De nos jours, il est courant qu’une proposition pratique se prévale d’une légitimité scientifique, qu’elle désigne la science qui l’autorise et le type de démarche scientifique qui permettra d’évaluer son efficacité. Qu’en est-il pour la proposition d’Hervé Thys ? Avec quel type de discours scientifique pourrait-elle entrer en communication ? Thierry De Smedt, Hermann Sabbe, Isabelle Stengers, Daniel Stern et Hervé Thys en discutent.
Un point de consensus les rassemble : ce que les enfants font lors des ateliers ne doit, en aucune manière, "faire dossier" ou "faire argument" à leur égard, servir de matière à interprétation psycho-sociologique de la part des intervenants scolaires ou autres. Ce serait transformer en mensonge et en piège la phrase d’accueil "vous êtes ici chez vous". Corrélativement, les images filmées ne seront jamais utilisées sur un mode qui transforme un enfant particulier en "cas", elles serviront seulement à apprendre ce que les dispositifs permettent de mettre en visibilité à propos "des enfants", et plus particulièrement des enfants confrontés à l’efficace propre de leur production sonore-gestuelle en relation avec celles des autres.
Cet efficace peut d’abord se penser en termes anthropologiques. Comme le souligne Hermann Sabbe, la "musique" au sens générique constitue un mode de communication très spécial. "Je pense que parmi les systèmes sonores de communication dont se sert l’homme, le système de signes sonores, le système de signes verbaux - la parole – et, troisième système, le système de communication musicale, c’est ce dernier qui me semble être par excellence celui qui permet d’abord le jeu, qui invite au jeu. Avec tout ce que cela comporte d’imprévus et d’imprévisible. Ensuite, et c’est peut-être plus important encore, il me semble que la musique est le système de communication de l’affect humain et que par là le système de communication musicale est absolument indispensable à l’équilibre émotionnel de l’homme. Or notre enseignement musical traditionnel, classique, a à ce propos vraiment renversé l’ordre des choses : c’est à dire qu’au lieu de commencer par le sonore, par l’expérience du sonore et de ce que le sonore peut exprimer, on commence par le rationnel, par le signe graphique qui représente le sonore. On part du rationalisé c’est à dire des hauteurs fixes, des intervalles, des durées cataloguées, des instruments de préférence à clavier, tout ce qui est fixe et fixé. On part de la contrainte maximale, on noie dès l’abord le pouvoir de la communication affectif, qui est l’essentiel à mon avis de la musique. C’est pourquoi je m’intéresse à la méthode Thys, il me semble qu’il re-renverse l’ordre des choses, qu’il donne la possibilité de repartir de l’affect et du jeu." (H.S. p1)
Dans la même perspective anthropologique, Thierry De Smedt distingue, quant à lui, le sonore du visuel. "Je suis frappé de voir combien le sonore conduit à l’associatif, c’est assez difficile à expliquer, j’essaie quand même. Au fond, notre expérience du sonore je la perçois beaucoup plus sous le signe de la continuité que de la discontinuité. (…) Nous sommes très bien équipés visuellement pour détecter des objets visuels. Il y a comme quelque chose de très naturel dans l’identification d’un objet visuel. Et si on compare le visuel au sonore, et bien justement le sonore apparaît comme infiniment plus continu, mélangé (...) Notre perception des choses à travers le sonore se rapproche beaucoup plus de ce que l’on éprouve avec le goût. Avec aussi toute la difficulté de vérifier ce que quelqu’un d’autre que nous a senti, l’illusion que nous avons tous senti la même chose (…) Il me semble que le fonctionnement du visuel, qui est quand même un sens tout à fait dominant dans nos sociétés contemporaines, nous permet plus facilement de commander notre point de vue, on peut orienter la tête, les yeux etc. Et donc cette notion du continu est, à mon avis, quelque chose de fondamental dans le sonore.
A partir du moment où quelque chose est continu, le choix de ce à quoi on va donner de l’importance est beaucoup plus complexe, et plus riche évidemment. Quand vous vous promenez dans la campagne et que vous voyez un arbre, cet arbre s’impose en tant qu’objet, (…) tandis que le sonore réclame un système interprétatif qui est, à mon sens, très flottant. Et qui à cause de la nature fugace, temporaire, du sonore, exige de construire en permanence son système d’écoute et d’interprétation. Et là je rejoins un peu ce que dit Stern sur le concept de thème et de variation à propos du nourrisson, cette quête de "est-ce que c’est du nouveau, est-ce que c’est du même, je connais, je ne connais pas, qu’est-ce que j’en fais ?" Et la nature des objets sonores passe, je pense, au second plan, ce qui est important c’est à quoi je vais le raccrocher, à quoi je vais l’associer. Associer c’est donc mettre des choses ensemble qui ne vont pas nécessairement de soi. C’est un système assez "magmatique", où les choses sont continues, mêlées etc. D’où le fait qu’il existe des milliers d’écoute, comment dire comment j’écoute et comment savoir si j’écoute différemment que quelqu’un d’autre ! (…)
En fait, si notre équipement physique, physiologique, psychique est très développé pour identifier des objets visuels, il est remarquablement organisé pour construire et associer des éléments sonores. Il est surprenant de voir à quel point la mémoire du sonore est une mémoire incroyablement développée chez les hommes. On peut se remémorer des ritournelles, des discours entiers, c’est incroyable de voir la puissance de la mémoire, alors que le système identificatoire est beaucoup plus faible que le système visuel. Et le pouvoir suggestif du sonore est un pouvoir profond, fort... Par exemple, écouter 15 ans après un enregistrement que l’on a fait d’une scène de la vie, remettre le casque, nous replonge dans des états mentaux incroyablement fins, on se souvient qu’à telle époque on venait justement de parler à telle personne qu’on entend, et que ce son dont on a entendu un très léger tintement est un seau qui est situé à tel endroit près du mur etc. il y a là une force de remémoration d’une puissance, à mon avis, supérieure à l’image. Quand on retrouve de vielles photos, on fait presque l’expérience inverse, c’est presque un deuil : effectivement tout y est mais je n’y suis pas." (T.D. pp1-2)
Isabelle Stengers souligne encore une autre spécificité du sonore. La continuité dont parle Thierry De Smedt n’est pas seulement temporelle, il y a aussi mise en continuité relationnelle. On a beau ne pas savoir comment l’autre entend, le son crée une expérience relationnelle tout à fait singulière. "Peut-être est-ce quelque chose que le dispositif Thys retrouve : dans la musique il y a la possibilité qu’un groupe trouve des formes de cohérence entre "qu’est-ce qu’un individu" et "qu’est-ce que le collectif ?", des manières nouvelles pour un individu de compter pour les autres, de faire une différence pour les autres. Dans ce qu’on pourrait appeler une "culture de l’improvisation", cela doit être nommé, c’est très important de nommer les choses, cela annonce que ça compte, que c’est important, que c’est une ressource, que ça doit être cultivé. Sinon, c’est quelque chose qui se passe – cela peut se passer dans la cour de récréation, les gosses se testent éventuellement etc. Mais ils se testent sur un mode tel que cela ne fait pas ressource pour eux comme la musique au sens production collective pouvait le faire auparavant, ou le fait encore dans d’autres cultures." (I.S. pp25-26)
Pour Daniel Stern cependant, il s’agit peut-être moins d’une spécificité que de l’accentuation d’un fait beaucoup plus général, que le musique par exemple nous fait particulièrement sentir "La musique nous met dans de drôles d’états, mais aussi tous les sons humains. Je me trouve souvent dans des pays où je ne comprends rien de la langue, où je peux me soumettre à la voix comme musique et je trouve que cela me met dans un drôle d’état. Sauf que je suis moins conscient de ce drôle d’état qui est un peu apaisé... Et je trouve que c’est la même chose avec le mouvement, quand je vois la danse je suis dans un drôle d’état parce que cela capte mon corps. Même si je n’imite pas ce qui se passe, à l’intérieur je le fais. J’ai l’impression que je fais la même chose dans une situation "normale" : tu as fais "comme cela" avec ta tête, je suis avec toi, cela me capte, cela entre en moi. Si je suis ouvert à la relation, il faut - je ne dirai pas une décision - un certain mouvement d’investissement dans ce qui se passe chez toi sinon tu es comme une chaise… Dans ce sens là, je vois peu de différences entre la "vraie danse" ou d’être avec quelqu’un, ou entre la "vraie musique" et le son du style "n’importe quoi". Mais c’est vraiment comme cela que je vois le monde, je réalise que c’est peut-être un préjugé qui vient de ce que je regarde beaucoup d’enfants que j’essaie d’imaginer ce que peut être le monde de l’enfant, où l’aspect "structure formelle", le sens, est moins important, ou négligeable en fait de temps en temps. Mais je pense que ce n’est pas faux : quand on est plus centré sur le sens, on ne voit pas ce que l’on sait." (D.S. p6)
Et c’est précisément parce que le Tohu-bohu ne permet pas aux enfants, ni donc aux adultes, de se centrer sur le sens qu’il intéresse tant Daniel Stern. "Dans la plupart des choses qu’on fait, il y a une compétition, une concurrence, entre le contenu de ce qu’on fait, comme les mots et les phrases qu’on dit, ou même entre un geste où il faut que je lève le verre pour boire l’eau, et ce qui va m’exprimer sur mon état actuel dans un sens précis, très fin… On peut centrer l’attention sur le fait que je veux de l’eau. Quand on est face à quelque chose comme un nouvel instrument où on ne sait pas quoi faire, où il n’y a pas de règles par rapport à une utilisation correcte ou non-correcte, on n’est pas distrait par un contenu, soit gestuel, soit verbal, soit… Et c’est dans ce sens-là que il y a quelque chose de la personne qui est déclaré, ou dévoilé - les deux - qui est très fort, que nous avons tous senti. Et ici il faut que je revienne à l’idée qu’il y a un certain dessin interne, intrinsèque, de chacun, qui exprime quelque chose d’important de leur… je ne veux pas dire personnalité - de leur manière d’être dans le monde. De leur manière de commencer d’agir ou de ralentir ou de nuancer ce qu’ils font ou d’enchaîner certains sentiments ou mouvements d’excitation chez eux. Tu reconnais tout de suite comment ils font. Pour moi c’est comme une performance musicale où tout le monde saurait la musique, c’est toutes ces petites différences qui rendent quelqu’un spécial, qu’on aime ou pas, etc. Et je vois la vie comme cela. On peut dire n’importe quoi mais le dessin interne va sortir et c’est cela qui capte l’autre, ce n’est pas le contenu, parce qu’en général le contenu est soit banal, soit déjà connu, ou normalisé, etc., c’est la manière d’exprimer qui tu es… Et je trouve que cela c’est débridé dans cette situation (de l’atelier) : on est forcé, frappé même, par la clarté de qui est cette personne, qu’est-ce qu’elle essaye de faire dans une situation sans contenu. C’est pourquoi j’ai dit que c’était un outil incroyable pour capter l’intersubjectivité d’un autre, et c’était là mon intérêt premier pour la situation… et pour dire la vérité j’ai souvent oublié qu’il y a un but musical…" (D.S. (2) pp3-4)
De fait, pas plus que pour Hervé Thys lui-même, le but de l’atelier n’est pas, pour Isabelle Stengers, d’abord musical. Qu’est-ce d’ailleurs qu’un but musical ? Toutes les populations du monde font "de la musique"… mais rarement dans un but musical. Il peut y avoir beaucoup de buts, mais pour elle, ce qui se joue d’abord est l’instauration d’une "coexistence beaucoup plus fluide et beaucoup plus indéterminée entre ce qui vient de soi et ce qui vient d’ailleurs. Entre le monde et le corps. (…) On ne sait pas ce que peut le corps, et l’appareil visuel est certainement lui aussi disponible pour des aventures qui sont autre chose qu’un sujet regardant un monde, un rapport sujet / monde. J’ai l’impression que le véhicule sonore est plus disponible mais c’est juste une question de degré et de toute façon quand on voit c’est vrai qu’on ne sait pas si c’est purement voir. On peut accompagner les gestes… Mon philosophe favori, Whitehead, parle de convoyance entre les sens, et donc l’appareil visuel peut se mettre à convoyer autre chose que la possibilité d’aller voir et de toucher qui est dominante. On peut convoyer la vision avec des sensations musculaires qui sont alors des sensations de participation. De toute façon, je crois que quand on parle de transe c’est justement la mise en indétermination de l’identité de celui qui perçoit et d’un monde en tant que perçu, donc du rapport sujet / objet dont il s’agit. Et une mise en indétermination active au sens où ça ne veut pas dire un grand flou, ça veut dire d’autres possibilités que la mobilisation par rapport à un monde escamoté. (…) Je crois que l’un des signes du succès qu’on reçoit et qu’on ressent (à l’atelier) c’est effectivement que gestes, visions, auditions, productions de sons etc. sont en état de corrélation multiple et donc probablement, comme dirait Whitehead, de convoyance multiple. Entre gestes et sons, il n’y a plus de rapport de compartimentage mais d’entre appel. L’un appelle l’autre, l’un suscite la sensation de l’autre, à un son produit par quelqu’un je peux répondre par un coup d’œil - mais ce coup d’œil ce n’est pas un coup d’œil entre un sujet et un objet - ou par un geste, c’est égal et tout fonctionne…C’est une des raisons pour lesquelles on peut dire que c’est indescriptible puisque la description c’est toujours la possibilité de repérer à partir de coordonnées plus générales que ce qui est décrit. (…) Et cette sensation de succès nous dit quelque chose au sens où elle nous renvoie à quelque chose que nous vivons et que, sur un tout autre mode, un tout autre registre, les artistes ont réussi à capturer et à reproduire. (…) C’est la force de la description de Stern : il ne décrit pas l’émergence d’expériences successives telle que lorsque la suivante émerge les autres deviendraient inaccessibles. Cela coexiste, et cela permet de mieux comprendre des expériences qui sont dans la culture humaine, qui sont hantées par la tentative de répéter, de cultiver, d’exacerber des dimensions de l’expérience qui sont occultées par les modes de description qui sont venues après. Et donc de les faire vivre "avec", pas "contre" mais "avec", en plus." (I.S. pp26-27)
L’idée que, d’une manière ou d’une autre, le tohu-bohu signifie non pas une régression, mais bien plutôt des retrouvailles avec quelque chose qui habitait l’enfant "avant" l’ordre social est également importante pour Hervé Thys. "Ce qui nous intéresse le plus, c’est évidemment le rapport entre les études de Daniel sur une réalité qui n’est pas culturelle, et la possibilité pour les enfants d’être dans un dispositif qui n’est pas non plus culturel, et qui ne peut pas les ramener à tout ce que les parents ont bien entendu apporté. Parce que les parents ne sont pas là pour apporter le désordre, le désordre existe en chacun de nous. Les parents, la société sont là pour amener de l’ordre et un savoir. L’ordre est celui de notre société il n’y en a pas d’autre. Est-ce qu’il y aurait un signe quelconque que les territoires successifs que l’enfant habite - je crois que Winnicott l’a dit - ne sont pas des territoires perdus, ce sont des territoires qui sont là, pas utilisables ou pas utilisés, sauf qu’ils permettent aux autres d’être utilisables. Je pense que grâce au sonore, qui ramène de lui-même au primitif, grâce au fait que l’on ne fait pas de la "belle musique", il y a toutes les chances que ce ne soit pas par miracle que l’on voit se reproduire chez différents enfants la même chose dans différentes occasions. Il serait intéressant de voir jusqu’à quel âge etc. Alors tout le problème c’est de voir jusqu’à quel point peut-on "scientifiser" le bazar, sans en tirer parti, sans le diffuser, sans dire "on commence à être sûr de nous, ce qui a été décrit là on le retrouve là" etc. Sinon on est parti dans la direction où on ne veut pas aller." (H.T. p51)
"Scientifiser" sans diffuser est assez paradoxal, car la science est, par définition, un savoir "public", un savoir n’ayant de valeur proprement scientifique que s’il est reconnu et repris par les chercheurs du même champ. D’où l’importance des "faits" qui ont le pouvoir de prouver, non pas seulement de mettre d’accord quant à l’intérêt de la chose que l’on observe, mais aussi quant à la description et l’interprétation de ce qui intéresse. Or, Hervé Thys entend simplement "étudier sérieusement", intéresser ceux qui, de proche en proche, pourraient faire pousser les "tendres radicelles", comme disait William James d’un possible discret. Une "petite musique de nuit" dans l’ordre des savoirs ? "A la question des faits auxquels on demande de prouver, je réponds par l’homéopathie. En ce sens que ce qui importe à la personne, c’est de se porter mieux et pas de savoir pourquoi elle a été guérie. Cela c’est la sagesse chinoise, mais nous sommes tous repris dans cette situation : ou bien on veut maîtriser pourquoi on se porte mieux et on a des dépenses de santé monstrueuses, on passe d’une radio à un examen cardiaque etc., ou bien on mise sur la vie, on mise sur justement l’inconnu de ne pas pouvoir tout maîtriser. Je pense que le dispositif peut être comparé avec l’homéopathie : on ne pourra jamais le maîtriser. On ne trouve pas de protocoles scientifiques permettant de mieux comprendre mais qu’est-ce que l’on a besoin alors de comprendre à ce moment là ? On a besoin simplement de voir si cela nous donne l’impression de fonctionner." (H.T. p15)
Cependant, l’éventuelle continuité, proposée par Hervé Thys, entre ce que Daniel Stern a su observer et décrire et ce que les enfants en situation de Tohu-bohu donnent à voir n’est pas, pour Thierry De Smedt, évidente : "Dans l’interaction mère/enfant il y a des échanges de formes, il y a construction d’un code, partage de figures ayant certaines propriétés de ressemblance. L’enfant qui tousse et s’aperçoit que les gens s’arrêtent pour écouter, "est-il malade ?", etc., il recommence à tousser, mais cette fois-ci on entend que c’est une toux-icône, une toux de comédien... Je ne vois pas vraiment cela dans le Tohu-bohu, lorsque les enfants jouent en même temps, c’est à dire où ils forment une espèce de magma sonore dans lequel je crois que l’échange de figures connues ou répliquées, stéréotypées, est extrêmement faible. C’est l’expérience de l’indifférenciation, c’est l’expérience de la foule bruissante, et aussi je dirais de l’entropie maximale, l’expérience de toute la puissance qui existe dans la production sonore. Et ce n’est qu’à partir de cette expérience, à la fois de complétude sonore et aussi de vacuité des figures d’échanges qu’alors, les étapes qui suivent dans la méthode, proposent aux enfants de s’accoupler. C’est à dire, à ce moment là, si ils le souhaitent, de se constituer des figures susceptibles de s’échanger. Des figures qui peuvent être des figures posturales, des figures d’occupation du temps, des petits créneaux, des figures de parallélisme... enfin d’imaginer tous types d’associations synchroniques ou formelles (…). Alors là peut-être que effectivement il y a continuité, mais le Tohu-bohu, je ne vois pas en quoi il prolonge la relation mère/enfant." (T.D. pp45-46)
Pour Isabelle Stengers, qui accepte l’idée d’un prolongement, celui-ci ne garantit cependant pas la possibilité d’obtenir à propos du Tohu-bohu le type de savoir que Daniel Stern a su construire : "Le Tohu-bohu pleinement déployé, c’est de l’inédit par rapport à l’espèce humaine. La situation de 0 à 2 ans n’est pas un modèle pour comprendre ce qui se passera plus tard (…) elle est complètement dépendante de cette intrication où le biologique ouvre au culturel, à l’affectif culturalisé et dicible, où la descriptibilité se produit, mais c’est chaque fois une description culturelle. (...) Quand Stern décrit l’accordage entre la mère et l’enfant, il l’a repéré grâce à nos techniques contemporaines, avec des caméras et avec des ralentis. Sinon cela va beaucoup trop vite. La mère le fait, mais elle n’en est heureusement pas consciente. Elle le fait, elle improvise, elle ne s’auto-évalue pas dans ce qu’elle peut faire. Enfin parfois elle le sait en plus, mais c’est un savoir qui vient en plus "chouette, je m’amuse bien, on s’amuse bien etc." Et elle interprète dans les termes de sa culture. (…) En plus, dans le Tohu-bohu, les repères qui permettent à Stern de décrire sont absents (…) je veux parler du peu de moyens qu’a l’enfant de faire des différences. Il a ses yeux, ses expressions, le tonus de son corps, mais il ne court pas dans toutes les directions et il n’est pas sans cesse en train de changer de mère, donc on peut cadrer la chose. Tandis que dans le Tohu-bohu évidemment tout ne cesse de changer : "qui est le protagoniste ? quel rôle jouent les yeux ?" etc. Tout ne cesse de varier et donc, probablement qu’il y a accordage mais cet accordage n’est pas repérable de la même manière. On ne sait jamais quels sont les termes de l’accord puisque même si deux personnes sont en train d’échanger quelque chose la présence sonore, gestuelle, mouvante de tous les autres fait partie de l’accord qu’ils sont en train de créer. Donc il y a un accordage mais probablement complètement délocalisé. Le rapport entre local, les termes qui s’accordent, et le global est complètement différent et donc cela ne peut pas s’observer de la même manière. Peut-être qu’ils ne feraient pas ce qu’ils font si il n’y avait pas ces bruits tiers et donc, on passe de la descriptibilité relative à … l’événement." (I.S. pp37-38)
Corrélativement, la question se pose de savoir si une "forme" émerge de la situation, qui pourrait être captée, extraite, décrite comme telle ? Ce que nous décrivons désignera-t-il ceux qui produisent ou nous qui captons ? Vieux problème, rendu aigu par le fait que, dans ce cas, tous les protagonistes produisent et captent. "Est-ce qu’il y a mise en forme ? Je dirai que dans le dispositif cette mise en forme est conçue pour échapper à l’interprétation, et elle le fait relativement bien. Mais si nous nous attelons à regarder, à détecter, à structurer et à nous alphabétiser, progressivement, il n’est pas exclus que nous arrivions à identifier des phases, des constructions, différentes formes de syntaxes, de sémantiques, peut-être. Mais en sachant bien que c’est une construction sociale, c’est une construction historique. La forme sera dans la grille que nous parviendrons à un moment donné à projeter. Je pense donc que si on s’y attelle avec suffisamment de soin, on peut arriver à détecter des formes, mais la question est de savoir si il y a une pertinence à y arriver. Est-ce qu’il n’y pas un certain intérêt à laisser flotter la forme, à ne pas vouloir l’endiguer ? Est-ce que le dispositif n’implique pas, pour être conforme avec lui, que nous renoncions à vouloir identifier des formes ? Ce que l’on propose aux enfants dans le cadre du dispositif n’est pas d’inventer des alphabets morses, au contraire on leur dit : "instituez, faites surgir" etc. Et si vous voulez vraiment faire apparaître tel signe comme valable et bien répétez-le jusqu’à ce que nous le percevions comme tel. Et apprenez-nous à le comprendre. Mais apparemment ils ne le font pas beaucoup puisque on repère assez bien dans chaque production musicale l’empreinte de chaque enfant mais on ne perçoit pas de formes au sens de possibilité d’identifier des tonalités, des rythmes particuliers." (T.D. pp10-11)
Parlant en musicologue, Hermann Sabbe semble plus optimiste. "Se pose la question de savoir ce que l’on entend par la forme musicale. On pense trop aisément, quand on prononce le terme de formes musicales aux formes établies : la forme sonate, le canon, la fugue, le thème et variation, toutes ces formes établies de la culture musicale classique européenne. Alors que la forme musicale ce n’est pas nécessairement cela, cela ne doit pas être nécessairement une chose préétablie, cela peut être une chose émergente. La forme en tant qu’émergente à partir du produit du déroulement sonore. Bien sûr la tâche du musicologue devient bien plus ardue. En principe rien n’est plus simple que de partir d’une forme établie et de la retrouver dans une partition. Il est bien plus difficile de capter une forme qui n’est pas préétablie mais qui se découvre au fur et à mesure que se déroule le sonore." (H.S. p4)
Que signifie une forme qui ne serait pas préétablie, qui ne renverrait donc ni à une intention, ni - chez les animaux- à un codage spécifique (le chant du…), mais se découvrirait éventuellement "au fur et à mesure", en tant que produit d’un déroulement dans le temps ? Cela voudrait dire tout d’abord que la forme ne permettrait pas de formuler une description plus économique - comme le fait un alphabet (ici un "a", quelle que soit la manière dont il a été produit). Elle permettrait peut-être de prévoir, mais pas au sens où l’on peut prévoir qu’après "je" viendra le plus souvent un verbe à la première personne du singulier : prévoir, plutôt, au sens de participer, en temps réel… Ce qui, pour Daniel Stern, est ce que nous ne cessons de faire. "L’aspect temporel est mis en valeur par la sonorité, le geste plutôt que par l’art. J’ai l’impression que dans les interactions humaines l’aspect le plus important est la temporalité du comportement, la façon dont l’intensité et la forme du comportement sont distribuées dans le temps, parce que c’est exactement là où l’expression affective est produite. Et en ce sens là je crois qu’il y a quelque chose de spécial dans l’univers sonore en général - pas toujours, parce que par exemple ce n’est pas le cas avec le piano – c’est que c’est aussi lié avec la respiration. Les gestes sont aussi liés à la respiration mais de manière moins serrée. A partir du moment où on touche la temporalité du mouvement et de la respiration, on est déjà presque à mi-chemin de l’intériorité de l’autre. (...) Lorsque l’on parle comme nous parlons maintenant, on enregistre toute l’infrastructure de l’autre, c’est cela toutes les "vibrations", les "longueurs d’onde" que l’on sent chez les gens, même si on ne le sait pas, ou seulement après coup. Mais la réalité du temps, de la respiration, de tout cela, c’est camouflé chez nous par les mots. On s’intéresse aux mots et au sens - qui sont importants évidemment - mais cela nous rend moins conscient de l’infrastructure qui supporte tout cela. Ici, dans cette situation, on n’a heureusement pas le sens et pas les mots, comme on ne les a pas avec les petits enfants, et on est en contact direct avec l’infrastructure temporelle, et respiratoire qui est aussi temporelle, avec la vitalité de l’autre, en fait." (D.S. p4)
L’"infrastructure", dont parle Daniel Stern, fait partie de la question de la communication, telle qu’elle intéresse Thierry De Smedt : le fait que les mots "fassent sens", que la syntaxe nous permet de nous y reconnaître dans une phrase est quelque chose que ni les mots ni les règles syntaxiques ne permettent d’expliquer. Mais la description de l’infrastructure, rendue possible par l’absence des mots et des codes, est une manière d’approcher la question, de l’enrichir, elle n’est pas l’explication de cet événement "il y a communication". Même si la description sonne comme une explication, c’est une description-explication qui vient "après" l’événement que constitue la communication, et qui en dépend : notre description est l’une des conséquences de l’événement. "C’est vrai que cela émerge de toutes façons. (…) Et cela montre aussi tout l’intérêt d’essayer de comprendre par quels phénomènes sonores des humains sont capables de s’échanger et les signes et les codes. On a toujours distingué les deux, on a toujours présupposé par exemple que la langue préexistait à l’énonciation, comme si les règles nous avaient été données sur le mont Sinaï - je vous présente la grammaire et le vocabulaire... Et en même temps il devrait y avoir l’une ou l’autre forme d’intention de communiquer, perceptible infra-linguistiquement, pour que des gens en situation d’interaction puissent comprendre que tel contenu se fixait sur tel signe. C’est cela qui est très intéressant : on est face à ce type de communication qui doit à la fois engendrer des contenus, des émotions, la circulation de quelque chose et le code pour le faire. Mais c’est un vieux problème scientifique, l’émergence d’une forme, le passage d’un registre de la description du réel à un autre. Pouvoir dire : là il y a eu un niveau d’organisation qui a été franchi... C’est toujours facile de le dire après, en rembobinant l’expérience : là il y a eu un saut, une petite catastrophe qui a réorganisé l’ensemble... mais il y en a eu très certainement des tas d’autres qui n’ont rien donné, ou qui ont été jusqu’au seuil et qui ne l’ont pas produite... On est un peu dans la même difficulté, on peut dire : regardez ceci ressemble à un échange de structures etc., mais de fait le dispositif ne permet pas vraiment aux enfants d’aller très loin... parce qu’ils sont immédiatement captés par un autre projet... Et donc c’est proto-typique, je crois." (T.D. pp46-47)
De fait, on en revient à la différence entre ce que suscite le dispositif et les interactions parents/nourrissons étudiés par Daniel Stern. La convergence, la mise en évidence de l’"infrastructure" que présupposent les communications codées mais que celles-ci tendent à camoufler, est atteinte par des moyens divergents. Convergence : Daniel Stern avait avancé (D.S. (2) p18), cité dans "Cultures et Casseroles") que "la mère fait le Tohu-bohu, et son enfant, c’est son instrument choisi ou donné", et dans ce cas, c’est la mère elle-même qui est l’interprète de ce qu’elle capte, et son interprétation peut se dire "réorganisation". Divergence : la possibilité de décrire les interactions parents/nourrissons dépend d’une double stabilité qui est absente du Tohu-bohu : celle des protagonistes d’une scène, et celle des moyens mis en œuvre, qui sont, à chaque âge de l’enfant, déterminés par son répertoire. Dans le cas des bébés, l’observateur sait donc comment "cadrer", il sait qu’il doit se donner les moyens de voir l’enfant et l’adulte, et il peut donc repérer ce qui a fait signe pour l’adulte, la façon dont la mère ou le père "répond", et voir aussi comment s’enrichit le répertoire de l’enfant, qui va, de plus en plus, apprendre lui aussi à interpréter l’adulte. En revanche, dans le cas du Tohu-bohu, la possibilité de mettre en évidence l’"infrastructure communicationnelle" s’obtient par un dispositif qui fait "dérailler" les codes, et dont la conséquence est l’absence de toute identification stable de "ce qui" doit être décrit. C’est pourquoi Isabelle Stengers évoque ici, à propos du Tohu-bohu, son synonyme, le chaos. Dire que le chaos est indescriptible est quasiment un truisme, mais ce truisme a pris, dans les sciences physico-mathématiques, un sens assez précis. "On peut dire magma, on peut dire chaos. Le chaos a reçu différents sens distincts en physique. Ici, il ne s’agirait pas du chaos au sens de "sensibilité aux conditions initiales", parce que ce type de chaos implique que l’on peut parfaitement définir le système. Ce serait plutôt le chaos au sens de "transition de phase", qui signifie que tout se met à compter alors que la description usuelle d’un milieu implique qu’on peut faire la différence entre ce qui compte et ce qui ne compte pas. Lorsque l’on construit des échelles de description, on définit ce qui, se produisant à une échelle, est négligeable à une autre. Or, au moment où on arrive au moment de transition de phase, ce qu’on avait négligé se met à compter autant que ce qu’on disait qui comptait. Donc tout compte, tout a des conséquences, et du coup, on ne peut pas décrire. C’est ce qui peut se produire dans le tohu-bohu où justement les gestes peuvent communiquer avec des sons, les sons avec des figures, des modes d’expression de la figure quand ils regardent ou quand un regard s’échange : tout compte. La présence des adultes compte aussi mais sur un mode qu’invente la situation de Tohu-bohu, pas un mode qui préexistait à la situation de Tohu-bohu. Tout compte, et donc on ne sait pas comment décrire puisqu’on ne sait pas comment simplifier, on ne sait pas quelles sont les coordonnées puisqu’on n’a pas de repères qui restent à l’extérieur de ce qui se produit." (I.S.p34)
Mais c’est précisément ce "on ne sait pas comment décrire" qui semble prometteur à Isabelle Stengers. "La vidéo est un instrument intéressant, elle permet de faire attention : non pas de mieux décrire, non pas d’apprendre à tout décrire - on ne pourra jamais tout décrire - mais d’apprendre à capturer des moments. Ces moments ne vous autorisent à rien puisque la seule chose qu’on peut dire c’est "ils se sont produits". Ils ne font pas autorité, ils ne font pas preuve, ils ne sont pas des faits dont on puisse extraire une conclusion. Par contre, ils transforment le regard. Je crois que la vidéo est un apprentissage, car on se rend compte de manière très, très sensible qu’apprendre à regarder ce n’est pas apprendre à décrire, c’est à dire à repérer un fait qui vaudrait pour lui-même, que l’on pourrait isoler. On apprend que ce qu’on voit n’existe qu’à cause de tout ce qu’on ne voit pas. Et donc c’est un apprentissage qui mène à se méfier des situations qu’on peut trop facilement décrire, cela pose la question de tout ce qu’on a ôté à la situation pour la rendre descriptible. Donc c’est un bon apprentissage pour les sciences humaines, par rapport à la tentation d’isoler pour pouvoir créer un fait qui fasse autorité." (I.S. p34)
Qui alors pourrait apprendre à regarder ? Par où pourrait s’insinuer la différence que fait le dispositif ? Pour Hervé Thys, il ne s’agit pas spécialement des scientifiques. "Alors quels sont les interprètes, les acteurs de la chose ? Ce sont d’abord les parents, sinon les enfants ne seraient pas là ; ce sont les enseignants puisque les parents ont mis là les enfants pour qu’ils soient enseignés, et ce sont en fin de course les enfants. Si tous ces gens là sont contents de ce qui s’y passe et du résultat, est-ce qu’il faut encore demander à la science si il faut continuer ou s’il ne faut pas continuer ? (…) (H.T. p15) Peut-on dire que la richesse de ces comportements dans leur multiplicité intègre l’échec à les définir comme preuves ? Ce qui ferait en même temps leur richesse et leur problème... Je crois que nous ne pouvons que nous réjouir de cet échec parce que, dans la mesure où on ne peut pas simplement s’endormir en disant "on se fout de tout", il nous oblige à réinventer d’autres comportements, pas de preuves, mais de confiance au niveau où cela en vaut la peine, d’autres comportements d’acceptation des différences ou des "étrangéités". (H.T. p47)
Pour Isabelle Stengers, c’est là une perspective parfaitement acceptable, qui, si elle était adoptée par les sciences humaines, créerait un rapport beaucoup plus intéressant entre ces sciences et les "sciences de la preuve", c’est-à-dire les sciences expérimentales. Ne sont susceptibles de vraiment participer à l’élaboration d’un savoir expérimental que ceux qui se préoccupent avant tout de savoir si la preuve "tient". De même, ici, ne seraient susceptibles de s’intéresser à ces "faits qui ne prouvent pas mais obligent" que ceux qui se préoccupent avant tout de la question : de quoi les humains sont-ils, peuvent-ils devenir, capables ? "A mon avis, un savoir qui concerne les humains et qui n’est pas un savoir centré sur de quoi peuvent devenir capables les humains est un savoir manipulatoire : ce que l’on définit au nom d’un tel savoir vient redoubler ce qui a permis de décrire, le type de soumission qui a permis la description. Et donc pour moi, il est très intéressant que le dispositif Thys produise de l’indescriptible et produise même des défenses, des interdits ou plutôt des impossibilités, sauf à le détruire, d’obtenir la réponse à certaines questions. Cela crée aussi une éthique de la question. Il y a des choses qui, si vous désirez les savoir, vous mettent en position indigne : ce désir de savoir, ou de vérifier, ou de prouver, va, en tant que tel, faire obstacle à ce que vous envisagez d’autre part de produire. Par exemple, dès que la pédagogie est centrée par "oui mais il faut tout de même évaluer objectivement les enfants", cela a beau être "oui mais tout de même", comme si c’était secondaire, en fait cela devient central parce qu’il faut créer la possibilité de cette évaluation et ça change tout. Donc, je crois que le fait que le dispositif nous permette d’apprendre et notamment d’apprendre à faire confiance, d’apprendre à expérimenter, d’apprendre à faire varier, d’apprendre à comprendre ce qui marche, ce que ça peut produire, quels autres types de choses cela peut rendre possible, sans jamais prouver est un de ses grands intérêts, même si ça compte pour une faiblesse pour ceux qui diraient "oui mais il faut prouver". L’idée qu’il faut prouver en sciences humaines est un des poisons qui vient du désir de ressembler aux sciences de laboratoire qui, elles, prouvent. Le laboratoire est le théâtre de la preuve. Prenons l’exemple de Stern : il a mis au point des dispositifs qui rendent visibles, mais ce ne sont pas des vraies preuves au sens expérimental. Heureusement, car pour prouver au sens expérimental, il faudrait torturer les nourrissons, les confronter avec des pseudo-mères tortionnaires, comme on l’a fait avec de jeunes singes rhésus. Donc l’éthique de "ne pas perturber la vie du nourrisson" empêche de "vraiment prouver" que le nourrisson a besoin de ce que Stern décrit, mais ce qui passe et ce qui compte, c’est l’épreuve : c’est ce qu’on éprouve en le lisant, en l’écoutant, en voyant ses films, c’est le fait que les nourrissons deviennent plus intéressants, c’est le fait que les parents deviennent plus libres et plus confiants dans ce que peut le nourrisson. C’est le devenir qui fait preuve, la manière dont les savoirs ouvrent ou bien stabilisent ou bien rendent plus importants certains types de devenirs, ou bien créent des garde-fous par rapport à des tentations qu’on aurait de faire mieux ou de faire autrement stupidement, par arrogance. Pour moi c’est la fécondité propre des sciences humaines.
Et donc il est important d’affirmer que le dispositif de Thys, qui rend des tas de choses opaques, pas délibérément, pas par volonté mais par constitution, a quelque chose à voir avec les sciences humaines. Il n’est pas fait pour faire des sciences humaines mais il a à voir avec les sciences humaines. C’est important parce que cela propose aux sciences humaines d’autres types de manières de faire que celles qui sont inspirées par les sciences expérimentales et tant qu’elles sont inspirées par les sciences expérimentales elles font du mauvais travail (...) Elles essaient de reproduire la différence entre ceux qui réagissent, qui témoignent de ce qui les déterminent et celui qui pense, le scientifique qui a construit l’interrogation. Donc, pour prouver elles doivent éviter les situations où le scientifique pourrait apprendre, puisque apprendre c’est penser avec, c’est être obligé à penser par". (I.S. pp32-33)
Si l’opposition, propre à la preuve, entre celui qui observe et ce qui est observé, ne peut être reproduite, ce qu’éprouvent ceux qui assistent à la scène fait partie de ce que la scène peut nous apprendre. Ainsi, pour Thierry De Smedt, le fait de filmer les ateliers pourrait bien ne pas être contingent, ce serait comme une obligation, un impératif suscité par la scène. "Il me semble que les bandes vidéos sont très chargées de virtuel, il semble qu’aucune des lectures que l’on peut en faire ne les épuise (…) Cette production de bandes vidéo n’est pas du tout, à mon avis, un accident, un à côté de la méthode. C’est comme si on s’était senti obligé de dire : "il faut quand même archiver !" C’est tellement énorme, c’est tellement important... Ce qui est important, c’est justement la suspension du jugement, mais apparemment la suspension du jugement n’est supportable que si on se dit : de toutes façons on le met en cassettes. Donc si vraiment quelque chose nous intrigue nous pourrons nous livrer au jeu de l’interprétation et du revisionnement ; et nous ferons aussi l’expérience de ce que personne ne peut dire qu’il a vu les cassettes un nombre suffisant de fois pour pouvoir dire qu’il a tout vu : il y aura toujours une possibilité de changer de grille de lecture et d’avoir autre chose. Tout à fait à l’opposé d’un vrai produit médiatique qui doit toujours être bien calibré, plus univoque etc. Dans cette méthode on voit, au fond, remis en place toutes les grandes questions sur le statut des matérialisation des formes, formes sonores, postures etc. Mais dans une configuration assez extrême, avec d’un côté l’originalité du geste sans jugement et de l’autre côté filmage intense, possibilité de revoir et en même temps impossibilité d’épuiser la vision… chaque manière de les voir, les fait produire autre chose." (T.D. pp42-43)
A quoi Isabelle Stengers, qui se méfie comme la peste de la réaction prévisible "s’il n’y a pas de preuve, tout est permis, toutes les interprétations renvoient à celui qui interprète", ajoute : "Raconter sans décrire ne veut pas dire qu’on peut raconter ce qu’on veut, simplement qu’il n’y a pas de récit "objectif". La description objective est une description qui est encore plus chargée de jugement que des récits plus subjectifs, c’est par exemple ce que les historiens ont découvert quand ils se sont dit "mais nom d’une pipe, l’histoire qu’on raconte à partir des archives - où l’objectivité commande de raconter uniquement ce que permettent de reconstituer les archives - a une drôle de conséquence : c’est une histoire d’hommes et pas de femmes, de riches lettrés et pas d’ignares populaires. Pourquoi ? Parce que les femmes et les illettrés n’écrivaient pas". La question est alors de savoir comment faire pour que ceux qu’on ne peut pas décrire puisqu’ils ne se sont pas produits sur un mode qui laisse des traces, soient néanmoins présents. Présents ne serait-ce que dans leur absence. Cela appelle des variations dans les manières de raconter, cela demande de l’imagination, et on comprend que la prétention "nous nous bornons à décrire" annonce la pire des mutilations puisqu’elle va répercuter les rapports de force qui ont décidé ce qui pourrait être décrit et ce qui ne le pourrait pas puisque ça n’a pas laissé de traces. Donc la variation des mises en histoire, les risques pris sur les mises en histoire peuvent créer des modes d’être ensemble à propos du passé qui créent du présent, qui créent le présent où l’on devient capable de raconter autrement." (I.S. pp33-34)
Et Thierry De Smedt témoigne pour encore un autre effet des ateliers sur les adultes, qui n’a rien à voir avec le "si ce n’est pas objectif, tout est arbitraire", mais désigne plutôt ce qu’impose la différence des générations. "Comment finalement laisser cette méthode faire en sorte qu’elle devienne l’objet d’une intégration pour les enfants eux-mêmes, et leur affaire... A partir de quel moment est-ce que l’on peut se dégager en disant : "voilà tout simplement on a créé un cadre, on a pensé que cela pouvait être intéressant mais finalement tout cela n’a d’intérêt que parce que cela nous a plu et parce que éventuellement cela vous a plu aussi". Je crois que c’est une forme de repérage auquel la visée scientifique nous a conduit à renoncer... Dans la conception contemporaine de la science, que le sujet ait mal, qu’il soit content de voir arriver quelqu’un qui s’occupe de lui, qui le regarde, c’est suspect. Les ateliers nous aident à nous décaler par rapport à ce modèle là… je ne sais pas vraiment où cela mène mais en tous cas c’est aussi un espace de jeu qui peut-être pourrait nous aider à réfléchir à des conceptions de la construction du savoir dans lesquelles le monde a quelque chose à dire, a voix au chapitre. Et peut-être que, d’une certaine façon, nous avec notre prétention de le comprendre, on ira mieux aussi... Je crois que ce sont des horizons lointains, il n’y a pas de garanties. Au contraire, cette méthode pourrait bien, si on n’y fait pas attention, enfermer encore plus les enfants dans un bon dispositif bien pensé... c’est un peu un danger qui nous guette. De toutes façons comme nous vieillissons et que nous nous fatiguons et que les enfants grandissent, ils auront le dernier mot... donc, le temps joue contre nous, cela nous donne le droit de parler. (T.D. pp50-51)