Réflexions à partir d’un "laboratoire" d’improvisation avec des enfants de sept ans.
Au printemps 1996, le Conservatoire Populaire de Musique de Genève organisait, en collaboration avec Henriette et Hervé Thys, de Bruxelles, et avec le soutien de la Fondation AREMI, une série de six "moments" appelés "jeux" avec sept enfants de sept ans, à périodicité hebdomadaire, série entièrement filmée en vidéo, et destinée à nous permettre de mieux comprendre certains aspects de la créativité enfantine, et particulièrement sa transmissibilité.
Quelle relation l’enfant fait-il, à l’âge où il commence à apprendre à lire la musique, entre une idée musicale propre et sa symbolisation par le graphisme, ou, à l’inverse, entre un dessin (ou une idée plastique) et sa "réalisation" musicale ?
Ce "laboratoire" était la suite d’un atelier effectué avec les mêmes enfants, un an plus tôt (ils avaient donc dix ans) selon les idées d’Hervé Thys, expérience de type "non-directif" où des enfants sont placés en contact avec toutes sortes d’instruments, et peuvent les manipuler en toute liberté, dans des séquences ordonnées toutefois entre jeu d’ensemble et jeu individuel.
Le présent article a pour but de faire le point sur l’état de la réflexion après la série du printemps dernier. L’expérience est suffisamment riche et intéressant pour avoir convaincu les responsables de la poursuivre par une nouvelle série de "jeux" au cours du printemps 1997 (les enfants ont donc huit ans).
Préliminaires
L’homme occidental, par souci de sécurité c’est construit à force de volonté, de conscience et de rationalité, une normativité sociale et culturelle qui a pour corollaires une société hautement hiérarchisée, un éloignement important de la nature, un système de valeurs controversé, une distortion évidente entre un certain ordre de référence et la pratique sociale qui serait censée en découler.
En tenant de s’éloigner du chaos et en structurant le désordre, l’homme a perdu du vivant, ce qu’évidemment il regrette. Aussi il s’adonne à "reconstruire" un passé en le mythifiant, passé dans lequel flotte tout ce qui lui a échappé dans sa quête de l’ordre. Dans ce qui "flotte", il y a évidemment le rêve d’une communication spontanée, et qui permettrait aux individus d’exprimer non moins profondément ce qu’ils ne peuvent dire avec des mots, le langage s’étant lui aussi fortement structuré, hiérarchisé et normalisé.
L’enfant, quoique concerné par son propre développement dans la société dans laquelle il grandit (condition indispensable à sa future intégration), est toutefois moins que l’adulte asservi à l’impératif de hiérarchisation et de normalisation. Il est encore, par le rêve, le jeu et une certaine innocence, plus près de ce que l’homme regrette. La question est celle de savoir si l’adulte ne fait que se mystifier en cherchant à retrouver cet "esprit d’enfance", ou s’il peut "ré-intégrer", en observant l’enfant, du matériel perdu dans sa quête d’ordre, en ré-introduisant du vivant dans ce qu’il a construit, constatant que sa "construction" l’a en fait amené dans une voie étroite, où il ne se sent pas à l’aise.
L’improvisation musicale enfantine : entre thèse et antithèse
A l’extrême donc, chercher à développer l’improvisation musicale enfantine reviendrait à cultiver un fantasme d’adulte, tendant à faire vivre à l’enfant une expression spontanée par les sons, expression réputée conduire à la libération d’affects hors de portée de l’expression verbale, soit que l’enfant ne maîtrise pas suffisamment sa langue, soit que les mots soient inappropriés à ce qu’il cherche à dire. Dans cette optique, l’occasion donnée aux enfants d’improviser librement sur des instruments constituerait une expérience de créativité artistique dans un espace de liberté, expérience qui, s’inscrivant dans la mémoire de l’enfant, constituerait un élément déterminant de son développement ultérieur, tant individuel que social ; l’authenticité de l’attitude non-directive des animateurs serait dès lors une condition-clé du succès.
Tout à l’opposé, les conservatoires de musique pourraient être séduits par le développement d’une improvisation proposée aux enfants dans une intention d’acculturation tout autre : comme une méthode d’initiation à l’art des sons. Au lieu de cheminer par le processus de guidage traditionnel – par imitation et inculcation de connaissances – l’enfant serait conduit, par une voie plus libre en apparence – mais probablement plus manipulatrice – à reconnaître, au terme du processus, la valeur du patrimoine artistique, ou de la création artistique déjà réalisée dans une société où la musique est élevée au rang d’art. Ici, la pré-occupation pédagogique, voir même méthodologique, prendrait le pas sur le souci de l’expérience propre ; la "non-directivité" utilisée le serait comme une technique pédagogique destinée à permettre à l’enfant une appropriation plus personnelle des valeurs établies ; enfin le raccordement de la "méthode par l’improvisation" au cours ordinaire de la formation (en parallèle ou en continuité) constituerait un objectif essentiel du dispositif.
Je ferai ici l’hypothèse qu’il est possible d’échapper à l’apparente contradiction entre ces modèles antithétiques, et je tiens à défendre une voie qui tient en équilibre l’objectif de libération et celui d’acculturation, l’attitude et la technique non-directive, la créativité et l’intégration. Je postule en effet qu’à l’image du développement verbal de l’enfant – qui apprend à "improviser" sur la base d’une structure de langue pré-établie – la pratique et l’entraînement à une improvisation non-verbale peut l’amener – enfant, adolescent puis adulte – à exprimer une part de lui ordinairement inaccessible à un langage logique et structuré ; que cette improvisation peut devenir une source d’exploration vers des modes de communication plus directs et plus individualisés, à un véritable "langage" en élaboration, langage que l’enfant dégage petit à petit en apprenant à modeler la pâte des sons, des rythmes, des timbres, des articulations, en enrichissant son lexique sonore, en diversifiant et structurant sa syntaxe, grâce à l’appui de maîtres qui lui proposent des moyens, tirés du langage musical en usage pour l’aider à la fois à trouver "his own way" dans l’expression de sa personnalité, sans manquer au passage de reconnaître – et probablement d’intérioriser – les ressources inestimables accumulées au cours des siècles par les grands défricheurs du langage musical.
Ainsi, à la question de savoir si les enfants feront alors "leur" musique, l’appréciation qui en sera faite sera marquée par deux bornes, l’une en amont, l’autre en aval.
En amont, l’enfant n’est pas un terrain vierge de musique : il n’est pas raisonnable d’imaginer qu’il puisse se dégager de toute musique déjà entendue. Prenant cette observation au sérieux, nous nous appliquerons donc bien davantage à ce que les jeunes participants aux ateliers d’improvisation utilisent ce matériel stocké dans leur mémoire pour apprendre à s’en servir à des fins qui soient les leurs.
En aval, c’est notre statut d’observateurs qui est en question. A quelle objectivité pourrions-nous prétendre à identifier ce que pourrait être une musique qui serait "la leur", compte tenu du temps que nous avons nous-mêmes passé pour tenter de distinguer ce qui est musique de ce qui ne l’est pas ?
Sachant cela, nous souhaitons dès lors éviter de prescrire ou de "conformiser", nous bornant à soumettre des propositions de nature à enrichir l’outillage à disposition des participants, outillage mental, mais aussi technique, leur ouvrant le plus largement possible l’aptitude à traduire leurs perceptions, leurs sensations, leurs émotions, leurs affects, leur univers poétique en musique.
L’atelier de sensibilisation des ateliers d’Hervé Thys est donc, dans cette optique, considéré comme un seuil, une porte d’entrée. Mais nous entreprenons dès lors un long chemin avec les enfants, où la joyeuse exploration, avec ses fulgurances et ses errements, fait place à une ordonnance où la pédagogie tient une place raisonnée. Dans l’atelier Thys, le temps était structuré parla succession des trois temps tohu-bohu, silence et improvisation. Désormais, le temps est rythmé en alternance entre les interventions de l’animatrice (énoncé des consignes, explications) et le travail personnel des participants. Ce travail, essentiellement improvisation, se fait dans des limites spatiales et temporelles prescrites, mais son contenu est libre et hors tout jugement de valeur. Solution d’un apparent paradoxe : la technique est directive, mais l’attitude reste fondamentalement non-directive.
Le jeu des parties du tout
Le "jeu" s’est déroulé en six rencontres, planifiées à périodicité hebdomadaire (sauf interruption des vacances de Pâques), au printemps 1996 à Genève (salle d’auditions du Conservatoire Populaire de Musique), autour d’un objectif principal pour chaque séance. Sept enfants de sept ans regroupés autour d’une animatrice, Ariane Leanza, par ailleurs professeur de formation musicale. Ces enfants avaient tous participé à l’Atelier Thys l’année précédente (huit rencontres). Ils appartiennent, sauf une enfant, à des classes de formation musicale (solfège) du CPM. La salle comporte, outre table et chaises, cinq instruments : un piano à queue, un xylophone, un psalterion (cithare couchée), un jeu de cloches-tubes (symphonique) avec mailloche et une flûte à coulisse. Chacun peut de surcroît utiliser sa voix comme instrument s’il le désire. Les "partitions" créées par les enfants (il en sera question ci-après) sont fixées sur un support où une aiguille parcourt le temps de 90 secondes de gauche à droite de la partition.
L’objectif assigné à l’ensemble de l’expérience est de connaître la réponse des enfants à une situation où ils sont invités, après repérage des instruments, à dessiner un "projet musical", à concevoir le déroulement de leur projet dans le temps en comprenant le lien entre le projet de musique et sa notation d’une part, et entre le déroulement du projet dans le temps et sa notation de gauche à droite d’autre part. Le centre d’intérêt demeure toutefois l’intention musicale et sa réalisation. La correspondance entre la musique produite par l’enfant et son graphisme ne font l’objet d’aucune intervention de la part de l’animatrice. L’enfant a la possibilité de récrire ou de corriger son projet. Au cours de la cinquième rencontre, chaque enfant est amené à interpréter le projet noté (la "partition") d’un de ses camarades, sur l’instrument de son choix. Enfin, au cours de la sixième rencontre, chaque enfant est invité à ajouter un contrepoint (noté sur une partie de la partition d’un camarade). La séance est alors consacrée au jeu à deux, à la réalisation de ce "contrepoint improvisé". En un mot, cette séquence a pour but de nous aider à comprendre la façon dont s’élabore chez l’enfant le lien entre expérience musicale et écriture.
Problèmes méthodologiques
En fait, une analyse de contenu stricto sensu sur la base de note prises ou sur observation des bandes vidéo réalisées par Hervé et Henriette Thys fait apparaître très vite la difficulté de considérer ces supports comme documents d’une recherche à proprement parler.
Nous considérons plutôt cette étape comme celle d’une pré-recherche, si celle-ci se définit comme l’identification des paramètres sur lesquels axer la recherche proprement dite. Nous justifierons ce point de vue par une série d’exemples.
Lorsqu’un enfant montre à l’évidence le plaisir qu’il éprouve en réalisant ce qui lui est proposé, on ne sait pas si ce bonheur est dû à la situation de liberté dans laquelle il est placé, ou à la possibilité qui lui est offerte de créer de la musique, ou encore si c’est le produit musical qui l’enchante, ou l’activité de découvrir et d’inventer qui illumine son visage.
Lorsqu’un enfant s’éloigne manifestement, dans sa réalisation, de la "partition" pourtant écrite par lui, il n’est pas possible d’identifier en l’état s’il poursuit en réalité son projet musical (et si la partition est alors devenue inopérante, donc inutile), ou s’il est pris par les idées musicales qui lui viennent dans l’instant comme une suite naturellement produite par les réalisations immédiatement précédentes, ou encore si "l’obligation" faite de suivre le déroulement linéaire du temps en suivant l’aiguille est une contrainte rendue négligeable en regard de l’intérêt de continuer à expérimenter le matériel sonore à disposition, à explorer l’instrument que l’enfant découvre.
Lorsqu’un enfant joue à deux mains un contrepoint improvisé et que manifestement il n’écoute pas son camarade, mais poursuit son propre chemin mélodique et rythmique sans plus se préoccuper de la musique de l’autre, il est impossible de déduire s’il est captivé par sa propre musique (et dans ce cas, plusieurs hypothèses peuvent être formulées), s’il est incapable d’intégrer la musique de l’autre tout en produisant la sienne propre, ou s’il se ferme délibérément à toute influence pour se concentrer sur sa propre activité (dans ce cas aussi, plusieurs hypothèses sont possibles).
De même lorsqu’un enfant est particulièrement concentré sur sa tâche, ou au contraire lorsqu’il est distrait, il est impossible à l’observateur de connaître le motif de cette concentration ou de cette distraction.
Enfin, la situation de groupe, et l’influence de ce dernier sur des paramètres essentiellement liés au comportement de chaque enfant, complique encore la tâche de l’observateur. A l’évidence, le groupe est une forme plus "naturelle" où l’enfant est soumis à une modélisation moins univoque que celle où il se trouverait seul sous la dépendance d’un adulte (situation plus classique de test en psychologie cognitive). Il n’empêche que la présence d’autres enfants (sans parler des observateurs adultes présents dans la salle) exerce à n’en pas douter une influence dans la situation.
La séance de bilan avec les différents observateurs de la séquence – que je profite de remercier ici très chaleureusement pour leur apport à l’analyse de l’expérience (1) – a mis au jour le temps trop concentré, trop "contracté" pour permettre de poursuivre les objectifs assignés.
Néanmoins, une série d’observations non négligeables devraient permettre de cibler la suite de l’expérimentation avec des résultats plus facilement exploitables.
Quelques questions posées par l’activités des enfants
Une première chose qui frappe l’observateur, c’est la relative cohérence des "comportements musicaux" de chaque enfant. Ce qu’on serait tenté d’appeler son "style", fait d’un geste musical et d’une façon d’aborder la nouveauté d’une manière particulière. Prenons l’exemple de Bastien.
Par rapport aux autres enfants, Bastien offre d’emblée une palette de comportements très variés à l’instrument : usage différencié de chaque main, différents types d’attaque et d’accentuation, glissandi, closters à une main, à deux, succession de mélodies à mouvements conjoint et disjoint, répétitions de motifs, une certaine manière de frapper (spécialement sur les instruments à percussion où les baguettes rebondissent naturellement de façon à faire sonner l’instrument), de rythmer, d’enchaîner, le tout avec un très fort engagement musculaire, une façon très personnelle d’être "dans la chose" qui se reconnaît aisément quel que soit l’instrument qu’il joue. Indiscutable signature. Signe de maturité personnelle ?
Aptitude à communiquer sur le plan artistique ? Quel prognostic ?
L’observateur est également frappé par la capacité de certains enfants à s’abstraire du contexte, à s’isoler des autres dans la tâche à accomplir. Témoin Vanessa.
Vanessa est le plus souvent totalement absorbée par son improvisation (comme peuvent nous en convaincre le mouvement de ses lèvres et de la mâchoire lorsqu’elle est en pleine action) au point que tout autre activité autour d’elle (même lorsque la consigne est de "jouer avec" un camarade) est incapable d’attirer son attention.
Elle suit (compulsivement ?) son chemin de pensée ou son schéma d’action, en semblant même réduire son champ de vision au piano, sur quelques notes voisines.
Ce comportement se double d’une approche presque obsessionnelle de la matière musicale : au piano, mélodies exclusivement descendantes, puis exclusivement montantes par mouvement conjoint, au plus de tierce en tierce, ou séparation rigoureuse des aires de fonction des mains : extrême aigu pour la droite, extrême grave pour la gauche ; une rythmique quasi métronomique ; enfin, lorsqu’elle est censée suivre sa partition – ou celle d’un camarade – elle quitte très vite l’indication du temps qui court et peut rester longtemps sur une petite portion du graphisme. Les questions qui viennent spontanément à l’esprit touchent à l’évolution possible de ce comportement vers une socialité plus élaborée. Par quel chemin ? Sur le plan pédagogique, s’agit-il d’une phase qu’il faut laisser s’accomplir avant d’aborder la suivante, ou au contraire le fait de lui faire des propositions complémentaires ou adjacentes lui serait-il profitable ?
Géraldine est une nature (en apparence) réservée, et son geste est discret. Contrairement à d’autres enfants, qui explorent d’emblée tout l’espace sonore qui leur est disponible, elle semble exercer son attention à l’intérieur d’un "mouchoir de poche". Les "variations" opèrent sur des micro-mouvements, accompagnés de micro-nuances. Un certain minimalisme qui ne serait pas moins riche que les volumes travaillés par un expressionnisme débridé.
Question d’échelle ? Effet d’un tempérament de base ? Ou fruit d’une attitude de soumission ? Ou encore de refus de s’engager ?
Nicolas semble plus à l’aise sur la flûte à coulisse pour suivre sa "partition", que sur les autres instruments. La flûte à coulisse offre cet avantage que le mouvement vertical de la coulisse s’exerce dans le même sens que le mouvement du graphisme (bas/grave, haut/aigu), alors que les autres (claviers et jeu de cloches notamment) présentent leur progression du grave à l’aigu sur un plan horizontal, de gauche à droite). Autre avantage pour la flûte : l’instrument n’a pas besoin d’être "regardé" par le joueur, contrairement aux claviers (ou aux cloches) où le regard doit passer constamment de la partition aux touches (ou aux tubes) de peur de frapper "à côté". Cette influence du choix de l’instrument peut-elle être vérifiée, et guider le choix de l’instrumentarium utilisé par la suite de la recherche ?
William, tout en étant par ailleurs extrêmement inventif, est capable, lorsqu’il improvise, de passer un temps important à répéter la même note. Quelle est la fonction de cette répétition ? Correspond-elle pour lui à l’arrêt du mouvement sonore (mouvement auquel il semble par ailleurs vivement s’intéresser) ? Ou au contraire se repose-t-il momentanément sur un terrain "plat" avant de reprendre l’escalade ? L’enfant hiérarchise-t-il ses intérêts en privilégiant un aspect de son exploration pour mieux assimiler les étapes de son parcours ?
On voit bien ici que les questions posées sont de différente nature, selon l’intérêt plus particulier du psychologue du développement, du psychopédagogue ou encore du professeur de musique.
Manifestement le temps n’est pas encore venu de pouvoir mélanger les "champs" d’investigation. La recherche doit progresser selon des hypothèses propres à chaque domaine, qui se réfère à ses propres références théoriques. On peut toutefois souhaiter, à ce stade, que sur le terrain de l’improvisation enfantine, des groupes pluridisciplinaires mettent en commun le fruit de leur travail, afin que la recherche procède de façon coordonnée, donc plus profitable à chacun.
Quelques pistes de recherche
Une telle pré-recherche, disions-nous plus haut, a pour fonction d’identifier quelques pistes de recherche. Nous voyons essentiellement quatre domaines :
1. la psychologie du développement
2. la dynamique de groupe
3. la sémiotique et les théories de la communication
4. la psychopédagogie et la didactique de la musique
Dans le premier domaine, je souhaite laisser à Daniel Stern, professeur de psychologie du développement à l’Université de Genève, qui suit avec intérêt nos activités, le soin de dégager les pistes de travail à privilégier dans les prochaines années, les coordonnant avec les autres recherches actuellement en cours sur la créativité chez l’enfant. L’appareillage de recherche sera inévitablement plus "pointu" et le champ observé plus restreint (moins d’enfants, moins d’instruments, consignes plus étroites pour une activité plus scientifiquement contrôlée).
Dans le domaine de l’étude de l’interaction entre le groupe et les personnes qui le composent, nous ne pourrons procéder que par approximations successives, l’isolation des paramètres en jeu étant une opération quasiment impossible en psychologie sociale, même avec de petits groupes. Il est toutefois indispensable de comprendre comment les jeunes musiciens peuvent arque bouter des éléments de connaissance et stimuler leur pratique respective en utilisant les autres enfants pour enrichir leur expérience et leur pouvoir de création musicale, notamment par l’acquisition d’un vocabulaire et d’une syntaxe utile à leur expression propre. De ce point de vue, il faut admettre les limites de l’expérience réalisée à Genève, où le groupe n’a pas été réellement mis en œuvre ni sollicité en tant que tel, ni dans l’énoncé (prescrit) des consignes, ni dans les moments de jeu improvisé (seul ou à deux). En outre, comme l’observait très justement Sylvie Gabus, le rôle de la position du groupe dans les murs d’une institution (qui plus est Conservatoire !) et son intériorisation par les enfants ne sont pas choses innocentes : la liberté dont on les invitait à faire preuve ne contrastait-elle pas avec les comportements de soumission et de dépendance ordinairement exigés des enfants à l’intérieur d’une école ?
Sur la question du passage du geste au signe, plus concrètement de l’improvisation musicale à son écriture, comme le remarquait avec pertinence Peter Minten : il y a un "trou" ! Dans le cours de formation musicale (appelé encore solfège), il y a recherche de continuité entre le vécu musical de l’enfant (développé par les chansons) et l’apprentissage de la notation convenue. Entre "projet musical" (ou improvisation réalisée) et codification, y a-t-il un lien possible ? Peut-on créer un pont ? A l’évidence la réponse n’est pas aisée.
L’enseignement traditionnel de la musique comprend l’élaboration du lien entre expérience musicale et écriture, mais elle résout le problème en faisant appel à une écriture musicale historique qui aujourd’hui, tout en demeurant pratique pour un répertoire occidental traditionnel, montre des signes d’obsolescence, des limites considérables dès qu’on sort de l’écriture des hauteurs et des durées : en un mot son absence de caractère englobant et encore moins universel.
Cette difficulté se double du fait que, dans les rencontres décrites ci-dessus, nous demandions à des enfants de sept ans de réaliser ce pont. A cet âge, ils découvrent la lecture de leur langue maternelle, et leur pratique de la correspondance entre expression parlée et écrite est toute neuve et absolument pas maîtrisée.
Leur "lecture" elle-même des signes alphabétiques est souvent même encore problématique. Il n’est pourtant pas exclu d’emblée d’imaginer qu’il puisse se créer progressivement un lien, même chez le jeune enfant, entre des éléments de musique créés par lui et des signes correspondants. Mais par quelle voie ?
Question antécédente : l’enfant placé dans la situation d’improviser cherche d’abord à émettre, et n’a pas nécessairement le souci d’être reçu. L’instrumentarium à disposition crée un besoin de découvrir, et dans le meilleur des cas (mais pas a priori) cette curiosité peut amener l’enfant à trouver une correspondance avec ses besoins propres à exprimer quelque chose de lui-même.
Mais de là à communiquer… ? Ce chemin, comme l’indiquait Henriette Thys, de l’intériorité à l’extériorité, de l’expression spontanée au souci d’établir une véritable communication, peut-on l’attendre de l’enfant ? Ici, les théories de la communication pourraient nous être d’un grand secours, et mettre en œuvre un cadre de recherche adéquat. Thierry De Smedt acceptera-t-il de nous aider ?
Enfin, au chapitre de la psycho-pédagogie de la musique, l’expérience des ateliers Thys a l’immense mérite de nous amener à réfléchir sur "quelle musique pour quel enfant ?" (et quel homme de demain ?).
Notre esprit euro-centriste nous a jusqu’ici incités à considérer notre musique comme "La" musique. Le patrimoine est d’une inestimable valeur, il est vrai. Mais cela ne justifie pas que nous nous conduisions uniquement comme des gérants de fortune, en subordonnant toute notre pédagogie au souci exclusif de mise en valeur. Nous avons aussi à éduquer l’enfant musicalement. Or, notre éducation musicale est encore très axée sur l’identification des hauteurs et des durées (certaines hauteurs et certaines durées !) au détriment d’autres paramètres de la musique, comme le fait remarquer très à propos Viktor Flüsser, de Strasbourg. Le timbre, l’attaque du son, sa densité, la composition d’un son complexe, sans parler de l’intensité, de la fréquence dominante, de l’articulation ou du phrasé doivent faire l’objet d’une attention précoce de la part de l’enfant. Ce qui nous fait dire, avec Peter Minten, que l’atelier réalisé à Genève a raconté qu’il fallait accorder davantage de temps à l’expérience proprement musicale des enfants. Cela ne peut évidemment que réjouir Hervé Thys, l’initiateur des ateliers qui portent son nom, pour qui la découverte du génie propre de l’enfant et de sa propre singularité devrait constituer un objectif majeur de notre activité d’éducateur.
Nous poursuivrons donc, et c’est par ces mots que je terminerai mon exposé, et non par une conclusion formelle. En cette matière, les questions posées constituent mieux qu’une conclusion : un appel à des réponses que nous nous emploierons à découvrir à l’image de celles que nous continuerons de poser inlassablement aux enfants.
Roland Vuataz
Président Central de la Société Suisse de Pédagogie Musicale,
Directeur du Conservatoire Populaire de Musique à Genève
Le 25 octobre 1996.