Méthode Thys

IS01

Isabelle Stengers – premier entretien , le 10 mars 1999

Question A Bien, je n’ai vu le dispositif qu’en vidéo comme la plupart.

Et l’une des choses qui m’a intéressée dès le départ c’est la différence entre les images montrant les enfants la première fois, tout gênés, se demandant ce qu’ils peuvent faire, parfois ne bougeant pas, produisant des signes complètement caricaturaux souvent, c’est à dire que le premier qui fait un son les autres se bouchent les oreilles de la manière la plus visible et regardent tout de suite les adultes et le contraste entre cela, les enfants tels qu’ils sont amenés au dispositif et les mêmes enfants quelques temps plus tard, c’est à dire quand ils sont effectivement chez eux, quand ils ont accepté que la consigne qui leur était adressée n’était pas du bidon, que les adultes n’allaient pas tout d’un coup intervenir pour tout de même commenter, pour tout de même évaluer, pour tout de même faire des différences.

Quand donc ils ont fait confiance au dispositif et aux adultes et que quelque chose s’engage qu’ils semblent prendre au sérieux et qui les rend beaux. Ce qu’il y a de frappant dans ces images c’est que les enfants sont assez beaux et que l’on n’a pas si souvent l’occasion de voir des enfants ensemble face à des adultes et se comportant comme si les adultes n’étaient pas là pour les juger, ne faisant pas les singes pour les adultes. Des enfants ensemble et pourtant en présence des adultes !

Donc c’est cela qui m’a intéressée puisque en général les enfants ensemble sont complètement différents selon qu’ils se savent observés ou non : cour de récréation, les adultes sont là sans être là, ils vont à leurs affaires, ils ne sont là que s’il y a des pépins et encore...

En classe au contraire, ils sont tous face aux adultes et il faut beaucoup de talent pour le prof pour réussir à avoir un être ensemble des enfants qui ne soit pas complètement focalisé autour de lui, de ses jugements, de la manière dont les enfants spéculent sur ce qui les attend. Il y avait donc un nouveau type de mise ensemble adulte-enfant, et c’est cela qui m’a intéressée.

Qu’est-ce que j’en attends ? Bien, cela on verra plus tard.

Je ne sais pas ce que l’on peut en attendre, c’est déjà une expérience pour ceux qui le voient, pour ceux qui savent que cela peut exister, qui savent que les enfants en sont capables et donc la manière dont cela proliférera éventuellement appartient à une histoire... qui est rendue possible, cela fait donc du possible. On manque de possibles... je n’en attends pas spécialement une révolution dans le rapport enfant/parents mais c’est un recours, un argument, un possible...

D.D. Et donc la première fois où tu l’as vu... c’était donc en vidéo...

Question B Je l’ai vu en vidéo, et je l’ai vu avec Hervé et effectivement cela c’est quelque chose qui marque l’expérience que de voir ces images la première fois avec Thys lui-même.

Puisque son propre intérêt, sa propre attention, sa propre passion fait partie de l’expérience de voir ces images, on les voit et on est aussi en train de faire partie de l’expérience au moment où on les voit, c’est à dire de réagir, de commenter et de nourrir l’expérience.

Je crois que dans ses premiers balbutiements les témoins qui célèbrent l’expérience, qui disent oui, oui c’est intéressant... ont un rôle actif. Thys c’est l’obstination même, donc il n’en a pas vraiment besoin, néanmoins je crois que c’est utile aussi, cela crée une importance à ce qui se passe et cela peut la stabiliser.

D.D. Et la première fois tu te rappelles de quoi vous avez parlé ?

C’est loin la première fois... Mais ce à quoi moi, j’étais attentive c’était justement à la différence - et c’est elle que je commentais - entre les premières images des enfants commençants et complètement hésitants, et donc caricaturaux, c’est à dire l’image d’enfants dépendants d’adultes en situation scolaire et le fait que ensuite effectivement on voit très bien qu’ils ne regardent plus vers la caméra, ils ne regardent plus tellement vers les adultes.

Donc c’était surtout cette dimension là : Est-ce que le dispositif marche ou continuent-ils à simuler ce qu’on leur demande ?, à laquelle j’ai fait attention.

D.D. Et quels sont les indices qui te faisaient croire qu’ils n’étaient pas en train de simuler, à part l’éventuelle joie...

Bien, c’est déjà un énorme indice... il n’y a aucune preuve dans ces histoires là.

Simplement, on avait l’impression effectivement qu’ils étaient dans un espace et que les limites de cet espace n’étaient pas un lieu d’observation pour eux. C’est à dire qu’ils étaient dans cet espace et pas en représentation par rapport à des spectateurs... je me trompe peut-être complètement, on ne peut pas savoir véritablement.

J’ai l’impression que de ce point de vue là c’était une réussite surtout à cause du contraste avec les premières images, et aussi le moment où le micro était remis au centre et où ils se remettaient à faire les singes. Donc c’est vraiment par contraste : ils se remettaient de nouveau à regarder de temps en temps les adultes pour voir si ils n’excédaient pas une borne qu’ils n’auraient pas encore atteinte mais il y avait des moments où visiblement ils ne testaient plus les limites éventuelles du dispositif, ils étaient dedans et ils expérimentaient le dispositif en tant que tel.

C’est pas un savoir absolu, mais les contrastes étaient assez frappants pour qu’ils me rassurent, pour qu’ils m’intéressent...

Question C Bon, moi je ne connais pas du tout d’autres dispositifs d’introduction à l’univers sonore sauf ceux que j’ai subis et qui ont constitué un ratage total d’une quelconque introduction à l’univers sonore...

La seule chose que je peux dire c’est qu’ils font là en présence des adultes quelque chose que normalement les adultes réprouvent, ils font quelque chose où la différence entre faire du bruit, casser les oreilles des gens et expérimenter avec des instruments n’est pas donnée... C’est à eux de s’orienter entre le faire du bruit qui produit toujours des réactions négatives de la part des adultes et de expérimenter avec des instruments, et entre eux, et avec des gestes etc.

Donc je suppose que c’est cette possibilité d’exploration là où usuellement la situation est binaire : soit on fait du bruit, on fait du n’importe quoi, soit au contraire on tente de bien utiliser l’instrument - qui est le caractère inédit. Qu’est-ce que l’on peut faire avec un instrument, qu’est-ce que l’on peut faire ensemble ? n’est pas usuellement la manière dont on introduit les enfants à l’univers sonore... en tous celas moi, c’était par le solfège... et le est-ce faux, est-ce juste ?

Je ne sais pas du tout quels sont les nouveaux types d’introduction à l’univers sonore qui ont été expérimentés - je pense que j’ai expérimenté le pire - mais je pense que l’indifférence radicale affichée par rapport au "faire du bruit" est quelque chose qu’il fallait inventer, qu’il fallait produire. Et il fallait en être digne, c’est à dire rester effectivement totalement indifférent à ce type de réussite : ils ont cessé de faire du bruit...