Les questions débattues autour du thème de la "culture" et de la transmission impliquent que, d’une manière ou d’une autre, est posée la question de notre passé, et notamment du poids d’un certain rapport au passé, celui que scandent des œuvres qui semblent mettre au défi le présent d’avoir à les surpasser… quitte alors à ce d’aucun n’annonce que l’avenir ainsi thématisé est bouché. En musique notamment, on entend dire que nul ne pourra plus innover car "tout a déjà été fait".
Et si ce qui atteint actuellement son terme en effet, était le grand thème de l’œuvre, où un auteur doit trouver les moyens de se dire tout entier et, dans le même mouvement, de créer un monde ? Et cela tout en renouvelant la définition même de la musique. Thierry De Smedt, Hermann Sabbe, Daniel Stern et Hervé Thys s’interrogent à propos de ce qui nous est arrivé depuis que, au 19ème siècle, créateur et génie se sont mis à rimer.
"Je crois que nous avons un rapport névrotique au passé. Il n’est pas forcément mauvais en lui-même, la question est : "et alors, que va-t-on faire ?" Il n’est pas en soi mauvais de collectionner les sédiments du passé, mais il faut quand même savoir que c’est un rapport névrotique. Il y a quelque part une difficulté à vivre le présent, si on veut tout le temps se charger à ce point là de tout ce qui a été fait avant nous. La question est comment constituer un rapport au présent capable à la fois d’assumer ce passé et de ménager une possibilité d’exprimer, de matérialiser, de le revoir, de le revisiter d’une façon créative, originale etc. C’est un peu la même chose que construire des routes, ou une ville, c’est aussi fermer l’environnement mais la question c’est alors : comment allons-nous réussir à y vivre puisque de toutes façons elles sont là ? Je crois qu’on est un peu dans la même position par rapport à tous les signes de la culture du passé - et notamment la musique. Je pense donc que le futur n’est pas assez indéterminé. Avec la charge de passé que l’on a constitué à travers la reprise de tout ce que le passé nous lègue, culturellement, techniquement etc., c’est au contraire un excès de fermeture qui caractérise le futur. Donc la question n’est pas : comment allons-nous arriver à imaginer le futur, c’est comment allons-nous arriver à faire un futur ? A faire autre chose que cette espèce de réplication, ce transport en avant de toutes les logiques dans lesquelles nous sommes inscrits ?"(T.D. p27)
Pour Hervé Thys, il faut commencer par célébrer la formidable (et redoutable) puissance de novation associée au passé dont nous héritons. Non pas pour l’opposer à une "musique traditionnelle" qui disqualifiée comme statique, mais parce que ce qui nous est arrivé est vraiment très singulier. "Il y a nettement plus de liberté par rapport à l’héritage (dans la tradition musicale occidentale) que dans n’importe quelle musique africaine, en ce sens que l’Africain est un peu comme cet oiseau qui pendant sept ans doit apprendre le chant des adultes avant de pouvoir avoir un couple. (…) Dans la transformation de l’héritage disons musical, pourquoi est-ce qu’il y a transformation lente dans la musique ancestrale africaine, chinoise etc. C’est simplement parce qu’il n’y a pas moyen qu’il n’y en ait pas. Mais ce n’est pas du à une personnalité soudaine comme un Beethoven, Schubert ou dieu sait quoi. C’est à dire que nul n’a pas pris, et nul ne le peut parce que c’est interdit, nul n’a pas pris l’héritage pour le transformer. Chaque musicien a pris l’héritage pour le poursuivre à l’identique, et comme il ne sait pas le poursuivre à l’identique parce qu’il n’y a pas d’identique, il est évident qu’il y a transformation. (…) Mais il est évident que les musiciens occidentaux, à travers notamment la polyphonie, ont tout d’un coup mis en marche une sorte de questionnement à travers la personnalité individuelle "Non je ne vais pas obéir à cet héritage". Et je crois que ce qui reste le plus fascinant c’est la musique occidentale. Mais je ne dis pas qu’il faut qu’elle soit la référence sur la planète entière cela ne tient pas debout, cela serait de nouveau une colonialisme d’autant plus que son extraordinaire fascination c’est aussi peut-être son suicide, c’est à dire d’avoir été aussi loin que l’on pouvait justement dans le refus de ce que le père ou le grand-père avait amené." (H.T. (2) p8)
L’histoire de la musique occidentale est donc fascinante, captivante, mais sa dynamique, celle d’une affirmation "géniale" mettant en question son héritage sur un mode délibéré, pourrait bien être suicidaire. Hermann Sabbe, qui, comme Hervé Thys, fut d’abord musicien interprète, marque son accord : l’"œuvre" est en crise. "Le monde de la musique classique européenne, occidentale ? (…) Que Beethoven ait échoué – quoi qu’il soit un monument absolument incontournable bien sûr – mais que, disons, l’archétype Beethoven ait échoué, là je veux bien. Surtout si on essaie d’écouter Beethoven comme l’ont écouté ses contemporains : on se rend compte de l’extraordinaire violence de l’égotisme de cette musique, c’est absolument ahurissant. Écoutez le final de la fameuse cinquième symphonie, c’est d’une violence, d’un vouloir, d’imposer à l’auditeur… "voilà ce que je prétends et vous allez m’écouter". Ce que l’on appelle le dernier Beethoven c’est déjà autre chose, c’est déjà l’hésitation de ne plus vouloir, de ne plus pouvoir imposer. Mais ce que l’on appelle le Beethoven moyen, de la cinquième symphonie, c’est d’une violence… il faut s’imaginer cela, il faut traduire cela dans notre monde actuel, dans la brutalité sonore de notre monde actuel… très bien captée par certains musiciens de tous genres, par Xenakis et par Nono, comme par Jimmy Hendrix. Imaginez Beethoven avec les moyens sonores d’aujourd’hui, avec les armes d’aujourd’hui. Alors oui, je dis avec Hervé Thys, que l’archétype Beethoven, que la grande musique classique – qu’Hervé lui-même a programmée pendant des années, quand il était directeur de la Société Philharmonique de Bruxelles – cet archétype a échoué, oui. Et j’ajoute une note personnelle : je pense que si j’ai cessé, il y a une trentaine d’année, de me produire en tant que musicien classique professionnel, cela a du être cela. J’étais violoncelliste… Je n’ai pas tout à fait compris à l’époque… je n’aurais pas pu à l’époque, il y a trente ans, en parler comme je le fais aujourd’hui (…) La question est de savoir quel est le rapport entre une production musicale - quelle qu’elle soit : œuvre, jeu ou n’importe quoi - avec une vision du monde. L’œuvre bien sûr, philosophiquement parlant, c’est la représentation musicale ou artistique d’un monde clos, parfait, déterminé. L’œuvre c’est cette chose close qui – comme le disait Aristote déjà – a un début, un milieu et une fin, qui, en musique, a un déroulement temporel tout à fait établi. Bien sûr à l’intérieur de ce déroulement on peut se poser des questions. Il y a des rapports à établir qui peuvent d’ailleurs être différents à chaque écoute, qui peuvent être différents d’un auditeur à l’autre… Mais fondamentalement, c’est cela l’œuvre : la réflexion artistique d’un monde bien établi qu’il ne s’agit plus que de représenter. Donc si cela est ce que l’on estime être l’existence du monde… bon, on passera par le relais de l’œuvre. Mais si c’est d’un autre monde que l’on rêve, l’œuvre n’y aura pas de place. Pas dans le sens où nous l’entendons, pas dans le sens de cette chose qui, d’une manière ou d’une autre, est fixée (…) Et sans doute faut-il trouver – et c’est sans doute l’intérêt de l’approche Thys – un moyen terme, une forme de culture qui permette la compréhension mutuelle entre individus par le biais des sons mais où subsisterait une liberté qui n’est pas laissée par le principe de l’œuvre." (H.S. (2) pp7-8)
La musique n’est évidemment pas la seule forme artistique productrice d’œuvre, mais, pour Hervé Thys, sa singularité est que les risques pris, dans le cadre de cette tradition où chaque génération doit briser les normes de la précédente n’ont pas, au cours des dernières décennies, suscité l’adhésion de son public, même "cultivé". La mise en question de la différence entre "bruit" et "musique" fait horreur, et c’est ce qui l’intéresse tout particulièrement. "Au niveau du graphique tout est relié à la propriété, à l’argent : on fait un trou quelque part, on le photographie, le trou a disparu parce que la mer a monté mais on revend les photographies etc. Donc il n’y a plus de problème, on a pu continuer comme auparavant malgré le message que donnaient certaines personnes : "cela ne peut plus être comme avant"... "Ceci n’est pas une pipe" ou d’autres, donc "nous ne pouvons plus faire comme avant". Et tout s’est produit comme si ils n’avaient rien dit, ils ont été récupérés, cela vaut des centaines de millions, il n’y a pas de problèmes (…) (Mais) le sonore est allé dans une direction où tous les "gens normaux" hurlent de rage, de terreur : blasphème, destruction... Je pense aux livres de Jacques Attali, de Luc Ferry. Ferry est merveilleusement informé sur beaucoup de choses, quand il parle de peinture on voit qu’il a beaucoup lu, mais en musique : rien. Il n’a rien écouté. Évidemment des gens comme Ferry et Attali ont pu prendre connaissance assez facilement de l’évolution de l’histoire de l’art, de la peinture - ce n’est pas très difficile : on fait quelques musées, on a des livres chez soi, et l’évolution est d’ailleurs reprise par la publicité, par la télévision, par toutes sortes de médias. Dans les maisons d’aujourd’hui, on n’est pas affolé à l’idée qu’il y ait des taches de couleur sur un mur. Il n’y a personne qui hurle : la personne qui n’adore pas cela , elle se met automatiquement à distance. Mais quand elle entre dans un lieu où on entend de la musique de Cage, il n’y a pas de mise à distance : c’est tout aussi prenant que si on lui mettait en bouche des choses qu’elle n’aime pas, c’est dans les oreilles, c’est le réflexe de dégoût (….) Il y a un refus de toute la société d’évoluer par rapport à cette évolution du monde sonore. Toutes les salles de concert continuent sur les rentrées financières qui sont le beau Beethoven, la dernière version de Beethoven etc. La force et la faiblesse de la musique de Cage c’est que l’on devient "cagien" et que l’on se fait un monde sonore qui est le vôtre et chacun pour soi, et qui est ignoré des intellectuels qui n’en n’ont pas connaissance… ils ne sentent pas que c’est une ouverture à la transformation musicale." (H.T. p33)
Une autre singularité de la tradition musicale-sonore est la différence faite par les moyens d’enregistrement. Que l’écriture puisse être copiée, et que l’on ait accès à la "même œuvre" en édition de poche ou en édition originale, va maintenant de soi. Les films également sont fait pour être distribués et vus à l’aide de multiples copies. Avec actuellement le problème supplémentaire, cependant, de leur double réduction au "petit écran" et à la vision solitaire. Les œuvres en peinture et en sculpture de l’âge classique étaient, elles, en revanche "uniques".
Mais l’irruption de la possibilité de capter et d’enregistrer ce qui était auparavant fugace et toujours "au présent" (production orale, musicale ou sonore) a fait littéralement événement. "Si on rembobine l’histoire des moyens d’expression, il me semble que la création de matériau-supports dont le premier on pourrait dire que c’est un petit morceau de bois taillé avec des encoches, a, à mon avis, toujours contribué à déplacer une certaine valeur qui au commencement - à supposer qu’il y ait un commencement - reposait sur l’énonciation pure, l’énonciation du cri tenait toute sa valeur en lui-même, dans ce temps de l’énonciation (…) L’énonciation est devenue, d’une certaine façon, subordonnée à la puissance du texte, ce qui caractérise aussi un certain type de société, un certain type de modernité, tout cela c’est lié. (T.D. p39-40)
La découverte du sonore en tant que matériau techniquement maîtrisable a suscité une prise de recul, et - là, interprétation personnelle - un report d’une partie de quelque chose qui était encore dans une situation de concert, dans l’interprétation même d’une musique écrite vers l’expérience de l’auditeur qui, à ce moment là, peut revoir, réécouter, autant de fois qu’il veut et qui donc commence à être le témoin de sa propre itinérance dans l’écoute d’une oeuvre. (T.D. p43)
Le gramophone a littéralement fait exploser le rapport au son, il a créé une industrie à lui seul etc. C’était totalement imprévu, on croyait qu’ils allaient servir à enregistrer les grands discours des hommes politiques qui nous faisaient pleurer quand on les écoutait. Et les gens se sont rendus compte, en les réécoutant, qu’ils ne pleuraient plus, qu’ils trouvaient que ce type avait une voix de canard, ... c’est à dire que n’étant plus dans l’énonciation, ils découvraient que cette énonciation n’était pas du tout magique, merveilleuse, puissante etc. (…) et que au contraire, à partir du moment où on enregistrait, il fallait apprendre à parler autrement, être moins hystérique, moins vibrant dans la voix etc., mais que par contre on pouvait chercher à chuchoter, à rigoler etc. Donc le rapport vocal a vraiment été complètement modifié (...) Le producteur d’enregistrement est devenu quelqu’un qui voulait s’identifier à l’auditeur, et qui voulait construire une expérience non pas à partir de la production mais à partir de la fabrication d’un dispositif déclencheur d’audition, de lecture, de découverte etc. Et on a bien à ce moment là découvert, et toute l’industrie du disque l’a montré, qu’il y avait une nature tout à fait différente entre les critères de réussite d’un enregistrement sur le vif d’un concert et ceux de mise sur le marché d’un produit, production-distribution d’un objet reconnu... Et il me semble que la différence tient dans l’exigence de virtualité... Au fond ce que l’on attend d’un enregistrement c’est son pouvoir virtuel, comme d’un bon livre. C’est à dire de pouvoir supporter de repasser, de repasser dessus sans l’épuiser, sans qu’il devienne crispant, sans qu’on ait l’impression d’en avoir fait le tour. Et que cela a relativement peu de choses à voir avec la magie de son énonciation. Il y a même presque à la limite un antagonisme. Et donc c’est l’existence de supports enregistrés qui semble avoir d’une certaine façon repoussé le sacré du moment de l’énonciation vers le moment de l’audition. (T.D. p40)
Le côté énigmatique d’un grand nombre d’œuvres musicales tient justement à leur grande virtualité, au fait que l’enregistrement ne les tue pas. Au contraire, il me donne une certitude c’est qu’à chaque coup ce n’est pas l’enregistrement qui a changé - oui, on peut dire que si l’on met une petite feuille de papier à cigarette devant tel haut-parleur, j’entends un peu différemment - mais fondamentalement c’est quand même le même tempo, le même rythme, les instruments restent mixés de la même façon, ils ont respirés au même moment à chaque audition etc. et donc je suis confronté à l’évolution de mon écoute prise comme - ce serait le contraire de l’énonciation - "l’in-nonciation" ?, tout le poids historique instantané d’un instant d’écoute par rapport à un produit qui lui ne change pas." (T.D. p42)
Mais ce "poids historique" de l’œuvre que l’on ne se lasse pas d’écouter est décrit de manière assez différente par Hervé Thys. "Le mot propriétaire on le retrouve naturellement dans toute l’histoire de la musique : la musique permet de rester propriétaire de l’œuvre que l’on a créée et permet à l’auditeur de partir avec, d’être propriétaire de la chose. Pour moi, la chose au fond vous prend autant qu’on la prend, c’est à dire qu’on la prend, on part, mais on est coincé par la relation avec la chose. De plus en plus, j’ai considéré avec étonnement combien une oeuvre d’art belle pouvait me coloniser... C’est à dire que quelqu’un qui écoute de nombreuses fois un quatuor de Debussy, pour prendre un exemple, et qui ne considère pas que c’est une oeuvre extrêmement valable, extrêmement enrichissante, n’est pas un être humain, quelque part. Il peut être un être humain et ne pas la connaître parce qu’il n’a pas eu l’occasion de la connaître. Il y avait des gens qui au début de ce siècle n’aimaient pas Debussy, mais je ne connais actuellement aucun mélomane qui puisse dire "je n’aime pas Debussy", parce que ce n’est pas possible : l’oeuvre de Debussy prend greffe sur votre cerveau et, à force de l’entendre, on tourne comme avec un disque, le cerveau est pris dedans... et n’en sort plus. (...) Il s’agissait bien d’un objet qui ne pouvait pas bouger en aucune manière parce qu’il était parfaitement terminé, clôturé." (H.T. p6)
Cette "force", propre à l’œuvre musicale, qui possède le compositeur et l’auditeur, possède aussi l’interprète. Pour Hervé Thys, le violoniste belge Arthur Grumiaux est sans doute l’exemple par excellence, indépassable, d’une recherche de perfection, d’exploration exhaustive des virtualités de l’œuvre, et, en tant que tel, il annonce la fin d’une époque.
"Arthur Grumiaux clôt plus que l’histoire du violon. (…) En tant que violoniste il clôt l’histoire de la beauté dans laquelle se trouve le violon. Et on peut dire que c’est toute une époque qui est née à tel moment et qui s’est clôturée à tel autre, avec le concerto d’Alban Berg pour dire quelque chose. Tous les gens qui composent des concerto, ils font du plagiat parce qu’il n’y a plus moyen simplement. Alors ce qui est intéressant chez Grumiaux c’est que quelqu’un ait pu le faire, parce que d’une part, cela permet de ne plus le faire, et d’autre part, cela permet de constater que cette époque aussi extraordinaire qu’elle soit, n’est pas actuelle. C’est à dire que quelqu’un qui voudrait utiliser un violon (comme Grumiaux) perd simplement son temps à vouloir faire quelque chose que quelqu’un a déjà fait. Et c’est une question étrange parce que pourquoi n’en aurait-il pas le droit ? Et il est évident qu’il en a le droit. Mais le droit – attention - ce serait de ne pas tricher avec soi-même. Or, cette personne, qui regarde la télévision tous les soirs, qui écoute la musique qu’il entend et qui vit notre actualité occidentale, bien entendu, triche si elle dit "je fais cette démarche là" (celle de Grumiaux). Cette démarche ne pouvait être faite, comme Grumiaux l’a fait, qu’en mettant un mur (entre lui et son époque) pour pouvoir interpréter. C’est à dire qu’être contemporain ne permet pas de regarder la beauté et l’émotion de la beauté par rapport à notre passé tout en restant contemporain… Ou bien il peut y avoir des gens qui font une recherche, qui vivent en montagne avec des chèvres et qui refusent le monde. Alors naturellement peut-être qu’à ce moment là, si il y a vraiment refus du monde, peut-être que l’on peut. Mais la tricherie ce serait : "non je suis contemporain et je sais encore faire ces choses là" : c’est clôturé, c’est terminé. Je tiens à le dire parce que justement cela pose un horrible problème aux musiciens, aux conservatoires etc. "comment, si il est celui qui jouait le mieux, peut-il être un exemple à donner"… mais non, il n’y a pas d’exemple à donner. Et là on revient à Cage : Cage n’est pas un exemple pour nous." (H.T. (2) pp13-14)
Si John Cage n’est pas un exemple pour Hervé Thys, c’est parce que, en faire un exemple, une référence, c’est encore et toujours prolonger une tradition qui fait rimer le "sacré" et le "fais moi peur". "Fais-moi peur, ne me montre pas simplement l’héritage de ce que tu as aimé et qui t’as instruit, fais-moi peur. Vas aussi loin que tu peux pour que je tremble devant l’organisation sonore ou l’organisation peinture. Mais attention ne sort pas d’une certaine concurrence, de ce qui, au niveau de l’esthétique de notre population, pourra être accepté, ne fut-ce qu’avec retard. Le problème c’est que comme la situation était totalement explorée, Cage, en profond admirateur du passé mais en étant tout à fait actuel, a simplement dit "le sonore ne peut pas être résumé à l’organisation musicale cohérente". Le sonore c’est également le bruit des fourchettes dans un restaurant, une radio portative qui s’allume par hasard… le sonore c’est le tout. C’est donc le bruit : le bruit est sonore bien entendu, c’est tout ce que l’on a oublié (…) Là on est dans une situation totalement nouvelle dans le domaine sonore, où les enfants, eux, n’ont pas peur, ils nous précèdent tranquillement dans une organisation parce qu’il y en a une, mais qui est tellement riche, tellement complexe, qu’elle est, par rapport au passé, incohérente. Alors il faut les enfermer parce qu’ils sont incohérents ? Non, il faut au contraire vivre avec l’incohérence de ne pas pouvoir croire que l’on va tout maîtriser. La gageure est simplement ou bien ce système là se poursuit à travers le christianisme, à travers des obligations et des lois de plus en plus strictes, ou bien simplement il n’est plus adapté et je pense que justement le domaine sonore nous dit pourquoi il n’est pas adapté." (H.T. (2) pp9-10)
Où l’on en revient aux enfants qui n’ont pas peur. Qui ne font pas du "Cage" parce qu’ils sont étrangers à la tradition par rapport à laquelle Cage, soit fait peur soit sert de référence, ou alors les deux à la fois. Où l’on revient donc à ce que Hervé Thys appelle la "musique" des enfants. "Cette musique fait un sens pour certaines personnes comme Herman Sabbe, moi, d’autres. Quel est notre rapport avec cette musique ? Pour moi, c’est d’abord le rapport de libération par rapport à la musique de Debussy, Beethoven etc. Je me sens libre en écoutant cette musique parce que cette musique ne va pas me prendre et pourtant elle me capte... Pourquoi me capte-t-elle ? Je ne le sais pas très bien, je pense que nous sommes devant des agrégats, donc des formes d’assemblages hétérogènes entre des trucs qui ne vont pas ensemble, qui ne sont pas reliés par un processus décrit dans l’histoire de la tradition, et qui sont mis ensemble à travers cet enfant. Toutes les oeuvres de la tradition sont des oeuvres d’adultes organisés, qui ont pris le sens de ce qui est cohérent à leur époque, ce sont des oeuvres d’homme généralement - qui reculent leur mort en voulant créer un quelque chose qui les dépassera. La plupart des compositeurs l’ont dit : "mon temps viendra, je serai peut-être mort mais on me reconnaîtra". L’enfant n’a pas du tout ce problème, il n’a pas un problème face à la mort, donc face au temps. (…) Alors je pose la question : cette organisation d’agrégats des enfants est-ce que c’est de la musique ou est-ce que ce n’en est pas ? Est-ce que la leçon d’enfant ici n’est-elle pas que la peur de la mort qui a habité l’être humain, et surtout les artistes, était un quiproquo complètement saugrenu ? (…) Donc je pense qu’il y a là, chez les enfants, un quelque chose qui n’est pas dans cette musique (des artistes). Et donc ce n’est pas étonnant que l’on appelle cela incohérent puisque l’on n’y trouve pas la cohérence de ce qui a été mis ensemble au niveau de l’histoire d’une humanité qui a voulu mettre de l’ordre dans la musique, les règles de mariage, la nourriture, donc partout. On se trouve là dans une situation... imprévue (…) Les oeuvres sont significatives d’une certaine mise en ordre, de pouvoir, de place dans une société de tel type mais elles sont également révélatrices de pulsions plus primitives, désirs de communication, de toutes sortes de pulsions que l’on ne peut pas définir autrement qu’en disant "pulsion". Ces pulsions font partie de l’espèce, elles n’ont pas disparu et donc l’œuvre va se poursuivre mais avec une autre notion de circulation, une autre notion d’œuvre. Surtout à partir du moment où tout le monde peut en faire : est-ce que l’on pourra encore parler d’œuvre ?" (H.T. pp37-38)
Le génie, la création de quelque chose qui dépasse son créateur, qui résiste au temps, qui survit à la mort, qui fait exister l’éternité, tout cela, dans la bouche d’Hervé Thys, n’est pas une condamnation. Il y a néanmoins constat : l’échec de ces œuvres qui entreprenaient de parler au nom de l’humanité. "Bon il est évident que l’œuvre d’art avait de bonnes raisons d’être, mais elle a eu à un moment donné cette ambition - et je pense que cela a commencé avec Beethoven - de faire un message au monde. (…) Dieu s’exprime mal ou s’exprime peu, donc nous allons prendre la place de Dieu et nous allons expliquer le monde ou en tous cas dire comment il faut agir moralement dans ce monde. Je crois qu’ils ont fait involontairement quelque chose de beaucoup plus dangereux : c’est qu’ils ont parlé au nom de l’espèce. (…) Ils ont senti cette possibilité à travers l’art que cela soit au-dessus de toutes les différences culturelles - c’était assez facile à l’époque puisqu’on ignorait ce qui se passait ailleurs, ou on le méprisait. Mais ils ont parlé pour le global tandis qu’il est évident que l’on ne peut jamais parler que pour le local. Donc ils sont passés à quelque chose qui est le droit de s’exprimer dans une oeuvre assez forte pour que celui qui ne la considère pas comme forte soit un con, un déchet. Ils étaient convaincus que cette oeuvre porte la charge de parler du monde, de la vue du monde, partant d’un individu mais qui parle pour tous les autres. Alors c’est assez inquiétant parce que l’on se retrouve dans la même erreur historique que le siècle des Lumières où la science va permettre de tout expliquer (…) Le quiproquo est extrêmement dangereux parce qu’il bafoue toutes les différences. Alors maintenant, heureusement, les choses tout de même changent, notamment la médecine qui commence à comprendre que beaucoup de choses peuvent se faire en dehors de cette vue scientifique. L’échec de ces oeuvres qui pouvaient parler au nom de l’espèce est l’échec d’un système, il fait partie de tout un système, c’était logique qu’on l’ait pris, mais c’était absolument monstrueux puisque cela bafoue la différence... la différence de chaque enfant que l’on voit dans l’atelier, qui est porteur d’une autre histoire et qui ne permet aucune comparaison." (H.T. pp36-37)
Peut-on parler de "musique" des enfants ? Le terme renvoie dans notre tradition, à une pratique artistique, où le fait d’être "incomparable" n’est pas un fait mais une grandeur. De plus, lorsqu’on prend le risque de le traduire pour d’autres traditions, il renvoie à des codes : ces codes n’ont certes pas de fonctionnement sélectif sur les personnes - tout le monde "sait" - mais ils sélectionnent de manière stricte ce dont l’organisation sonore est reconnue et tout le reste. Thierry De Smedt et Hermann Sabbe optent pour l’adjectif, "musical".
"Je trouve qu’à la base de la musique, il y a la musicalité. C’est une qualité qui est évidement liée au monde sonore mais c’est aussi - c’est un peu ambitieux - une qualité de vie. Chacun peut avoir sa perception de la musicalité, je dirais que c’est un certain type d’occupation forte du temps. Cela peut être aussi bien une certaine façon de parler, de cuisiner, de se promener... qui parvient à faire une jonction intéressante entre le principe, l’institutionnel, la norme etc. et la fluidité... Donner à l’instant une certaine qualité, une certaine épaisseur. Évidemment, moi je l’identifie très fort à la musique : c’est très bête de le dire, mais pour moi une musique est bonne quand elle est musicale (…) quand j’éprouve le sentiment de la musicalité. D’une certaine façon elle me prend avec cette fluidité qui me semble occuper particulièrement bien l’instant présent. Quelque chose est en train de se dérouler... Et de nouveau si on sort cette idée de la pratique spécifique de la musique, on peut l’étendre à bien des choses, on peut dire voilà j’ai une situation de conflit, de tension etc. comment lui donner de la musicalité ? C’est à dire comment lui donner le droit d’exister sans la rendre amnésique à ce qui s’est déjà passé, sans lui faire oublier les conséquences qu’elle va avoir mais en lui donnant en tous les cas suffisamment d’espace pour être et pour engendrer. C’est essentiel, et c’est ce que j’appelle une espèce de qualité de vie. Je ne dis pas que c’est quelque chose qui existe toujours et partout, c’est un enjeu perpétuel. Arriver à donner à ce moment le droit d’être et puis d’avoir été... bien."(T.D. p12)
"Ce qui me semble particulièrement révolutionnaire dans l’approche Thys - je l’appelle approche puisque Hervé Thys lui-même parle de a-méthode - c’est qu’il s’agit d’une mise en pratique de la conviction que chaque être humain est musical. Cette conviction existait bien sûr depuis plusieurs décennies, on l’a vu apparaître de plus en plus fréquemment dans la littérature, surtout sous l’influence de l’anthropologie culturelle, de l’ethnomusicologie, mais il fallait que ce soit dit d’ailleurs, puisque cela va totalement à l’encontre de tout ce qui détermine la vie musicale dans notre culture occidentale où depuis des siècles il y a en musique comme dans d’autres domaines des activités humaines, des divisions absolues du travail, des connaissances, des savoirs et donc des compétences. C’est à dire qu’il y a d’un côté ceux qui sont considérés comme compétents et autorisés à pratiquer la musique et il y a tout les autres qui sont considérés comme n’ayant pas les aptitudes nécessaires. Premier clivage qui détermine notre vie musicale. Autre clivage bien sûr c’est celui entre les sons autorisés et tout le reste du monde sonore qui est absolument exclu, qui doit être et qui doit rester exclu du monde musical dans sa pureté sonore. (…) Je crois que tout ceci également a été dit, ce n’est pas du tout original ce que je viens de dire, ce qui est important c’est que au lieu d’en rester à la théorie, l’approche Thys met en pratique cette conviction qu’il ne faut pas de ces clivages, qu’il faut partir de la conception que tous les humains et donc d’abord les jeunes humains ont des aptitudes pour être musiciens les uns autant que les autres. Si je dis donc révolutionnaire – j’assume la responsabilité du terme – ceci ne veut pas nécessairement dire nouveau, ce serait plutôt un retour vers une donnée culturelle tout à fait ancienne." (H.S. (2) p1)
En l’occurrence, pour Thierry De Smedt, la musicalité vient avant la musique : ce qu’on appelle musique a puisé dans le lien privilégié entre musicalité et production sonore. "Je m’efforce donc de distinguer, je dirai deux niveaux dans la musique, il y a le niveau de la musique au sens de forme historique d’associations sonores, passant par des systèmes de tonalité, de composition, de conventions, un instrumentarium etc. et au sens de fonctions sociales remplies par la musique, il y a la musique de fête, la musique de circonstance, la musique sert toujours à quelque chose. Dans chaque société, elle sert à des choses. Et l’autre niveau c’est celui que j’appelle le musical, comme je l’ai dis tout à l’heure le musical c’est une certaine façon d’occuper le présent, une façon féconde d’occuper le présent (…) Et je craindrais plus que ne disparaisse le musical que de voir disparaître la musique. Évidemment ce n’est pas gai de savoir que dans quelques années on n’aura peut-être plus les moyens nécessaires pour faire un orchestre capable de jouer Brahms ou Dvorjak ou Liszt etc. (…) Cela ne m’amuserait pas, parce qu’au fond je me suis attaché à cette musique, mais c’est dans l’ordre des choses. Par contre, ce qui est plus fondamental à mon sens, qui est présent aussi dans la musique, c’est justement le souci d’utiliser le sonore pour ses qualités, ses qualités d’évanescence, de disponibilité permanente de l’espace au son, d’association. La musique prend la vie comme une brochette : elle lie un tas d’événements discontinus, toute la discontinuité de notre individualité qui se transforme, qui oscille, qui évolue, qui peut parfois connaître des moments d’amnésie profonde, notre multiplicité d’être en nous-mêmes est d’une certaine façon unifiée, sous-tendue par le souvenir musical. Le musical c’est justement la capacité d’y arriver, c’est à dire la capacité d’occuper l’instant par une production sonore qui réellement parvient à toucher, qui est pertinente pour agiter toutes ces dimensions de l’individualité, de la relation à l’autre etc. (…) Je crois que les ateliers visent, peut-être sans le savoir, à essayer de débarrasser temporairement du poids de la tradition musicale pour essayer de faire accéder à la musicalité. C’est à dire à un surgissement d’un discours sonore en grande partie improvisé mais bien placé, bien à sa place." (T.D. p21)
Cependant, entre la conviction que chaque humain "est musical" et sa mise en pratique, pour reprendre l’expression de Hermann Sabbe, il y a toute la difficulté à ne pas faire du "bien" - "bien placé" ou "bien à sa place" - une nouvelle valeur, sujette à évaluation. C’est sans doute pourquoi Hermann Sabbe parlait à propos de l’a-méthode Thys d’approche "révolutionnaire", dans un contexte où actuellement dans bien des conservatoires , l’accent est désormais mis sur "l’improvisation". De fait, l’improvisation a pour elle des lettres de noblesse que les conservatoires ne peuvent tout à fait ignorer. "Les musiciens de toutes les époques - quelles qu’elles soient - ont improvisé également. Le mot improvisation, c’est Liszt ou d’autres grands pianistes qui tout d’un coup se mettent à improviser devant le public au lieu de travailler auparavant la partition, c’est la musique de l’Inde, c’est la tradition des organistes qui continuent à improviser... Le mot improvisation a toute sa raison d’être mais il n’a de valeur dans le monde musicien que dans le cadre de ce qu’on appelle la musique au sens classique de l’œuvre.(H.T. pp1-2)
On aurait pu éliminer le mot interprétation. Les grands artistes, Grumiaux, Karajan, qui interprètent, est-ce qu’ils n’improvisent pas en même temps ? Qu’est-ce qu’une interprétation à partir du moment où justement il se passe quelque chose qui n’est pas reproduit par la suite ou par un disque ? Il s’agit là d’une situation toujours imprévisible pour celui qui la fait et d’une situation qui est toujours modifiée ne fusse que parce que l’on est plus vieux d’un jour quand on fait le concert le lendemain. Quand on lit William James, on s’aperçoit que le mot interprétation doit, comme le mot improvisation, éclater sur tout le champ de nos activités, de nos comportements. Nous ne faisons qu’interpréter les autres, les activités etc. C’est l’histoire des miroirs perpétuels où tout se reflète." (H.T. p4)
C’est pourquoi, encore et toujours, lorsqu’il parle d’"improvisation", ce n’est pas à ce qui se passe dans les Conservatoires, où n’improvise pas qui veut, où il faut être "formé à l’improvisation", que Hervé Thys se réfère, mais à la scène la plus quotidienne, celle de la mère jouant avec son enfant... Dans ce cas, la chose semble aller à ce point de soi, l’inséparabilité entre interprétation et improvisation est à ce point "normale", qu’il a fallu que nous apprenions, par l’intermédiaire de Daniel Stern, à l’apprécier. "L’improvisation mère-enfant c’est comme si chaque partenaire avait un répertoire des choses qu’il peut faire, les sons, les gestes, les expressions qui sont en fait relativement limités, et puis on ajoute à cela le fait qu’ils sont deux, et il y a le côté ludique, créateur quand on met tout cela ensemble, et on arrive à une improvisation qui permet d’apprendre à utiliser tous ces éléments dans une séquence et dans un timing, qui amène à d’autres états. On cherche, on va vers des états différents qui sont plus amusants, plus excitants etc. Je vois cela comme étant la seule manière d’apprendre quoi faire avec le répertoire... ces improvisations. Et l’utilisation de toutes ces choses est très spécifique au contexte et au partenaire avec lequel on se trouve dans cette situation ponctuelle, dans ce sens là on ne peut qu’improviser, il n’y a pas d’autre chose à faire. La seule exception qui est peut-être un peu plus scolaire, c’est ce que font les mères lorsqu’elles sont un peu fatiguées et qu’elles ne savent pas quoi faire, ou quand elles en ont marre : à ce moment là, elles cherchent comme sur un rayon une solution culturelle bien rodée, une chanson ou un jeu comme cache-cache qui aident car il ne faut pas improviser - ce qui n’est pas complètement vrai, parce qu’il faut quand même improviser les variations de ce jeu mais quand même la forme de ce jeu est déjà là. J’ai l’impression que dans la situation que Thys a créé les enfants sont dans une situation qui n’est pas si différente que cela, il y a un instrument, il n’y a pas trente mille choses qu’ils peuvent faire avec ces instruments, deux trois quatre avec chacun, et puis il n’y à rien à faire qu’improviser puisqu’il n’y a pas de règles imposées qu’il n’y a pas. Et peut-être que la présence de l’autre est importante pour dire simplement : "faites quelque chose avec cela si vous le voulez". Ils peuvent faire ce qu’ils veulent, il faut improviser pour trouver des choses qui sont plus "esthétiques" pour eux, ou des choses qui correspondent mieux à leur état interne parce que si ils sont en train de le faire, ils sont tout aussi bien en train de le sentir. Dans ce sens là, je ne vois pas ce qu’ils peuvent faire d’autre qu’improviser dans cette situation. C’est une continuation d’une même ligne qui est très différente de la situation scolaire." (D.S. pp6-7)
Ils ne peuvent rien faire d’autre qu’improviser : il n’y a pas de "moi je peux, écoutez moi", ni non plus de "c’était bon, cette fois ci on a bien réussi". Pas d’éclat ni de mise en spectacle possible. Pour apprécier, il faut la patience de celui qui observe, pour qui tout compte, comme aussi les moyens d’enregistrer, afin de passer et de repasser les images. Ce qui est d’ailleurs aussi le cas avec les images de l’atelier Thys. "Paradoxalement, on les filme tout le temps en vidéo... Il me semble que les bandes vidéos sont très chargées de virtuel, il semble qu’aucune des lectures que l’on peut en faire ne les épuise. (…) Cette production de bandes vidéo ce n’est pas du tout, à mon avis, un accident, un accotement de la méthode, c’est comme si on s’était senti obligé de dire : il faut quand même archiver ! C’est tellement énorme, c’est tellement important... Qu’est-ce qui est important, c’est justement la suspension du jugement. Mais apparemment la suspension du jugement n’est supportable que si on se dit : de toutes façons on le met en cassettes. Donc si vraiment quelque chose nous intrigue nous pourrons nous livrer au jeu de l’interprétation et du re-visionnement ; et nous ferons aussi l’expérience de ce que personne ne peut dire qu’il les a vu un nombre suffisant de fois pour pouvoir dire qu’il a tout vu, il y aura toujours une possibilité de changer de grille de lecture et d’avoir autre chose." (T.D. pp42-43)
Cependant ces vidéos ne sont pas des "marchandises" mais des archives. Comme les jeux quotidiens entre parents et enfants, les "improvisations" suscitées par le dispositif Thys ne peuvent se voir attribuer aucune valeur, au sens marchand du terme. Il n’y a en effet aucune rareté, aucune possibilité de définir la valeur de ce que l’on entend et voit, de se l’approprier. Un peu, remarque Hervé Thys, comme Cage qui "n’est pas vendable parce qu’on le vit, chacun pour soi, dans une autre relation" (H.T. p34).
De fait, Hervé Thys ne caresse pas du tout l’espoir d’une improvisation enfin "invendable", libre de tout commerce. Ce serait une nouvelle version du sublime, de l’incomparable, de l’inestimable, la déliaison enfin advenue entre art et commerce. Ce qui l’intéresse est la possibilité d’un commerce "délocalisé", qui ne table pas sur la rareté, sur le génie qui fait passer de mode tous les autres ou sur "l’Auteur" qui fait la différence, mais sur la multiplicité des particuliers, qui "prennent" ou pas, sans jugement de valeur transcendant le fait produit. Des propositions, des liens, une histoire "démobilisées". "La valeur marchande est lié à la valeur d’échange et l’échange est lié à la communication, à la valeur qu’on accorde à la communication."(H.T. p39)
"Les gens continuent à avoir les mêmes pulsions qu’avant et continuent à avoir envie de s’exprimer. La seule chose que l’on ne connaît pas c’est comment la valeur marchande va se faire. Au niveau de la valeur d’échange il n’y a pas de doute, il n’y a pas de problème. Cage est une valeur d’échange sociale, ce n’est peut-être pas une valeur marchande. Donc on se trouve devant la question : comment les valeurs marchandes, les valeurs financières qui sont tout de même les seules valeurs internationales, vont-elles se situer face à une créativité d’un autre genre ? En tous cas il est certain, on peut dire que tout va très très bien : les compact-disques sur Beethoven s’effondrent, il n’y a plus personne qui les écoute, on ne peut plus vendre une seul symphonie de Beethoven. Karajan a tout exploité, c’est invendable. On vend encore beaucoup de baroque parce que bon il y a eu une mode baroque, et on commence à vendre beaucoup de musique contemporaine... des gens qui écoutent par curiosité". (H.T. p34)
Je pense que cela va se régler tout seul et que c’est en train de se régler au niveau de la communication où il y a valeur d’échange. Il y a des désirs, des appropriations, des refus, des tas de choses qui font qu’il va ressortir une sorte de commercialisation possible au niveau des échanges marchands, au niveau des désirs. Pourquoi pas ? On ne peut pas supprimer la valeur argent, il n’y en a pas d’autre, tout de même. Alors je pense qu’Internet est intéressant parce qu’il permet de toucher des gens qui étaient intouchables parce qu’ils étaient inlocalisables, en disant est-ce que cela vous intéresse, vous écoutez, vous prenez... donc c’est le côté commercial d’Internet qui m’intéresse profondément. Qui lui peut modifier nos habitudes traditionnelles d’achat et de vente." (H.T. p39)