VILLE DE LIEGE
ANGLEUR, le 17 août 1992.
Etablissement communal autonome d’enseignement spécial "Andréa JADOULLE"
Année 1991/1992
La sensibilisation des enfants à la musique et à la création musicale, dans une école d’E.S. de type 8.
Promoteur : Monsieur THYS
Bilan de fin d’année
En guise de préambule :
Ce qui m’a emballée d’emblée lors de notre rencontre avec Monsieur THYS, c’est son enthousiasme, la passion et l’intelligence avec lesquels il nous racontait la démarche.
Et puis, je fus séduite par ce qu’elle véhiculait, à savoir :
Le balayage de la plupart des clichés éducatifs (autre mode de relation),
Le but poursuivi ne vise pas en priorité le plaisir, mais l’auto responsabilité,
L’éducation par évidence et non par questionnement,
Aborder l’univers sonore sans modèle, semble être propice à une structuration personnelle,
Une nouvelle relation adulte/enfant confère à la musique, en tant que support, des vertus de structure (aménagements sociaux).
Nous avons eu le sentiment que cela pouvait nous apporter à tous (enfants et équipe éducative), quelque chose. Et puis, une curiosité était née : comment ces enfants du type 8 allaient-ils se comporter ?
Le projet comportait une part de risques, nos seuls garants étant le cadre concis et précis dans lequel les enfants allaient devoir "jouer".
Nous avons donc démarré avec un enthousiasme quelque peu innocent sans bien savoir où nous mettions les pieds.
Avec le recul, nous pouvons échelonner l’évolution de la situation en trois phases.
1ère phase :
L’euphorie première de l’attrait du nouveau, passée, les manifestations tant des enfants que des adultes se sont succédées tel un raz de marée, nous laissant consternés et déroutés.
1. Panique et malaise chez les enseignants :
Dualité de leur rôle, en passant sans transition de l’attitude passive pendant la séance, à la reprise en main, parfois musclée, en fin de séance, et sans que les enfants ne soient prévenus.
L’enfant face à lui-même, par la non-verbalisation et par l’impossibilité de s’en référer à l’adulte, n’est-ce pas une source d’angoisse, ou de lassitude, donc d’agressivité, et l’instrument, alors, peut-il encore être objet d’expression ?
Comment l’enfant peut-il progresser si ses questions restent sans réponse ?
La compréhension immédiate d’une consigne n’est pas évidente chez la plupart de ces enfants, qui présentent un déficit instrumental.
Les pulsions sont dominantes et non canalisées.
La charge affective des enfants ne semblait pas être prise en compte.
L’exploitation éventuelle des productions, ou la verbalisation occasionnelle possible en-dehors des séances n‘étaient pas clairement définies.
2. Réactions diverses des enfants :
Sans nécessairement en être conscients, ce sont eux qui mènent la barque.Très vite, nous sommes conscients que nous travaillons sans filet et que les enfants utilisent toutes les failles.
Provocation systématique de certains, pour tester l’attitude apparemment permissive de l’adulte, pour demander leur intervention, voir des limites.
Le contexte de pseudo-liberté avec des règles implicites génèrent leur angoisse qu’ils ne peuvent contenir. Tout ce qui est implicite est gommé.
Rien ne se construit dans la relation enfant/instrument.
L’imitation apparaît dans le phénomène de la déstructuration.
Ils ont en fait très bien compris les règles, mais les utilisent pour eux : il n’y a pas de contrat, ni entre eux, ni avec l’adulte ; ils n’en attendent rien.
Quant aux contrats cachés, ils ne fonctionnent pas ; mieux ils prennent plaisir à les détruire.
Ils se découvrent des comportements, des craintes, des envies, des frustrations, des plaisirs, et sont face à eux-mêmes pour les gérer.
Investis de tous ces éléments, il nous a paru indispensable de faire le point, de réfléchir ensemble.
2ème phase : questionnement et aménagements
Nous avons été confrontés à diverses questions :
Concernant les enseignants :
Faut-il systématiquement renvoyer l’enfant à lui-même s’il transgresse l’explicite, l’implicite, s’il interpelle l’adulte sur le fond, sur la forme ?
Faut-il être plus explicite sur le permis et le non-permis ?
(Que), (Comment) faut-il verbaliser ?
Concernant les enfants :
Cette démarche peut-elle s’adresser à ces enfants ?
N’avons-nous pas suffisamment pris en compte leur fragilité, condition de départ ? (bien que l’impact dans l’école ne s’avère pas négatif !)
Ces enfants sont-ils prêts, sachant notamment qu’ils mettent plus de temps à comprendre ?
Ne sommes-nous pas tout simplement impatients en les renvoyant trop vite à la norme ?
Peuvent-ils décoder aisément, sans notre aide, l’explicite et l’implicite, à fortiori s’ils n’en voient pas les bénéfices dans l’immédiat ? (la plupart d’entre eux ont de grandes difficultés à anticiper, à se projeter dans un avenir plus ou moins proche ; d’autre part, les limites implicites ne peuvent fonctionner que s’ils ont des lois intériorisées).
Peuvent-ils entrer dans le "comme-ci" ? En tout cas, en ce qui concerne la casse des instruments : aucun d’entre eux n’a trouvé cela normal.
Les aménagements :
En reconnaissant son droit à l’enfant d’être nature mais pas anarchique, nous est apparue la nécessité de mettre en place d’autres aménagements pratiques pour qu’ils comprennent les limites implicites, pour qu’ils respectent davantage les consignes et accèdent plus aisément au plaisir.
1. Mais s’il y a à verbaliser, cela ne peut se faire dans le domaine du commentaire musical, mais dans celui du cadre.
2. Aménagement d’un espace transitionnel pour "l’avant" et "l’après" séance où l’enseignant peut réinvestir son rôle, et où chacun a la possibilité d’exprimer certaines choses quand le besoin s’en fait sentir, dans un contexte dénué de jugements de valeurs.
3. Adapter rigoureusement les consignes de départ, ou peut-être s’assurer qu’elles sont comprises.
4. Multiplier les micros : accessoire important dans le processus d’identité à soi et aux autres.
5. Espacer les séances pour un meilleur investissement des enfants, et réduire le nombre d’enfants par groupes.
6. Auto-responsabiliser l’enfant quand la consigne du silence n’est pas respectée (séance interrompue).
7. Si le besoin s’en fait sentir, interventions corporelles, verbales ou gestuelles, qui amèneraient l’enfant lui-même à modifier son comportement, qui le placeraient face à un choix sur lequel il ne pourrait revenir.
3ème phase :
Celle-ci voit naître des métamorphoses notoires.
Les moments d’échanges entre les adultes (groupe de réflexion avec des personnes ressources) ont permis peu à peu une détente chez ceux-ci.
Quant aux enfants, peu à peu, des choses se passent, différentes selon les groupes.
On constate enfin :
Une stimulation mutuelle positive pour certains.
Un phénomène d’auto-progression chez les plus grands parce qu’ils n’ont visiblement pas envie de se ridiculiser face aux condisciples.
Certains enfants isolés ont pris des initiatives, dépassé leur inhibition habituelle, mais sans pour autant réussir à produire. Le statut d’un enfant – applaudi spontanément par les autres – s’est trouvé renforcé, suite à une production vocale tout à fait étonnante (cet enfant présente d’importants problèmes de langage). D’autres commencent à sentir la nécessité implicite de séduire, d’intéresser, de surprendre l’auditoire.
Un moment-clé, le stade du "pouvoir" : l’enfant qui produit, décide du silence, du choix des autres.
S’ensuit la gestion de ce pouvoir ; s’il devient excessif, il le perd.
Les effets apaisants du contact corporel quand le besoin s’en fait sentir intensément, et qui amène l’enfant à une confiance, à une reconnaissance, à une complicité ; qui peut l’aider aussi à accepter une contrainte. On peut ici se demander quelle est la part faite à l’enveloppe psychique, à l’enveloppe sonore ; les aménagements tels que la disposition circulaire des chaises, les bras autour du corps, représenteraient des garants, tant que l’enveloppe personnelle n’est pas suffisamment solide. Au cours de l’éducation musicale, l’enveloppe sonore élaborée deviendrait le substitut des bras protecteurs.
Une plus grande spontanéité et des moments magiques de créativité apparaissent, les enfants communiquent peu à peu entre eux par l’instrument ; ils s’écoutent davantage.
En acceptant tacitement que l’enfant ait besoin de "tricher", de jouer avec la règle, nous n’entravons pas nécessairement le processus d’évolution qui se concrétise.
L’apparition du plaisir, s’accompagnant d’une meilleure gestion de l’angoisse.
Arrivés au terme de l’année, cette 3ème phase s’achève, hélas, aussi, avec un goût de trop peu.
Les enfants sont maintenant "dedans".
Nous amorcions peut-être une 4ème phase, celle de l’aboutissement. Les contraintes horaires en ont décidé autrement.
En guise de conclusion, force nous est de constater que "ne s’occupe pas des enfants de l’E.S. qui veut !" Et notre identité s’en est trouvée renforcée.
Autrement dit, tout au long de cette belle aventure, nous avons été constamment interpellés par les enfants eux-mêmes, quant au fondement même et à l’adéquation de nos attitudes.
Ils nous ont rappelé sans ménagements leur façon de renvoyer leurs problèmes à l’adulte, leur intense fragilité, parce que leur vie est une histoire d’amour qui a échoué ; leur état d’enfants écorchés qui n’ont pas envie de faire plaisir à l’adulte et en qui ils n’ont plus guère confiance. Il ne fait pas leur en raconter. Ils nous ont appris, non pas à les craindre, mais à y croire.
Nous envisageons, tout d’abord d’achever ce cycle interrompu par les vacances, et ensuite, pourquoi ne pas ouvrir un atelier aux enseignements ordinaire et spécial ensemble ?
Nous pensons que c’est tout à fait possible, dans la mesure où le cognitif n’intervient pas, et pour autant qu’il y ait des garants, notamment le critère de choix de l’animateur, et le maintien d’un lieu de réflexion.
Nous rendrons aussi hommage à l’animatrice, qui ne n’est jamais départie de son calme et de sa bienveillance, malgré l’inconfort que présentait une approche très différente de sa pratique habituelle.
La directrice, F. Verjus.