Méthode Thys

Exposé de Roland Vuataz - Micro Séminaire du 15/11/2002

Réflexions sur le Tohu-bohu, les Solos et leurs prolongements…

Préambule :

1. Je pars de l’idée que les membres du séminaire sont familiers de la méthode Thys, en connaissent les objectifs, et qu’ils en ont au moins vu des extraits vidéo. Je fais donc fond sur cet héritage, qui me dispense de commencer par constituer une base de données.

2. L’exposé se réfère à plusieurs reprises au document de grande qualité rédigé par Didier Demorcy : "Interrogations à propos de la méthode Thys", basé sur des interviews approfondis autour "d’attracteurs" (dactyl. 57 pages, Bruxelles 2001). Plusieurs des personnes interrogées se retrouvent d’ailleurs ici.

3. Le présent exposé est articulé autour de trois questions, qui m’ont servi de "starting blocks" et ont produit cinq éléments de réflexion.

Première question de départ : Qu’est-ce qui permet, dans les ateliers Thys, de parler d’Inter-actions ?

En effet, lorsqu’on approche la méthode par la vision des bandes vidéo ou par une simple écoute, l’impression reçue est plutôt celle de "multi-actions", c’est-à-dire d’actions concomitantes, indépendantes les unes des autres, mais peu ou pas inter-dépendantes. Et pourtant il y a une relation !
L’hypothèse faite par Daniel Stern dans les "attracteurs" me semble un point de départ très intéressant.
Il fait référence en effet à l’échange mère-nourrisson, et aux "improvisations" dont cet échange se nourrit : constamment poursuivies, rompues (ce qu’il appelle les"déraillements") puis restaurées (la "réparation"), elles servent à la mère et à l’enfant à rechercher mutuellement, à tâtons, un répertoire de signes de comporte ment qui constitue un lexique de base. Ils passent leur temps à rechercher des signes attendus, en passe de devenir des signes convenus, à asseoir le vocabulaire de leurs échanges ultérieurs, vocabulaire qui aspire à un minimum de stabilité – à devenir une forme de langage avant la verbalisation.

Dans la suite de ce raisonnement, je fais l’hypothèse que l’improvisation musicale à plusieurs, dans les conditions du Tohu-bohu, serait le moment d’une recherche de signes (sonores, en l’occurrence, mais dans le cadre plus large d’une recherche de signifiants) permettant à chaque enfant de constituer, d’asseoir sa relation au groupe, de trouver un langage de soi à un groupe, d’en tester à la fois les possibilités et les limites. Dans le cas de l’enfant et sa mère, Daniel Stern remarque que l’harmonie n’est pas préétablie. Bien sûr existe l’aspiration à ce qu’elle le devienne, et cette aspiration même est supposée nécessaire à la réussite du processus exploratoire en action. Mais ce qui est recherché, c’est l’établissement d’une relation par la médiation d’un langage. Voilà pour l’aspect synchronique. Mais l’aspect diachronique ?

Là, j’aimerais partir d’une réflexion d’Isabelle Stengers, qui relève, dans le dispositif qui permet le Tohu-bohu, une forme de double injonction. A la fois l’animateur dit : "Vous êtes ici chez vous. Faites ce que vous voulez !" et dans le même temps il y a :
a. des instruments, et pas n’importe lesquels : chargés d’histoire, ceux de l’histoire culturelle "dont vous héritez" (I.S. p.3) et
b. les adultes, s’abstenant de toute action, d’accord, mais néanmoins présents et sur-attentifs (caméra).
Les uns comme les autres sont porteurs d’un message implicite : compte tenu du choix des instruments, éminemment "culturalisés", d’une part, et de l’importance que les adultes semblent accorder à la situation (et donc à l’action des enfants), il y a un autre message qui est : "Vous êtes ici chez nous, faites ce que nous attendons !".
Isabelle Stengers dit : les enfants sont plongés dans une énigme. Je vais plus loin : les enfants sont immergés dans le mythe. En l’occurrence, le mythe des origines, celui de la Création. Car Adam et Eve furent placés dans la même situation, dans une double injonction. Dans le Jardin d’Eden, Dieu leur dit (en substance) : "Vous êtes ici chez vous. Coulez-y des jours heureux". Mais en même temps : "Attention ! Il y a là l’arbre de la Connaissance, le concentré de tous les dangers. En particulier le plus terrible d’entre eux, celui de rompre le lien avec Moi, le (seul) Créateur".
Dès lors, comment vivre sa vie ? Comment se reproduire, se prolonger, assumer une volition propre, comment vivre "autonomes" dans la contradiction totale, sous le regard universel, total, totalitaire, du Tout-Puissant ?
La suite est connue : la chute, le péché originel, la culpabilité généralisée, née de cette double injonction. Depuis, l’homme dit : "Je fais comme je suis autorisé à le faire, mais ce faisant je suis constamment en train de risquer d’excéder les limites qui me sont assignées".
Autrement dit : "Comme je tombe dans une culture, à un moment donné de son développement, si je veux réussir, je dois composer avec elle, et si je veux me développer moi-même (organisme dans un milieu pré-existant que je suis appelé à modifier, à modeler, sûrement), il me faut apprendre le langage de cette culture et, avant de l’assimiler, de m’en accommoder.

Le Tohu-bohu révèle en quelque sorte brutalement le chantier agonistique du couple quasiment indissociable "allégeance/révolte" dès l’instant où l’individu naissant se trouve nécessairement aux prises avec plus fort que lui ; une nature, une société, une culture installée, pré-existante, et capable de faire taire toute rébellion individuelle. Je ne prétends pas que cette culture soit elle-même aussi totalitaire que le Créateur d’origine ! Mais même si celle-là n’est pas imperméable à un certain infléchissement, voire à une certaine modélisation, ce ne peut être que par le fait d’individus forts et organisés, qui en ont au moins appris le langage.

Ma deuxième remarque porte sur l’articulation entre le Tohu-bohu et les Solos.

Cette juxtaposition, disons-le d’emblée, est une des intuitions géniales du dispositif Thys. Indissociable alternative entre l’action du groupe sur l’individu et l’action de l’individu sur le groupe.
Dans le Tohu-bohu, la dominante est marquée par l’importance du groupe (ne serait-ce qu’en termes de décibels !) qui réduit l’individu à être fondu dans le groupe qui le condamne à l’immersion sonore. Dans le moment du Tohu-bohu, l’environnement est puissant. L’individu doit courber l’échine, renoncer à ses rêves de toute-puissance (sauf à adopter une position autistique). Dans le Solo, c’est l’inverse : l’individu prend possession de l’espace et du temps. Mais cet espace et ce temps sont limités (l’espace par des chaises, le temps par la montre de l’animateur). Ces limites sont à interpréter comme l’occasion d’un apprentissage de base de la société ; c’est l’expression des limites de la culture, les contraintes d’une certaine réalité. Affirmer sa différence, (son "style", comme dit Daniel Stern), c’est possible, mais jusqu’à (ou à l’intérieur) d’une limite prescrite. Expérience forte de l’enfant, qui fait là, en quelque sorte en concentré (successivement dans un temps très court) l’épreuve de ce qui l’attend plus tard en grandeur réelle. C’est un moment-clé, celui où un apprentissage de la différence est possible. Car cet apprentissage ne pourrait avoir lieu dans un contexte de liberté totale, ou en apparence sans limites, où l’exclusion fantasmatique de l’autre serait trop facile) ni dans une situation de contraintes sévères, qui ne peut susciter que le refus de l’autre.

Il y a donc une complémentarité basique entre Solo et Tohu-bohu, et cette alternance même suggère une forme d’équilibre, un univers coloré dans la succession des différentes empreintes individuelles.

Différence, le mot est lâché. C’est à mon sens l’un des apports décisifs du dispositif Thys que d’inciter concrètement les enfants à une recherche d harmonie entre les êtres, d’induire et de faciliter la pratique et l’acceptation d’un univers peuplé de différences. Car les enfants ne s’y trompent pas : ils découvrent dans l’écoute de l’autre (qui joue en Solo) ce "dessin, cette forme, cette temporalité", cette signature qui serait comme une marque ADN sonore qui caractériserait sa position propre et unique, sa singularité, et qui seule permet de garantir à ceux pour lesquels elle est devenue audible que l’universel ne soit pas un vaste melting-pot informe ou purement abstrait.

Ma troisième observation s’inscrit dans le souci des prolongements du dispositif, et part de la question posée par Herman Sabbe : "L’écrit est-il indispensable à l’aventure de la production sonore ?"

Cette question intervient évidemment à un moment de l’histoire de la musique savante occidentale où les hauteurs et les durées ne sont plus, dans notre musique, les paramètres déterminants du son – comme ils l’ont été jusqu’à la fin du XVIIIème siècle, avec une apogée dans l’écriture pure et abstraite de l’Art de la Fugue de J.S. Bach.

On voit bien à quel point la notation "solfégique" traditionnelle est disqualifiée lorsque les paramètres d’une musique sont : principalement rythmiques ; sur-déterminés par des variations de timbre, ou par des mélanges de timbres ; très liés à des variations d’intensité ; inspirés du geste musical ; aléatoires, par ex. où l’improvisation de l’interprète est fortement sollicitée ou lorsque les hauteurs quittent les échelles fixes, ou enfin que les divisions de la mesure ne sont plus arithmétiques.
L’écrit est donc fortement mis en question par la composition contemporaine.

L’écrit ne se justifie pas non plus par une autre raison qu’on a longtemps avancée par la légitimer : il serait indispensable à la transmission d’une musique complexe. A cet égard, Herman Sabbe rappelle à propos que certaines musiques fort complexes se transmettent sans écrit. Il cite l’extrême complexité rythmique dans des régions d’Afrique où la tribu joue ensemble des polyrythmies très subtiles grâce au partage d’une pulsation commune à tous les musiciens. Mais on peut aussi penser aux ragas ou à certaines musiques modales ou poly-modales indiennes, où la tradition orale, cette fois du maître à son élève, suffit toutefois à la transmission.

Enfin l’écrit est soumis à une critique plus récente, du fait qu’il provoque, favorise ou conforte la séparation technique du travail, devenue traditionnelle dans la musique savante occidentale, entre concepteur et exécutants.

J’aimerais dire ici pourquoi je considère toutefois l’écrit comme un prolongement nécessaire au dispositif Thys, et pourquoi, au Conservatoire Populaire de musique de Genève, nous nous sommes intéressés à mettre sur pied une suite des Ateliers axée sur la communication écrite.

Ce n’était évidemment : ni pour mobiliser les enfants à inventer un nouveau système d’écriture musicale qui réponde aux défauts de l’actuelle ; ni pour découvrir une manière d’écrire la musique qui serait le moyen de rendre compte de la complexité de la musique d’aujourd’hui ; ni pour perpétuer la séparation entre compositeur et instrumentistes.

Nous étions intéressés à comprendre si les enfants, à un stade "pré-solfégique", pouvaient imaginer un réseau de correspondances sonores/graphiques qui, à défaut d’être stables, aurait des analogies suffisamment fortes pour être utilisées, au besoin codifiées, pour servir à la communication d’idées ou de productions musicales, d’abord entre enfants, puis éventuellement dans d’autres cadres. C’est pourquoi j’ai lu avec un intérêt passionné la proposition de Thierry De Smedt, qui suggère un nouveau destin à une partition d’un nouveau type : l’écriture y aurait principalement comme objectif de transmettre des idées musicales, et la partition, au lieu d’avoir ce caractère faussement "achevé" d’un texte musical habituel, pourrait être considérée à son tour comme un dispositif grâce auquel les "déchiffrants" deviendraient à leur tour des auteurs.

Ainsi cette recherche de correspondance entre sonore et graphique n’aurait pas pour but de concurrencer, ou encore moins de remplacer, une écriture musicale traditionnelle (Sans risquer de se tromper, il n’y aura jamais écriture musicale capable de traduire terme à terme la totalité des paramètres d’une musique vivante. Et à supposer que "jamais" ne soit pas français, une telle partition ne pourrait être lue, à tout le moins, que par un ordinateur, et non par une personne humaine).
Mais ce travail aurait au moins trois vertus : une vertu pédagogique de formation artistique pour ceux qui s’y adonnent (en particulier les enfants) – un travail de conscience, comme dirait Isabelle Stengers ; une vertu épistémologique pour ceux qui piloteraient sa recherche et son développement ; mais surtout une dimension culturelle, sociale et politique, en induisant un dispositif d’invention et de production artistique "en cascade", et donc un processus par lequel une œuvre d’art peut se construire, à l’image du travail intellectuel, en plusieurs étapes, et grâce aux apports de plusieurs auteurs successifs.

La recherche d’une telle traduction graphique n’a pas pour but de découvrir une notation exhaustive, c’est-à-dire de tenter de rejoindre, avec la plus grande fidélité possible, l’intention et le style d’un concepteur, mais de mettre à disposition des matériaux écrits qui puissent constituer pour des enfants, mais ensuite, possiblement, pour des artistes confirmés, des occasions de rebondir dans l’invention, dans la création musicale (dans ce que Daniel Stern appelle "les variations inattendues de la 2ème version, ibid. p.11). (Pour moi, il n’y a donc pas de différence de nature, mais seulement de degré, entre l’interprétation musicale par un enfant du dessin d’un autre enfant, et l’"interprétation-exécution" d’une partition classique, fût-ce un chef-d’œuvre, par un instrumentiste professionnel. Dans les deux cas, avec une approximation plus ou moins grande, il y a réalisation d’une "variation" par rapport à un plan initial, une "fiction" illustrant l’une des possibilités de concrétiser une anticipation.(cf. I.Stengers, ibid . p.10-11).

Les deux dernières réflexions tournent autour de la question : "Qu’est-ce que "créer" dans un univers fini, et qui plus est, soumis à l’entropie ?"

Nous sortons d’une période – encouragée par l’extrême concurrence des compositeurs dans un contexte de rareté matérielle disponible pour la création – où cette dernière a été sur-valorisée (par une forme de surcompensation), comme si chaque œuvre récente devait d’emblée s’imposer comme "novatrice", donc justifier le statut de "création" sous peine de disparaître dans l’ombre, ou de sombrer dans l’oubli. Il n’est pas étonnant que cette façon de se représenter la création ait amené bon nombre d’artistes à une explosion de leur ego, ou à un découragement rédhibitoire.

Lorsque, par un regard anthropologique, on observe le champ clos dans lequel se déroule la création musicale contemporaine (en termes d’impact publique ou de circuit de diffusion), on s’aperçoit que les compositeurs ne négocient pas davantage les conditions de leur "liberté" de créateurs que les enfants du dispositif Thys, encerclés par des chaises dans une espèce de "fosse sans lions". Comme on pourrait le remarquer en prolongeant Thierry De Smedt (ibid. p.14), il y a dans les deux cas une forme de "contrat-fiction"où les "partenaires" ne sont pas à égalité.
Dans les deux cas, il y a ceux qui proposent le dispositif (espace/temps) et il y a ceux qui sont "invités à créer". Donc pas davantage que les compositeurs contemporains, et en dépit des apparences, ne sont en mesure de "choisir" véritablement ce qu’ils vont faire, les enfants vont devoir se débrouiller et improviser à l’intérieur d’un dispositif qui leur est proposé/imposé. Dans les deux cas, on met à disposition un lieu protégé qui paraît de nature à écarter le contrôle social (l’apparente "liberté de contenu"), pour faire "comme s’il n’existait pas". Mais le champ clos à l’intérieur duquel se passe l’action constitue une marque symbolique irrémédiable des frontières de l’espace et du temps à l’intérieur desquelles opère cette "liberté de créer".

Métaphore de la Création, à l’intérieur de laquelle l’homme se meut, mais dont les termes généraux ne sont pas négociables. H. Sabbe montre bien que le rapport impératif ne saurait être aboli dans la situation adultes/enfants pas plus qu’il ne l’est dans la vie réelle entre créateur et créé.

Le Tohu-bohu serait dans ce sens, dit Daniel Stern, un moment où "la fonction de prescription des comportements est atténuée", où les injonctions intériorisées cessent d’exclure certains comportements du champ des actions possibles. On n’est plus là dans l’alternative liberté versus chaos, mais dans l’aménagement d’une zone de faisabilité.

Dans cette perspective, on peut considérer que le terme de "Tohu-bohu" est plutôt de nature à induire en erreur. Extrait de la Torah, il trouve sa source dans la Genèse, et s’applique en effet à l’état qui précède le moment de la Création. Il renvoie donc à une phase antérieure, en quelque sorte à une "avant-Création". Alors que dans les Ateliers Thys, il désigne en fait une réalité où les règles sont déjà définies, et la "création" à laquelle les enfants sont invités est une expérience de réaménagement des règles, dans la droite ligne de la création artistique de tous les temps.
Le terme même de "création" induit donc en erreur, puisqu’il se rapporte à deux moments bien distincts : l’état à partir duquel l’Univers a vu le jour (à partir d’une étincelle dont il est décidément difficile de savoir ce qui l’a provoquée…), et celui où, les règles étant définies et les éléments du dispositif rassemblés, les "créateurs", eux-mêmes créatures, ont tenté (et ne s’arrêtent pas de tenter) de réaménager l’héritage en provoquant des agencements nouveaux, en bousculant des conventions, en imaginant de nouveaux décors (par exemple sonores). Par son libellé, le Tohu-bohu se réfère au premier moment, alors qu’en fait il couvre une expérience du deuxième.

Notre réflexion conclusive, pour aujourd’hui, concerne la place du dispositif Thys, d’une façon plus générale, dans l’évolution de notre société. En effet, le dispositif s’inscrit en faux contre la manière usuelle que la société occidentale a de résister au retour au chaos. Celle-ci a cherché, jusqu’à aujourd’hui, à lutter contre l’entropie par un surcroît d’organisation : organisation rationnelle (scientifique et technique) d’une part, organisation morale de l’autre (qu’on peut présenter comme une tentative de maintenir la violence à un niveau acceptable).

Or, pour contrer la désorganisation "entropique" en concentrant ses efforts sur des zones de sur-organisation rationnelle ou morale, la société, particulièrement les Etats, ont laissé proliférer des zones de non-droit, comme des lieux laissés pour compte, ou des moments de non-droit, comme la guerre, où la barbarie et la déraison ont libre cours – où les tentatives de légitimer les exactions, manifestement provoquées par des intérêts ultra-primitifs, sont hors du champ du moral autant que du raisonnable. Parce que trop de raison tue la raison, et trop de morale tue la morale.

La raison cherche à contenir l’animalité en discréditant une série de comportements (notamment violents) au nom d’une reconstruction intellectuelle qui reste inefficace, parce qu’elle n’englobe ni les différents "étages" de l’être humain, ni l’imbrication paradoxale des différentes strates dans la nature humaine. Parce qu’elles prétendent lutter contre l’entropie en concentrant les objectifs scientifiques et les techniques sur certains besoins sociaux (une certaine médecine, l’énergie atomique, la recherche spatiale par ex.), nos sociétés ont aggravé la violence en leur sein, et accroissent ainsi la désorganisation collatérale qui ramène au chaos.

Quant à la morale, comme le montre très bien Isabelle Stengers, elle statue après l’événement. La morale est tournée vers ce qui a eu lieu, elle est construite pour juger du passé. Elle est censée inviter à une vertu rarement concrétisée : celle, volontariste, d’appliquer à demain les constatations faites sur hier. Avec quel effet ?

Ainsi le "Tohu-bohu" est peut-être à analyser comme participant d’un mouvement de retournement de la machine - c’est son aspect révolutionnaire - où d’une part l’enfant est placé dans une situation où il est amené à fonder son comportement à partir d’éléments non pré-sélectionnés, non pré-digérés, non "rationalisés", sur le contenu desquels les adultes n’ont pas déjà pris position, et où d’autre part l’ enfant est amené à se situer dans l’événement lui-même, sans que l’adulte ait répondu d’avance, ou pris des précautions telles que les limites du jugement aient été préalablement assignées ; un événement où l’enfant, acteur de la situation, a à l’évaluer après avoir tenté de la développer le plus loin possible.

Le dispositif Thys s’inscrit en ce sens, à mon avis, dans une tendance déjà manifestée par la tentative de Carl Rogers, qui vise à éviter, grâce à l’attitude non-directive, que l’intervention de l’autre, dans le dialogue, ne soit pas pré-normée par celui à qui le message est adressé, mais prélude à une véritable écoute de la part du destinataire (cf. les notions de congruence et d’empathie). On peut également situer dans le même courant le "tâtonnement expérimental", par lequel Freinet, illustrant la pédagogie active des années ’30, invitait les enfants à se constituer eux-mêmes, contre la pensée dominante, des outils d’observation et d’évaluation des situations de vie autant que d’apprentissage. Processus initié par cette "improvisation" dont parle Daniel Stern, grâce à laquelle la mère et l’enfant s’essaient, par des voies hors-raison et hors-règles pré-établies, de créer une relation, un réseau de signifiants, et a "s’entendre".

Pour ces raisons, en conclusion, je considère que ce dispositif doit être étendu, et qu’il peut être une contribution décisive des institutions de formation artistique, disons clairement : des Conservatoires et des Ecoles de Musique, à l’avènement d’une société différente, moins violente et plus respectueuse de l’autre.

Ma réponse à la question "Que faire de ce qui nous arrive ?" prend la forme d’un double appel : à toutes les institutions de formation musicale, d’une part, à introduire le dispositif en leur sein et à en faire bénéficier le plus grand nombre de jeunes élèves, et aux universitaires des disciplines de sciences humaines de poursuivre l’examen attentif de ce qui se joue là, comme dans la couveuse d’une nouvelle société.

Roland Vuataz,
Directeur du Conservatoire de Genève (C.P.M.),
De 1975 à 2001.