La méthode inventée par Hervé Thys me semble hautement intéressante, et ce de plusieurs points de vue. Elle a d’abord ceci de remarquable qu’elle ne repose sur aucun "don charismatique" de la part des animateurs et semblent donc pouvoir être largement diffusée. Mais sa grande originalité est surtout qu’elle permet la rencontre d’intérêts qui, le plus souvent, ne sont pas articulés de manière harmonieuse. C’est ce à quoi, en tant que spécialiste de la transdisciplinarité des savoirs et des pratiques, je suis particulièrement sensible. Nous avons ici une situation rare où les contraintes imposées par le cadre, qui permettent la définition de ce qui est étudié, loin de créer un "artefact", c’est-à-dire un objet artificiellement soumis aux contraintes de l’expérimentation, permettent au contraire de faire proliférer les problèmes et les questions.
Il s’agit d’abord, dans la méthode Thys, de l’intérêt des enfants, et ici le témoignage des titulaires de classe vient doubler et confirmer le témoignage des images : la mise en contact des enfants avec de vrais instruments de musique dans un cadre qui est à la fois parfaitement libre (ni consignes ni évaluation) et hautement ritualisé (présence des adultes, prestations en "solo", salle spéciale) crée un événement générateur de dynamiques à la fois collectives et individuelles nouvelles. Un groupe appartenant à une même classe se retrouve et apprend à se (re)connaître selon des critères qui ne sont ni ceux de la classe ni ceux de la cour de récréation. Ils apprennent à oser des gestes, des sons, des mimiques sans rivalité instituée, véritable expérimentation sur eux-mêmes et avec les autres. Il n’est pas étonnant que cette dynamique nouvelle ait des effets remarquables et remarqués sur la dynamique des classes. Il n’est pas étonnant, également, qu’elle puisse contribuer à identifier de manière précoce, les situations de crise ou d’impasse de certains enfants.
Mais la "méthode Thys" peut également être d’un grand intérêt aussi bien pour les spécialistes de ce qu’on appelle aujourd’hui l’éthologie des enfants que pour les musicologues. La production de sons, de rythmes, de morceaux mélodiques, vocale, gestuelle ou instrumentale, crée un collectif dont l’étude est passionnante. Il est frappant de constater qu’après la stéréotypie des premières expériences (attention aux adultes, gestes rituels de mains sur la bouche ou les oreilles) les enfants s’approprient activement et sans angoisse la liberté qui leur est donnée. Ce seul fait constitue un point hautement significatif car il traduit peut-être une spécificité de la musique : possibilité de faire coexister l’expérience individuelle et l’expérience collective selon des modalités indissociables et sans cesse mouvantes. La présence des autres est permanente, par l’intermédiaire des sons, mais sans cesse les enfants ont la possibilité de tenir compte activement de cette présence ou de la laisser exister. Production de "bruit" et expérimentation intense coexistent, créations et dissolutions de liens se succèdent de manière fluide. Ce qu’on appelle "l’art" retrouve son sens anthropologique le plus ancien : "faire quelque chose de spécial".
Enfin, le type d’activité des enfants qui "apprennent" de la sorte peut devenir source d’un matériel pédagogique extrêmement précieux dans la formation des enseignants eux-mêmes. Ce matériel leur livre en effet une expérience à laquelle ils n’ont pas usuellement accès, l’expérience de ce que peuvent des enfants ensemble et individuellement. Le comportement de ces enfants, qui apparaissent soudain si différents de ce qu’ils sont en classe, ne peut, bien évidemment, servir à "culpabiliser" les enseignants, mais il peut leur apprendre à ne pas "rationaliser" leur pratique, à ne pas penser que, hors de la discipline, ne peut exister que le chaos. Etre de la sorte confronté à la "matière", capable d’auto-organisation, à laquelle vient s’appliquer les normes scolaires, pourrait de ce point de vue faire partie de ce qu’il faut appeler "l’éthique de l’enseignant", la lucidité quant au prix et aux conséquences des normes scolaires.
Isabelle Stengers
Professeur de Philosophie à l’ULB