Il est assez clair que la proposition Thys communique avec un prise de position qui a des conséquences lorsqu’il s’agit de culture, de transmission, du rapport à l’œuvre et au génie, et que cette proposition développe également une lecture de notre histoire et des valeurs qui lui sont associées. En fin de compte, et son intérêt pour Daniel Stern en témoigne, Hervé Thys, en tant que produit de cette histoire et de ses ruptures successives avec les valeurs qui la normaient, parie sur une "éthique" désignant l’espèce. Thierry De Smedt, Isabelle Stengers, Daniel Stern et Hervé Thys discutent de la distinction entre une telle éthique et les valeurs sociales et culturelles qui, usuellement, fondent la morale.
Peut-on inscrire cette position dans la mouvance de ce que l’on appelle la pensée "post-moderne", qui se veut revenue des grandes ambitions de progrès, de vérité, de rationalité des modernes ? C’est le constat que propose Thierry De Smedt. "L’atelier - et on peut le mettre tout aussi bien à son débit qu’à son crédit - est bien de notre époque, il est bien post-moderne et peut-être qu’il convient encore d’avantage à des plus jeunes qu’à nous qui sommes encore fort modernes. Mais ce qui m’intéresse ce n’est pas que l’atelier soit de son époque mais que peut-être il mûrit l’expérience que des jeunes vont avoir de cette époque et donc que peut-être il leur permette de prendre position pour que - là, je suis un peu idéaliste - quand même ils aient leur mot à dire dans ce développement historique, et qu’ils puissent "avant qu’il soit trop tard" choisir le type d’institutions auxquelles ils souhaitent adhérer et qu’ils ne vivent pas justement l’entrée dans la post-modernité comme quelque chose d’inéluctable. (…) Quand je réfléchis à ce qu’est la post-modernité, je trouve que c’est un modèle tellement curieux à mes yeux et finalement tellement difficile à vivre que je pense qu’il est bon d’en faire la gymnastique à l’école. Au sens de s’y exercer, d’arriver le mieux possible à pouvoir déterminer si on l’aime, si on s’y plaît, si on le supporte. (…) Et donc l’idée d’une pédagogie qui inclue des espaces d’exploration de la post-modernité - ce qui est encore une façon de formuler le projet de l’atelier - je crois que c’est assez bien venu : l’école reste tellement moderne qu’elle diverge totalement, et je crois que beaucoup de jeunes en font l’expérience, les vrais jeunes post-modernes, c’est à dire les jeunes dans les milieux qui n’ont pas tout cet attirail de références que l’on a dans les classes plus aisées, à commencer par la fortune, une tradition, une éducation. Je pense qu’ils expérimentent de manière extrêmement forte le dualisme qu’il y a entre le monde de l’école et le monde dehors. Enfin j’aurais quand même des réticences à dire que l’atelier devrait leur apprendre à vivre bien dans la société post-moderne parce que c’est une société qui personnellement m’inquiète beaucoup et dont je suis content personnellement de n’avoir pas à y vivre longtemps encore." (T.D. pp33-34)
Cependant, Hervé Thys ne partage pas le moins du monde l’ambivalence de Thierry De Smedt quant à l’époque, et d’autre part, la dimension de renoncement associée à la post-modernité, son "nous ne pouvons plus" hésitant entre le cynisme, le désenchantement et le repentir, ne lui convient pas du tout. Il affirmerait plutôt, très tranquillement, "nous pouvons", nous pouvons nous passer de toutes les défenses que nous avons mises en place pour éloigner le "chaos", la violence ou le désordre. C’est pourquoi, pour lui, le "Tohu-Bohu" est moins une initiation à une époque où le jugement serait devenu impossible qu’une expérience vitale de ce qui, sinon, pourrait rester une menace, ce qu’il s’agit de fuir, ce qui doit être tenu à distance. "Chez William James on voit extrêmement bien décrit l’instant pur du choc que représente une information par rapport à laquelle on n’a pas le temps du recul et qui vous prend justement comme l’instant de pureté absolue. Un instant où on ne peut pas rester puisque à partir du moment où on le reproduit il est bien évident que l’on va ou bien tenter de le reconstruire ou bien tenter de le fuir. Le Tohu-bohu fait rupture par rapport à toutes les habitudes que peut avoir l’enfant, et avec toutes les morales des sociétés - il n’y a plus de morale là : ils peuvent se battre, ils peuvent se rouler par terre etc. - c’est, je crois, ce qu’il y a de plus proche du chaos, de plus proche du désordre. Ce n’est pas une mise en forme de la matière. Alors qu’est-ce qui fait que les enfants en sortent ? C’est sans doute que l’on ne peut pas y rester... c’est aussi bête que cela. On ne peut pas rester proche du chaos. L’important pour moi, et je crois que c’est Wittgenstein qui l’a écrit quelque part, c’est de ne pas le fuir. C’est de savoir quelque part qu’on y a touché mais qu’il n’y a aucune raison de prendre sa queue entre les jambes et de crier au secours. Les enfants ne crient pas au secours - et on voit très très bien qu’ils ne le font pas - et ils tombent automatiquement dans ce que James avait décrit, une recherche de la matière par sa mise en forme, puisque l’on ne peut pas y accéder sans la mettre en forme. Il s’agit évidement d’une mise en forme très spéciale puisqu’il n’y a pas de modèle, pas d’appréciation. Le plaisir immédiat qu’ils ont eu de ces instruments les oblige à mettre ces instruments en forme. De là nous quittons très très vite pour chacun des enfants cette période dans laquelle il est "tombé" effectivement dans le Tohu-bohu, et il ne peut plus y retomber (...) Les Tohu-bohu, on ne peut jamais les remontrer à aucun des enfants. Quel que soit l’enfant, son intelligence... C’est tellement proche de la folie, de l’acte absolument non-contrôlé, de la richesse justement de cette folie, mais on n’y reste pas - quand il est évident que dans la folie, on y reste." (H.T. pp9-10)
L’enfant pourrait donc "quitter" le chaos, sans peur et sans éclat. Pas d’institution de la "loi", pas d’interdit, pas de "s’il n’y a pas de valeurs, tout serait permis". Mais pas non plus d’exhibition du chaos en tant que nouvel idéal. On ne peut pas y séjourner. Une expérience, et ses conséquences. "William James écrit : "quand à moi mon siège est fait : je suis contre la grandeur et l’énormité sous toutes leurs formes, et en faveur des forces morales, moléculaires et invisibles, qui opèrent d’individu à individu, se glissent au travers des fissures de l’univers comme de tendres radicelles multiples ou comme le suintement capillaire de l’eau, et finissent pourtant par lézarder les plus durs monuments de l’orgueil humain, si vous leur en laissez le temps". (H.T. p13)
Que cette "expérience du chaos" ne soit pas une catastrophe, un effondrement, que les enfants n’appellent pas au secours peut évidemment être compris de différents points de vue. Ainsi, on pourrait certainement dire que les enfants "savent" que les adultes sont là, que cela ne pourra pas "aller trop loin". Si l’on tient, comme René Girard qui constitue pour Thierry De Smedt à la fois une référence et une interrogation, que le meurtre est ce qui fonde la culture, que chaque meurtre relance l’enjeu de la culture, on dira plutôt que les enfants sont initiés à un tel enjeu. "L’une des vertus du dispositif Thys c’est de permettre aux enfants de déflorer la possibilité de la violence. Il y a de la violence dans le Tohu-bohu, ils peuvent l’effleurer, et donc ils peuvent, sans atteindre le traumatisme sur autrui, par la tangente, sentir que la puissance de l’énergie suscitée par le sonore peut être forte, peut faire mal… Et justement un certain nombre de barrières n’étant pas là, le professeur n’étant pas là à dire "assieds-toi un peu maintenant, laisse l’autre" etc., ils sentent toute la puissance qu’ils ont en eux. Mais ces enfants ont quand même un peu de sens collectif , le petit de l’homme reçoit sa morale par ce qu’il voit autour de lui, les conduites etc. Mais il faut aussi qu’à partir d’un certain moment donné la société, par certains rites, lui permette d’entrevoir sur quoi elle est construite (T.D. (2) p15)
(…) (sur) la réalité de la violence, de la possibilité réelle, de quasiment la mécanique normale, de l’anéantissement de l’homme par ses congénères (…) Et donc la culture (…) c’est réussir par rapport au meurtre. Cette idée je l’ai trouvée chez Girard, avec son idée que les sociétés se fondent sur le meurtre d’un bouc émissaire. (T.D. (2) p14)
Pour Hervé Thys, la pensée de Girard est insupportable. "On en revient à la question de la violence : la violence fait partie de cette vie, fait que cette vie n’est pas larvaire, pas immobile chez les humains, qu’elle est faite d’agressions des autres, de soi-même vis-à-vis des autres, de refus… sinon on a des robots, qui acceptent tout ce que les parents disent. Donc un enfant, s’il n’est pas violent, s’il ne donne pas à un moment un coup de pied à sa mère parce qu’il ne veut pas être habillé, il est malade, cela c’est clair. Maintenant toute la question se résume à savoir si cette violence là, qui fait partie de l’humain et que l’on retrouve bien entendu chez les animaux, est meurtrière ? Le dernier livre de René Girard éclaire bien les choses : il y dit ne vous faites aucune illusion, sur la planète entière la culture est née en même temps que le meurtre, Caïn et Abel. Donc on ne peut – "sur la planète", ce qui me parait une colonisation un peu rapide – être "culturisé" que si on est meurtrier. Et il ajoute - est-ce que vous vous rendez compte de ce que cela veut dire ? - que le Christ est le seul qui a dévoilé cela, et que le Christ est le seul moyen de supprimer le crime qui est en nous, de supprimer le meurtre qui est en nous. Il dit aussi une chose extrêmement intéressante : après "tu ne tueras pas", "tu ne violeras pas" ou "tu ne voleras pas", il y a "tu ne convoiteras pas" – et René Girard dit, ne vous faites pas d’illusion convoiter cela veut dire désirer – donc " tu ne désireras pas la demeure de ton voisin", l’épouse de ton voisin - la demeure passe avant l’épouse, il n’y a pas d’épouse s’il n’y a pas de demeure -, le serviteur de ton voisin, le serviteur passe avant la servante bien entendu. Après la servante, on a le bœuf, l’âne et on a les objets nécessaires à sa maison. (…) Alors ma surprise est que des gens de bon sens veulent à tout prix maintenir cette règle comme étant la règle la plus importante de toutes les règles dans toute la société, et veulent carrément dire" devenons tous chrétiens parce qu’il n’y a rien d’autre, parce que à cela Satan ne peut pas résister : si tout le monde devient chrétien, Satan disparaît." (H.T. (2) p4)
Pour Thierry De Smedt, il y a moyen de donner de Girard une version plus oecuménique, si l’on fait du meurtre du bouc émissaire dont serait coupable chaque société avant que Jésus, mourant pour tous, n’en dévoile la vérité, non une "vérité historique" mais plutôt un symbole. "Je vois ce meurtre comme la réinvention à travers des formes symboliques de l’expulsion du mal : on ré-effectue un meurtre mais on le ré-effectue de façon codée, chargée culturellement, symbolisée. Mais c’est aussi un rappel : nous sommes aussi de redoutables assassins efficaces quand cela nous arrive… et des victimes aussi d’ailleurs (…) parce que notre espèce est quand même bizarre, si on la compare à d’autres, elle semble avoir très peu de moyens techniques pour s’empêcher de s’autodétruire." (T.D. (2) p14)
Cependant, ce rappel, et la culpabilité qu’il transmet est justement ce qu’Hervé Thys rejette. "Pour un nombre important de gens, genre Girard, cela reste une colonne importante de la base de l’humain, une sorte de message caché que l’on fait à la génération suivante : sois responsable de tes actes, et si tu es responsable, tu es en tort quand tu te trompes, et tu peux te vanter etc. donc tout le bazar est reparti. (H.T. (2) p6)
Pour Hervé Thys, on ne peut faire l’économie du vrai problème qui est l’anathème jeté sur le désir, devenu convoitise, devenu vecteur de meurtre. "Bon, René Girard est peut-être une caricature, mais combien c’est bon les caricatures, en ce sens que je crains que si on devait faire une petite enquête, demander aux uns et aux autres… On n’est plus à la même époque, vous ne considérez plus la femme de la même façon, mais après tout est-ce qu’il y a une vraie circulation du désir ? Est-ce qu’il y a vraiment quelque chose qui peut être ouvert… au désir bien entendu ? Je crois qu’ils répondraient quasi tous non, ce n’est pas possible, où allons-nous… Ce qui alors pose le problème des lois et des règles, puisque les règles par rapport aux lois s’assouplissent de plus en plus : on coupe moins les mains, on brûle moins les gens que dans le passé… Faut-il avoir une ouverture totale qui fout une frousse verte - et je le comprends – à des gens comme Girard ou d’autres, ou faut-il à un moment donné avoir une sorte d’éthique de consensus qui sort de l’espèce et qui dit : "cela on ne le fera pas", sans pouvoir très bien le motiver ? Je fais naturellement allusion à l’inceste. L’inceste commis entre un adulte et un enfant avant qu’il ne soit arrivé à un certain âge est, je crois, un meurtre. C’est comme si on avait avec un animal une relation amoureuse : l’animal peut aller très très loin mais à un moment donné il ne peut pas, il ne peut pas suivre. Si on dit tant pis pour toi, tant pis pour l’animal, tant pis pour l’enfant, on crée un meurtre parce qu’effectivement l’enfant est là, dans une niche de famille, pour apprendre ce que c’est la société au dehors de la famille. Par contre l’inceste entre adultes, je ne vois vraiment pas comment la société pourrait s’y opposer en disant qu’il y a là quelque chose de dangereux. A part cela qu’est-ce qui reste ? Il reste curieusement que notre société est construite sur "tu ne voleras pas" en ce sens que si on vole et si on peut voler, il n’y a plus moyen d’avoir une économie stable. Donc il n’y aurait en définitive que deux tabous : le tabou de la relation amoureuse, qui est bien au-delà de la tendresse, qui est carrément au niveau de la sexualité, avec un enfant – que cela soit le sien ou avec un étranger – et puis "tu ne voleras pas"" (H.T. (2) pp4-5)
Ce sont ces deux "tabous" qu’Hervé Thys associe avec l’éthique, par opposition aux règles morales. "La morale c’est un ensemble de règles définies par la parole, valant pour une société organisée. Et heureusement qu’il y a eu des morales dans l’histoire, généralement rattachées aux religions etc. Mais donc elles se différencient les unes des autres. Comme Margaret Mead le dit, à tel endroit on se comporte de telle façon et à quinze cents kilomètres on a inversé les choses et la tribu fait le contraire... Donc la liberté et la différence. Alors je voulais dire depuis longtemps que l’éthique ne peut pas se définir par des mots et ne peut pas être localisable, cela ne peut pas être quelque chose qui est bon à tel endroit mauvais ailleurs, sinon cela serait la multiplicité des éthiques. Et alors j’ai eu la chance d’aller voir dans le dictionnaire philosophique à éthique et là j’ai trouvé la définition de Spencer, que je connaissais juste de nom. "Spencer entend l’éthique comme le fragment d’un tout dont elle est inséparable et qui est l’étude de la conduite universelle". Alors je commence à comprendre qu’une éthique qui serait liée aux êtres humains dotés de parole retomberait automatiquement dans une morale. Et donc, ou bien il n’y a pas d’éthique ou bien elle est universelle et si elle l’est, elle n’est pas liée à un comportement humain défini par le langage, elle doit reprendre le vivant, elle comprend le vivant, le rapport aux animaux, aux plantes, le rapport à la vie que l’on vit à tel emplacement..." (H.T. p5)
Tu ne voleras pas et tu n’imposeras pas à un autre une relation de désir qu’il "ne peut suivre", qui le détruit, ce seraient donc non des règles mais des "tabous", des "cela on ne le fera pas" caractérisant une "conduite" sur un mode à la fois universel et irréductible à des règles explicitables, que les mots pourraient capturer. De fait le point où quelqu’un "ne suit plus" ne relève pas d’une définition, plutôt d’un sentir, et le dicton "qui vole un œuf vole un bœuf" est plutôt un aveu d’impuissance quant à la différence à faire. Nous sommes donc très loin de la dramaturgie de l’humain coupable, désirant la demeure, ou la femme, ou… de l’autre, parce que ce sont la demeure et la femme de l’autre : "je vois une leçon que les enfants nous donnent, c’est qu’ils sont profondément joyeux d’être là, d’être en vie." (H.T. p17)
Assez curieusement, la proposition d’Hervé Thys fait communiquer "ethos" au sens de mœurs, incluant les humains et les animaux, et "exigence éthique" au sens "élevé" où les règles morales, auxquelles il suffit d’obéir ne peuvent prétendre. Ce qui intéresse Isabelle Stengers : "Selon les philosophes, il y a beaucoup de manières de faire la différence entre morale et éthique. La différence qui moi m’intéresse, c’est que la morale se propose en terme de règles, de règles qui peuvent être explicitées et qui ont même avantage à être explicitées parce qu’elles ont aussi avantage à être communiquées à quelqu’un. Elles sont censées être bonnes pour tout le monde : la morale est commune. Tandis que l’éthique, certains diront que c’est plus sublime, mais c’est aussi plus humble parce que cela communique avec ethos, avec manière d’être. C’est intéressant qu’il y ait à la fois l’idée que c’est plus élevé et la possibilité d’une continuité avec les animaux : "quel est notre ethos ?" Le point commun est que la notion de règles explicites et de possibilité de demander à quelqu’un d’obéir à ces règles se met à glisser. Cela peut glisser vers le sublime "mon éthique à moi qui suis supérieure à toute morale commune", "j’ai une éthique mais je ne peux pas vous la dire, je la sens" et vers le plus concret c’est à dire : "oui, je la sens comme un animal sent la différence entre à faire et à ne pas faire." (...) Je crois qu’il y a dans nos comportements quotidiens pas mal de choses qui correspondent à ce "sans règle", à cette "éthique esthétique", "cela c’est laid". La différence avec la morale c’est que le "cela c’est laid", ça se cultive : c’est une question d’imagination, de rencontre, c’est dans la rencontre qu’on expérimente et c’est donc aussi lié à une idée de "qu’est-ce qui est une bonne rencontre ? qu’est-ce que c’est une rencontre réussie ? qu’est-ce que c’est une rencontre complètement ratée ?" Une expérience concrète est nécessaire. L’éthique, cela ne peut pas précéder la situation. Et c’est pour cela que la question de "comment dire l’échec ou la réussite d’une tentative sans la juger ?" désigne aussi ce qui différencie l’éthique de la morale. S’il y a jugement moral, on peut dire "c’était bien, ou pas bien, parce que…" : on a des critères moraux plus généraux que la situation. S’il n’y a pas de tels critères, la différence, le contraste entre réussite et échec, peut être cultivé : ce que le dispositif permet, au sens d’apprendre et pas au sens de responsabilité "qui a mal fait". D’ailleurs Thys a appris, "tiens, et si on mettait les chaises en rond, tiens et si, et si, et si". Ce n’étaient ni les adultes ni les enfants qui étaient responsables de quelque chose qui était senti comme "tiens, ça aurait pu marcher autrement", c’est le protocole qui doit susciter le type d’ethos qui fasse qu’il y ait réussite, ce qu’on peut appeler l’événement, (…) qui fasse des participants les "enfants de l’événement". On peut parler d’une éthique propre à cet événement : ce qu’on apprend est l’ensemble des gestes, des manières de se conduire qui tuent l’événement, qui le suppriment, qui le rendent impossible. (…) Je n’ai pas de discours anti-moral mais je crois que l’éthique est plus importante parce que cela communique avec une question qui nous manque : qu’est-ce que c’est réussir pour un enseignant indépendamment de l’évaluation objective des résultats de ses élèves ? Qu’est-ce que c’est réussir dans une réunion politique ? etc. La question n’est jamais les bonnes intentions, la question n’est jamais des règles au sens de "il faut écouter les autres", la question est : quels sont les dispositifs qui fassent qu’écouter les autres ne soit plus une règle mais soit ce sans quoi la chose ne sera pas intéressante ? Donc "on ne se sacrifie pas à obéir à une règle parce qu’elle est morale et parce que nous sommes bons, non la manière de se conduire devient évidente parce que sinon ça devient n’importe quoi et tout le monde s’embête". (I.S. pp18-19)
Pour Isabelle Stengers, cette culture n’est pas essentiellement différente de ce que "savent" les animaux sans qu’il y ait besoin d’apprentissage, et elle trouve dans les descriptions de Daniel Stern un exemple de "réussite" – la mère est sensible aux moments où le nourrisson "n’ira pas plus loin" – quasi animale. "La chorégraphie mère/nourrisson incorporerait-elle une forme d’éthique ? Le "faire confiance" que produisent les descriptions de Stern, qu’on éprouve à lire les descriptions de Stern, montre bien que dans ce cas, apparemment, la mère (ou l’adulte) et le nourrisson sont dans une situation qui a sa propre force, comme s’il appartenait au nourrisson de susciter de la part de l’adulte ce qui, sauf gros écart, est ce dont il a besoin pour devenir. Et donc, on a affaire à quelque chose de quasi animal mais en plus qui, pour être décrit a besoin des formes les plus cultivées de ce que nous apprécions : chorégraphie, rythmicité, accompagnement etc. (…) Apparemment c’est vital pour le devenir du petit d’homme que l’adulte entre dans ce rapport chorégraphique, qu’il "suive". Si les intentions de l’adulte prenaient le dessus sur ce que suscite le nourrisson chez l’adulte, si les intentions, la volonté, le savoir des humains prenaient le dessus, ce serait une assez grosse catastrophe". (I.S pp34-35)
"Depuis quelques années que je suis en contact avec Daniel Stern, j’ai essayé de savoir ce qu’il veut dire avec le mot "improvisation", qu’il emploie beaucoup (…) Il me semble que quand il utilise le mot improvisation il veut dire quelque chose de précis, il l’utilise à la place de "liberté", ou à la place de "dans toutes les circonstances de la vie, on peut faire autre chose que ce qui avait été décidé par les autres ou décidé par les règles" : "on peut inventer". Donc le mot improvisation revient alors à ce que dit le dictionnaire, au fait de devoir préparer un repas avec ce que l’on a alors que ce n’était pas prévu, et on fait de l’inattendu. C’est tout à fait contraire au mot "improvisation" des musiciens parce que là au contraire c’est "codé à mort" pour que tout le monde puisse se dire : oh, c’est merveilleux. (...) Donc je suis fasciné, de plus en plus, par ce mot improvisation dans le cerveau de Daniel, et pour moi il prend de plus en plus d’importance. Il y a toujours eu des utopies, mais peut-être qu’avec Daniel on a enfin un accrochage au niveau de la nature humaine. On n’est plus dans l’aberration de quelqu’un comme Hitler ou comme Dieu sait qui, qui veut rendre le monde meilleur en en éliminant une partie... non, là il y a enfin un vrai espoir." (H.T. pp3-4)
Ce "vrai espoir", lié à une confiance en une "nature humaine" qui ne serait pas pécheresse, de telle sorte que, peut-être, nous n’avons pas à imposer des règles pour "civiliser" des enfants, pour les extraire d’une violence primordiale, Thierry De Smedt la ressent également au contact des ateliers, et "malgré Girard" : "Il est peut-être intéressant par rapport à une relation adulte/enfant, de se forcer à faire un pas en arrière et de renoncer à l’idée que nous savons déjà ce qu’est un enfant, nous savons déjà ce qui est censé lui plaire (…) et qu’il suffit par exemple de revivre fantasmagoriquement notre enfance pour savoir ce qu’ils éprouvent. Et là je trouve que la position d’Hervé Thys est une position intéressante, (…) il veut essayer de susciter cet étonnement par un retrait en disant : non, admettons d’abord que nous ne savons absolument pas qui il est, ni comment il va, et donnons-nous la surprise de le découvrir. Et effectivement cette attitude est féconde parce qu’elle permet peut-être alors de repérer chez l’enfant des attitudes, des significations, des gestes par rapport auxquels notre jugement ne peut prendre prise facilement, on ne peut pas trop expliquer, on renonce à expliquer..." (T.D. p39)
Là où Hervé Thys et Isabelle Stengers parlent d’éthique, Thierry De Smedt parle de "préférable", mais le terme désigne le même enjeu : le préférable est positif, il ne désigne pas la convoitise, le "désir de ce que désir l’autre", il s’apprend empiriquement, dans des situations concrètes, et il se dit en contraste avec l’échec des prétentions à construire un savoir enfin adéquat, révolutionnaire, qui devrait mener à la production d’un "homme nouveau" : "Nous avons l’horrible plaisir de vivre dans un des mondes les plus catastrophiques qui aient jamais existé... tout rate tellement bien partout. Arriver à construire un système éducatif dans lequel on donne aux enfants l’occasion d’essayer de repérer leur préférable et de l’actualiser dans des gestes de communication avec les autres... est une chose à mon avis primordiale. Je dirais même que plus loin que cela, mon ticket n’est plus valable ; je dois, au contraire, renoncer à aller beaucoup plus loin que cela, si je mets plus je risque de faire plus mauvais. C’est de nouveau la question du préférable : je ne sais pas ce qui est vraiment très bon, mais je sais que face à deux positions il y a peut-être du préférable. Et le préférable c’est que les jeunes puissent petit à petit avoir un contact avec des institutions éducatives qui les aide à développer leur préférable. Et un préférable qui n’est pas justement de l’ordre de l’explosion égocentrique, qui soit un préférable assez conscient de l’endroit où il se trouve, de la prise en compte et qui donne à chacun de régler ses comptes. Ne pas vivre avec des choses que l’on laisse grandir sans rien exprimer, jusqu’au jour où on sort avec des machettes et où on se coupe en morceaux." (T.D. p24)
On peut, assez facilement, mettre la relation mère/enfant sous le signe du "préférable", l’enfant sait exprimer sur un mode que la mère sait reconnaître, ce qui est préférable en cet instant : intensifier le jeu, le refroidir, proposer une variation… Ce qui signifierait que la possibilité d’"actualiser le préférable en communication avec les autres" fait partie de ce que le petit d’homme, au sens véritablement biologique, requiert. "Stern décrit ce moment extraordinaire où l’on voit comment la biologie, ou le natal - pas le génétique mais le natal, ce avec quoi l’enfant naît, ce avec quoi l’enfant se risque dans un monde qui n’est plus l’enceinte protégée du ventre maternel - appelle le monde et où le monde se propose sur le mode que demande le natal. Donc un véritable enchevêtrement, où on ne peut pas opposer le monde et l’inné mais au contraire où l’un crée le sens de l’autre et est créé par l’autre. Il me semble que Stern peut le décrire parce qu’il y a des stabilités dont on peut dire que ce sont des stabilités spécifiques, propres à l’espèce. Vers deux ans, l’enfant peut s’adresser à un adulte, l’entendre, savoir qu’il s’adresse à lui, se vivre comme doué d’initiative, vivre l’autre comme doué d’initiatives. Il le peut sur des modes différents : il est devenu "humain", mais on voit aussi l’imbrication car il n’y aura pas de solution au problème de "comment devenir humain ?" sans qu’il y ait aussi décision sur le "comment" du comment. L’enfant a aussi commencé à apprendre "qu’est-ce que c’est avoir une intention" dans sa culture. Dès qu’on se met à pouvoir décrire "qu’est-ce que c’est avoir une intention", on est dans la culture. Donc, ce haut fait qui intervient vers l’âge de deux ans est un terrain où on peut apprendre à différencier de manière intéressante ce qui va compter pour une culture et les traits communs qui manifestent qu’on a de toute façon affaire à la réussite spécifiquement humaine telle que dans toutes les cultures on pourra faire la différence entre réussi ou raté." (I.S. p37)
Cependant, la proposition d’Hervé Thys a ceci de paradoxal que, misant sur une reprise de l’expérience "éthico-éthologique", il semble, comme les modernistes à qui il reproche de vouloir "coloniser la planète" au nom de leur "vision universelle de l’humanité", faire bon marché des différenciations culturelles qui font que chaque peuple a "ses" valeurs. Ne serait-ce pas une nouvelle ruse de l’universalisme que de prétendre renoncer à toute valeur pour mieux détruire celles des autres ? "On pourrait me dire : est-ce que ce n’est pas le pire des colonialisme que de dire aujourd’hui l’Occident… Et bien oui, je dis que s’il y a une solution, elle est en Occident, mais c’est parce qu’il y a échec et pas parce qu’il y a victoire. Et que cet échec force à une modestie totale vis-à-vis du vivant, et il y a autre chose : je ne pense pas que ce soit l’intelligence qui nous guide. C’est passionnant ce dont nous discutons parce que cela permet de regarder en arrière, mais ce n’est pas comme cela qu’il y aura une transformation de la société. La société ne peut être transformée que par des gens qui ne savent pas… L’intelligence est une chose qui me fascine parce qu’elle permet peut-être d’avoir l’impression que l’on comprend quelque chose mais elle vient toujours par après, elle vient toujours trop tard, quand on agit on agit toujours d’abord et puis on essaie de comprendre pourquoi on l’a fait. Sauf quand on croit que l’on sait pourquoi on agit et à ce moment là on agit toujours plus mal… Ce que je veux dire c’est que si il y a une transformation réelle dans une société, elle ne sera pas connue des gens qui transforment. D’autre part, la manière dont les enfants agissent comme ils agissent, c’est à dire avec une sorte d’évidence que c’est cela, que c’est juste, que c’est cela qu’ils doivent faire, je ne vois pas pourquoi ils ne pourraient pas en êtte capables à douze ans et à l’âge de quinze ans, de seize ans que diable ! Pourquoi est-ce qu’ils doivent être tous traumatisés, proches du suicide, à l’idée qu’ils ne font pas ce qu’ils doivent faire ? On fait toujours ce qu’on doit faire puisqu’on ne peut pas faire autre chose que ce que l’on fait ! Donc je pense qu’au fur et à mesure de l’évolution, les nouvelles générations auront un comportement dont nous n’imaginons pas les conséquences. C’est cela qui est intéressant à notre époque, c’est une époque clef" (H.T. (2) p12)
Nous touchons là à la véritable singularité de la position d’Hervé Thys, ce en quoi il n’est pas "post-moderne" pour un sou. La pensée post-moderne souffre d’un petit paradoxe : elle affirme que "nous" ne pouvons plus penser en termes d’universalité, que tout est relatif à une époque, à une culture, mais c’est encore et toujours "nous" qui le disons pour les autres. "Nous" sommes enfin arrivés à la vérité universelle qu’il n’y a pas de vérité universelle… Hervé Thys tranche le nœud gordien de cette contradiction par l’affirmation positive de ce que le "nous" en question n’est pas ceux qui pensent et parlent, que de toute façon les "nouvelles générations" vont être différentes, et que la "solution" qu’elles vont apporter est différente de toutes les autres parce que "nous" sommes ceux dont les valeurs ont abouti à un échec. C’est "notre" échec, pas celui des autres, qui pourrait ainsi nous permettre d’explorer la question de "comment ne pas être raciste". "Ce processus de valeurs culturelles sur lequel toutes les sociétés se sont assises, formées, dont personne ne peut dire "nous sommes en dehors" est quelque chose de profondément raciste en réalité. A partir du moment où ce n’est pas global, planétaire, à partir du moment où cela n’appartient pas à l’espèce, ces valeurs là, qui ont été forgées par rapport à certaines idées du monde, ne peuvent qu’être racistes, puisqu’on accusera l’autre de ne pas les reconnaître. C’est ce que j’ai ressenti à la prison de Strasbourg où ils avaient cette idée qu’on allait distraire des jeunes prisonniers, qui n’étaient là que pour deux ans, en leur enseignant la beauté de la musique contemporaine, Boulez et compagnie... C’était vraiment les traiter avec un racisme désespérant parce que ces gens ont leurs valeurs à part entière - elles sont peut-être différentes des nôtres - mais commencer à leur dire que nous connaissons mieux quelles sont les valeurs qui devraient les soutenir : c’est de l’assassinat pur et simple ! (…) Ce qui nous soutient, et qui est bien entendu un héritage culturel inscrit dans une tradition, qui nous soutient nous dans notre "étrangéité", n’a pas de valeur autre que marchande, si on veut le transmettre. Cela permet de vivre si on est dans la profession – mais ce sont des valeurs dont nous devons personnellement savoir qu’elles n’ont pas de sens pour l’autre, sauf si on veut le coloniser, le faire penser différemment, ou bien si on veut lui faire acheter la marchandise que nous voulons vendre." (H.T. pp26-27)
Chez Hervé Thys, le "nous devons" communique toujours avec "de toute façon, nous allons". Il n’est pas certain que "chez les autres" "valeurs" et "racisme" communiquent sur le mode où nous les avons fait communiquer, c’est-à-dire où les autres, qui ne partagent pas les mêmes valeurs, pourraient être "accusés", devraient être endoctrinés, amenés à reconnaître. C’est "nous" qui avons inventé à la fois le racisme en ce sens, la lutte contre le racisme… et le commerce planétaire. Mais cela ne suscite chez Hervé Thys aucune culpabilité, aucun arrêt au sens de "nous ne pouvons plus". "C’est là où je retrouve avec plaisir chez William James que le passé est ce qu’il est, et qu’il ne me permet de rien fonder du tout : c’est le futur qui est fondateur. Quand je pense que tout le monde regarde son passé en se justifiant ou en se pénalisant parce qu’il n’est pas ce qu’il aurait du être par rapport à ses rêves. Et qu’ils ne comprennent pas qu’ils perdent leur vie à regarder derrière et à ne pas construire, comme dit James, au niveau des futurs possibles… On a un seul passé, il est ce qu’il est, il est incritiquable, parce que quoi qu’il soit arrivé dans ce passé, une fois qu’il a été fait on est absout de toutes responsabilités : on est irresponsable (…) c’est toujours trop tard, c’est toujours fini. (H.T. pp34-35)
Je pense qu’à partir du moment où on peut comprendre que tout ce qui nous arrive est simplement ce qui est arrivé, mais que tout notre futur est indéterminé, cela nous donne un responsabilité incessante par rapport au futur, mais cela nous donne une tranquillité et une paix par rapport à notre passé puisque l’on ne peut rien y changer et que l’on ne peut surtout rien à ce que les autres nous font puisqu’ils appartiennent tout de suite au passé. Il y a (dans l’idée que nous sommes responsables de ce que nous avons fait) une sorte de contradiction qui est pour moi extrêmement facile à capter. Qui pourrait être extrêmement facilement captée par des enfants, ou en tous cas par des adolescents à partir du moment où l’on cesserait de leur dire le contraire." (H.T. (2) p6)
Pour Thierry De Smedt, la paix et la tranquillité par rapport à notre passé n’est pas une évidence, mais il y a néanmoins quelque chose, dans ce que donnent à voir les enfants, qui parle de futurs possibles. "Il y a quelque chose de très rassurant... et d’étonnant à la fois. Et cela montre que l’histoire n’est pas finie. Un certain type d’histoire effectivement se termine - que l’on en soit nostalgique ou pas de toutes façons on ne sera plus longtemps là pour le regretter.(...) Mais les bandes vidéos que j’ai vu sur l’atelier... je ne dis pas qu’elles me font faire confiance... mais comment dire, elles me donnent l’idée qu’il reste des choses à faire, qu’il y a moyen de vivre encore quelques jours là-dessus. Cela pour moi, c’est très bon parce que l’une des crises contemporaines fortes que je sens c’est qu’à partir du moment où on peut imaginer vivre un peu au-dessus de l’extrême nécessité vitale, à partir du moment où on se dit nous devons constituer un espace européen sans ennemis, et bien paradoxalement je crois que la vie devient très difficile. Je crois que l’on est en train de vivre les premières années d’une époque où il faut arriver à vivre sans pouvoir se constituer un statut personnel sur le dos d’un méchant que l’on peut désigner à tous moments comme la source de tous nos maux, sur lequel on peut rejeter tout ce qui ne va pas. Donc je crois qu’une des difficultés majeures si on se dit que la paix est un objectif (…) c’est que c’est un projet qui correspond assez mal à l’être humain. On a nous humains, peut-être même plus les hommes que les femmes, une propension assez naturelle à avoir besoin de l’autre pour se constituer et cet autre prend souvent le visage de l’ennemi, du mauvais, du méchant etc. C’est un des ferments du fascisme historique. Et donc comment pouvoir fonder un projet de vie, un projet de contrat, de constitution de mon statut, de mon identité, de mon groupe etc. qui ne serait pas par la désignation obsessionnelle d’un mauvais grâce auquel nous faisons la paix ou tout au moins grâce auquel nous nous mettons d’accord pour refouler sur son groupe, sur son esprit, sur son genre etc. tout ce que nous avons des difficultés à vivre ?" (T.D. p34)
Ici encore, assez curieusement, les ateliers permettent la rencontre entre deux positions qui sinon se contrediraient : l’une pour laquelle la "paix", la possibilité de ne pas se définir "contre" l’autre, va à l’encontre de ce que l’histoire nous enseigne à propos des hommes, l’autre pour laquelle cet enseignement est nul et non avenu. "Au début de ce siècle, il y avait une vue d’ensemble qui était masculine bien entendu, parce que l’on avait écarté les femmes, les enfants et les animaux encore bien plus. Cette vue était celle du bon sens général, c’était celle de mon grand-père qui était un colonialiste d’une pureté totale : il pensait qu’il fallait faire des écoles au Congo belge, qu’ils cessent de se manger entre eux, qu’ils cessent de grimper aux arbres (...) Je ne dis pas que James est plus intelligent ou moins intelligent que Kant, cela ne veut rien dire, je dis simplement qu’il fait partie d’une autre organisation, dans laquelle on ne peut plus penser comme avant. On a le droit de penser comme avant mais on ne le peut plus si on est bien informé : il y a actuellement un certain nombre de façons de penser qui, si on les a pris en compte par le hasard des choses, par le hasard de sa propre histoire, modifient ce que l’on faisait la veille par rapport au lendemain. Cela fait une différence profonde. Se référer aux ancêtres en disant ils étaient remplis de sagesse, ils savaient comment il faut faire... c’était vrai. Maintenant cela pose un problème en sens qu’à ce moment là : arrêtons avec les Droits de l’Homme, battons-nous pour nos cultures parce qu’elles sont plus valables que les autres... et cela n’est pas payant." (H.T. p35)
Car Hervé Thys aime bien les Droits de l’Homme justement parce qu’ils sont bien incapables de désigner un projet de vie, de constitution d’identité, ou ce au nom de quoi on pourrait vivre, mourir et tuer. "Les Droits de l’Homme sont monstrueux mais en attendant ils sont infiniment respectables. On dit "les droits de l’homme, c’est désossé, cela n’a pas de chaleur, c’est froid, cela ne tient compte de rien"... Mais en définitive au niveau de l’intuition réelle et pas au niveau de ce que l’on en a fait, c’est prodigieux. (H.T. p30)
(…) Parce qu’actuellement on sort de cette morale qui nous disait quelle oeuvre de musique est meilleure, etc. et qu’on entre effectivement dans ce qu’on appelle les Droits de l’Homme, qui sont désossés au niveau de l’humain et qui sont une tentative de parler au niveau de l’espèce... (H.T. p29)
(…) Une espèce sans nature, donc sans direction et sans responsabilité bien entendu. Parce que si elle devient éthique ce n’est pas parce qu’elle est responsable de sa morale, elle n’a aucune responsabilité... elle est toujours absoute." (H.T. p34)
Pour Isabelle Stengers, ce qui est passionnant dans la position d’Hervé Thys est qu’il réussit à transformer des références redoutables comme la référence à l’espèce humaine ou celle aux Droits de l’Homme - qui usuellement permettent de disqualifier les autres sur un mode… sur un mode qui les absout, et qui les ouvre au futur indéterminé qui est de toute façon le nôtre. "C’est dans le moment où nous nous rendons compte que nos normes et nos évidences étaient naïves et arrogantes que ce que nous faisons pour nous peut concerner les autres. Comment les autres y mordront est avant tout leur problème. Notre problème c’est de ne pas être arrogant et de ne pas être naïf par rapport à ça. Et donc notamment quand, pour nous, c’est de l’"espèce humaine" qu’il s’agit, de ne pas dire "ah, on en est venu au plus fondamental et comme, incontestablement, quoiqu’ils en pensent, les autres appartiennent aussi à l’espèce humaine, ce que nous produisons en référence à l’espèce humaine vaut aussi pour eux". La référence "espèce humaine" ne préexiste pas plus à sa production, c’est à dire à "nous autres", que les références aux dieux, aux ancêtres, aux traditions ne préexistaient aux cultures humaines qui les ont produites. Il n’y a pas de préséance de l’espèce humaine sous prétexte que l’on pourrait dire "oui, mais objectivement elle a existé avant même qu’on y pense". Il y a l’espèce humaine au sens où c’est l’objet des biologistes ou des médecins qui se demandent si un produit n’empoisonne pas un membre de l’espèce humaine - tout humain si on lui donne une charogne va tendre à en mourir alors que les hyènes semblent résister aux charognes. Donc c’est vrai qu’il y a des traits propres à l’espèce humaine mais c’est surtout des limites de résistance par rapport aux agressions du monde qu’il s’agit. (…) Mais l’arrogance, c’est dire par exemple "les humains sont nés fondamentalement racistes, nous le savons, et c’est nous qui avons atteint cette vérité que tous les humains sont égaux et que donc il faut dénoncer le racisme. Les autres étaient racistes sans le savoir". Non, on n’est pas raciste sans le savoir. Je veux dire la possibilité d’être raciste, de mettre en hiérarchie des groupes différents, est strictement contemporaine de la proposition "les humains sont égaux" c’est à dire de l’apparition de l’espèce humaine en tant que référence. Au nom de l’égalité entre tous les humains et au nom de ce que devrait être l’homme nouveau qui vivrait cela, nous avons produit des choses tout à fait intéressantes et singulières et des crimes tout aussi intéressants et singuliers. Ce qui m’intéresse c’est d’hériter de la singularité de l’aventure mais d’essayer d’en hériter accompagnée des garde-fous qu’impliquent la mémoire des crimes, des arrogances et des naïvetés. Nous n’avons pas à nous présenter comme supérieurs parce que nous pensons "espèce humaine". Les ancêtres des autres, les dieux qui interviennent et qui singularisent des moments de leurs modes d’existence collective, qui sont partie prenante de ce qu’ils sont, tout cela constitue une réussite puisque cela rend les membres du groupe intéressants les uns pour les autres, cela les produit les uns pour les autres, cela leur permet de guérir, de parler entre eux, d’éviter la guerre, de créer des palabres etc.
Le point le plus délicat, c’est la mise en communication de ces réussites puisqu’on ne peut plus s’ignorer les uns les autres et que les communications sont tellement intenses que les manières usuelles d’accueillir l’hôte ou de rencontrer un autre groupe et de partager des récits d’ancêtres ou des rites de rencontre, ce n’est plus tout à fait suffisant. Donc nous sommes dans un problème complètement ouvert à cause de la densité des échanges, un problème écologique : "quel nouveau type de lien, quel nouveau type de manière de faire, étant donné ces échanges denses ?" Dès que nous proposons "espèce humaine" en tant que référence universelle, nous détruisons. Reste que notre singularité à nous a effectivement pour nom "espèce humaine". Il faut réussir à dire "l’espèce humaine est notre invention", c’est cela, pour nous, aujourd’hui. On n’y peut rien. Et donc chaque fois qu’Hervé parle de l’espèce humaine j’accepte tout ce qu’il dit en ajoutant "c’est un belge de la fin du XXème siècle qui dit ça, et qui dit ça à d’autres belges ou européens de la fin du XXème siècle". C’est une tâche et c’est un risque anthropologique ouvert, car nous ne sommes pas sûrs aujourd’hui que l’aventure dans laquelle nous nous sommes engagés, depuis disons le XVIIIème siècle, nous construire en tant que membres de l’espèce humaine, soit vivable. Parce que, depuis le XVIIIème siècle, on a aussi été ultra-vulnérable à une autre petite aventure qu’on appelle le capitalisme. Je ne vais pas dire qu’espèce humaine et capitalisme c’est la même chose, je vais dire, ce qui est bien connu, que la référence à l’espèce humaine ne nous a pas beaucoup armés pour résister aux redéfinitions que nous propose le capitalisme. Donc, on est dans une aventure dont on n’est pas sûr qu’elle soit vivable. C’est ça l’indétermination du futur, pour parler comme Hervé. Le passé est le passé. On ne va pas vivre dans la nostalgie de ce à quoi nous n’avons plus accès et dans la possibilité de retrouvailles à ces accès par des moyens relativement élitistes de type méditation poétique à la Heidegger, etc. Pas du tout. Je crois que là ce que dit Thys, le "n’ayez pas peur, ayez confiance" n’est pas seulement un conseil mais c’est une condition de possibilité. Le passé est le passé avec ses crimes, avec ses arrogances, avec ses naïvetés, ça a eu lieu, cela ne juge pas la possibilité de l’avenir." (I.S. pp20-21-22)
Ceci n’empêche pas du tout que cette condition de possibilité se nourrisse de véritables savoirs. Mais il faut, pour cela que, comme c’est le cas avec Daniel Stern, ces savoirs suscitent un certain respect pour l’"espèce humaine" qui est notre référence, et ne fondent pas des croisades pour sauver les humains de la triste vérité que nous aurions appris à propos de l’espèce. "Je ne vois les enfants ni comme de petits adultes, ni comme des adultes pas encore développés. Je les vois comme des enfants mûrs, si on peut dire : un enfant de n’importe quel âge est complètement compétent avec les capacités qu’il a et en ce sens là, on peut mettre en question toute l’idée de développement. C’est important cela : quand on voit un enfant qui utilise ses capacités d’une manière géniale, on commence à avoir une autre appréciation de cet être humain parce que l’on ne le voit pas dans l’optique de "qu’est-ce qu’il ne sait pas encore, qu’est-ce qu’il lui manque, qu’est-ce qu’il peut devenir", et tout cela... Et quand je vois certains de ces enfants chez Thys qui ont une expression, qui montrent leur style, je me dis que je suis en présence d’êtres humains pleins, complets. Pas de questions d’avenir, ce n’est pas important ici, il faut avoir un respect total pour cet être humain, qui est complètement développé à ce moment au point de vue de ce qu’il fait. Dans ce sens là, je trouve qu’il y a une sensibilisation à l’importance, à la valeur de l’enfant dans ses propres termes. Et à partir du moment où on réalise cela, je crois que cela change tout." (D.S. p13)
"Tout le monde vit en faisant confiance sur des choses que l’on ne peut absolument pas prouver. Ou bien on a tort de faire confiance et alors on ne peut absolument plus vivre, ce qui prouve bien que l’on a raison de faire confiance. Ce qui est un peu affolant, c’est presque d’arriver à un terrain où tout ce que l’on avait mis dans les religions pour plus tard, c’est maintenant. C’est ce que dit William James, "votre plus tard, c’est maintenant, c’est maintenant que l’on peut être croyant, c’est maintenant que l’on peut y croire. Au fond le besoin d’y croire a toujours été viscéral pour l’être humain, qui ont toujours remis cela à plus tard... Où va-t-on si c’est pour maintenant ? C’est assez curieux. Et là je pense que les enfants peuvent nous apprendre beaucoup de choses parce que pour eux c’est maintenant : plus tard est maintenant, il n’y a pas de plus tard." (H.T. p55)