle du Tohu-bohu il parle plus de phénomènes sonores...

Oui, c’est son droit... Comme je l’ai dit pour moi tout cela c’est de la musique.

I.S. Mais on arrive à la Question D c’est une tentative pour Thys d’aller plus loin dans des tentatives de collaborations plus construites...

Certes mais il fait intervenir l’écriture musicale, je me demande si il n’y a pas des moments intermédiaires entre le Tohu-bohu et ce dispositif là ?

Non pas que je sois allergique à l’écriture musicale mais encore une fois elle a fait tant de torts - pas l’écriture en elle-même mais les pédagogues, les inspecteurs de l’enseignement artistique, les chefs d’établissements, les ministres, les cabinets des ministres... bon, ce sont des gens qui sont traditionnels, je suis désolé de le dire. Ils sont issus du milieu classique et ils continuent à transmettre ce qu’ils ont appris.

Lecture et écriture ? Non, le plus tard possible.

Mais ici c’est une écriture quasi privée puisque non seulement c’est l’enfant qui produit le type d’écriture qu’il va utiliser mais aussi parce que personne ne peut vérifier si il a bel et bien reproduit ce qu’il avait projeté puisque...

C’est heureux. Ma critique n’était pas dirigée contre le système d’écriture, très libre, qu’Hervé propose ici, il a raison qu’à un certain moment on pourrait passer à cette écriture avant de passer au système traditionnel, non, non il a tout à fait raison.

Mais enfin, la musique occidentale c’est quoi ?

La musique écrite, la musique écrite par des compositeurs et jouée par des interprètes, ce n’est qu’une petite partie de la musique mondiale. Ne parlez pas de partitions et de musique écrite à des Africains... Est-ce que les Indiens écrivent leurs improvisations, en Inde, qui durent trois heures ? Mais non. Ils ont simplement un mode sur lequel ils improvisent sans problème pendant trois heures.

Au cours de mes voyages en Afrique, en bon occidental à un certain moment, je note. Mais eux se demandent ce que je fais, ils se demandent ce que je fais. Je dis : écoute, je suis ici pendants quinze jours, permets moi de... je dois presque m’excuser d’écrire ce qui se joue ou comment je dois jouer avec eux pour ne pas l’oublier. Pourquoi ?

Mais d’abord parce que eux la musique fait partie de leur vie quotidienne, je parle d’Afrique noire spécialement. Fait partie de leur vie quotidienne, c’est à dire que le nourrisson est baigné de musique. La musique en Afrique est liée à tous les événements d’une vie, de la naissance à la mort, en passant par le mariage, la circoncision que sais-je encore, il y a de la musique pour tous ces événements là.

Je suis à Dakar dans la cité de Péking chez des amis africains musiciens ou non-musiciens, tout à coup j’entends un petit son derrière moi qui reproduit presque exactement ce qu’un grand joueur de djembé avait fait une demi heure auparavant.

Qui c’était ? C’était son fils de trois ans et demi qui jouait sur un seau renversé !

Trois ans et demi et être capable de reproduire quelque chose qui pour nous est d’une complexité rythmique incroyable - à écrire n’en parlons pas. Mais si cet enfant est capable de faire cela c’est parce qu’il baigne depuis la première heure de son arrivée sut terre dans la musique.

Quand on essaie d’apprendre la musique en Afrique, on a un maître et on a des séances qui se passent bien ou mal. Je dis mal... c’est drôle, on ne se rend peut-être pas compte mais là la punition physique existe encore, on tape quand on ne joue pas bien ou quand on joue faux, c’est comme cela.

Il n’y a pas du tout de tradition écrite, tout se transmet oralement depuis des siècles. Je ne sais pas comment cela se passe dans la musique traditionnelle japonaise ou... mais en tous cas par exemple les Gamelan à Bali... il n’y a aucune de ces musiques qui est écrite. Cela se fait par la répétition, l’imitation, l’environnement social des familles...

Tout cela ce n’est pas pour critiquer le "Jeu des parties et du tout" mais c’est pour dire qu’il faut à mon avis trouver des stades intermédiaires qui exploitent encore la non-écriture et l’improvisation collective.

Mais des les situations que tu décris un art de la transmission a été produit... Thys se situe lui délibérément dans une histoire de la musique où d’une manière ou d’une autre se sont couplées l’écriture, la partition, et une expérimentation qui a fait sauter la plupart des codes, et il se veut héritier des deux.

Il y a la Question 20 , quand on a affaire à des jeunes d’origine immigrée, le Tohu-bohu devient organisé puisqu’il devient simplement un site où des "patterns" que déjà ils connaissent vont être reproduits, produits ou ré-expérimentés. Donc l’expérience du Tohu-bohu comme découverte de liberté est effacé par le site comme possibilité de prolonger ce que l’on sait déjà...

Lui est spécifiquement intéressé à ne pas reproduire le type de transmission assurée que réussissent les Africains, les Indiens ou les Japonais... par l’art oral. Il est héritier de cette histoire où l’écriture a aussi fait sauter les codes, donc tout en étant extrêmement contraignante, elle a produit... Je crois que c’est... quand il parle d’improvisation ce n’est justement pas à partir d’un thème donné où une culture se reconnaît comme telle, mais une improvisation où d’une manière ou d’une autre, c’est une personne beaucoup plus vulnérable et désarmée qui se lance.

Oui... Et quelle est ta question ?

La question c’est que justement par rapport au "Jeu des parties et du tout" et à la question de l’écriture, c’est pas tellement pour les initier à l’écriture, c’est pour leur proposer d’aller plus loin, toujours sans modèle... Toujours sans évaluation, toujours sans retour du "c’est bien, c’est mal".

Pour prolonger le plus loin possible dans l’expérimentation, l’absence de toute évaluation externe qui existe dans toutes les traditions de transmission orale... ne serait ce que par le bain.

Oui, oui. Mais quand j’ai fait cette digression par les musiques non-occidentales... c’est sur le phénomène de l’improvisation et de la non-transmission écrite... il faut encore dire une chose c’est que puisqu’il y a transmission orale, il y a transformation à chaque transmetteur.

Le fils ne va pas jouer comme le père, le disciple ne va pas jouer comme le maître. Il va apporter toute sa personnalité, et la musique évolue. On ne sait pas ce qu’était la musique du 17ième siècle en Afrique. Les témoignages sont très parcellaires, on peut tout au plus avoir une idée des instruments de musique, c’est tout.

Moi, je dirai simplement ceci c’est que la musique occidentale avec sa tradition écrite aurait intérêt à se tourner plus profondément vers les transmissions orales, c’est tout ce que je veux dire. Il y a dans les transmissions orales une vertu qui est anéantie par l’obligation de l’écriture et de la lecture.