Si l’on accepte que le dispositif proposé par Hervé Thys "fonctionne" (en particulier celui appelé "Tohu-Bohu", incluant, rappelons-le, des moments de "solo"), au sens où ces règles ont été rodées et semblent "tenir" dans des circonstances variées, quelles conséquences en tirer ? La discussion, qui réunit Thierry De Smedt, Marc Herouet, Hermann Sabbe, Daniel Stern, Isabelle Stengers, Hervé Thys concerne la "transmission" en plusieurs sens, mais chaque fois il s’agit non d’une reproduction à l’identique mais de la manière dont le dispositif, détaché de ceux qui l’ont proposé, pourrait faire une différence "ailleurs" (dans nos idées, à l’école, etc.).
Hervé Thys lui-même est partisan d’un processus "discret", de proche en proche, sans "promotion publicitaire", grandes promesses, fracas… Il s’agit surtout d’éviter l’effet d’annonce : nous tenons enfin "la" bonne manière de… Il faudrait, dit-il, que cela se transmette à la manière d’une "petite musique de nuit", qui ne s’impose pas comme une œuvre scandaleuse, révolutionnaire, mais à laquelle on prend goût sans même y prendre garde.
"Je trouve intéressant l’idéal que le dispositif ne fasse peur à personne, qu’il se diffuse comme une petite musique de nuit... cela ne veut pas dire que c’est simple à réaliser ni que l’on puisse réussir… de toutes façons il y a des gens à qui cela fera peur. Ce qui est intéressant est que le fait de ne pas choquer, le fait de ne pas scandaliser soient compris dans l’ambition du dispositif. En effet, il me semble que l’un des messages actifs du dispositif, adressé à la fois aux enfants et aux adultes, c’est : "n’ayez pas peur ". Aux enfants : n’ayez pas peur de faire ce que vous avez envie de faire devant des adultes car ici - c’est assez rare - ils ne vont pas vous piéger, ils ne vont pas se servir contre vous de ce que vous aurez osé faire, cela ne sera pas retenu contre vous. Entre parenthèses le fait que ce soit assez rare est assez terrible, cela veut dire que les enfants vivent souvent sur une scène de type judiciaire dès lors qu’ils ont affaire aux adultes, même bienveillants : il y a instruction, dossier... et ils n’ont pas d’avocats. Aux adultes aussi, le message "n’ayez pas peur" est adressé, et ce "n’ayez pas peur", je crois que c’est le message, ou plutôt le point de départ pour une dynamique d’invention. Inventer à partir d’un "n’ayez pas peur" qui met en suspend tous les raisonnements qui commençaient par un : "mais il faut bien...", "ce serait la porte ouverte à...", "oui, mais si on faisait cela on devrait..." etc. Toutes les manifestations de peur qui inhibent la pensée." (I.S. p12)
Ce qui, pour Isabelle Stengers mais aussi pour Thierry De Smedt est effectivement capable de se transmettre "à la manière d’une petite musique de nuit" serait en fait une transformation qui affecte d’abord les adultes, l’imagination des adultes. C’est de ce qui leur est arrivé à eux non ce qu’ils espèrent être arrivé aux enfants qui constitue le point de départ. "Les enfants acceptent facilement la proposition, c’est étonnant... A mes yeux, ils ont une force incroyable. J’ai l’impression que moi, il me faudrait infiniment plus (…) de stratégies de réassurance pour me permettre de me couler dans ce dispositif aussi bien que ne le font les enfants. Mais eux sont dans une position infantile, justement. Ils peuvent encore entretenir l’illusion - et tout le monde y contribue - que l’on peut y aller, qu’il y a un regard bienveillant de l’adulte, qu’il y a un espace potentiel avec une certaine félicité à la clef, une promesse de réussite. (…) C’est un peu comme ces bébés que l’on jettent à l’eau, ils semblent avoir connu l’eau depuis très longtemps (…) Je dirai même que, indépendamment de toute portée pédagogique, c’est là que la méthode m’intéresse moi. Elle me rassure. Indépendamment de tout effet sur les enfants, elle donne peut-être aux adultes qui veulent bien le voir, une occasion assez exceptionnelle d’admirer - il n’y pas d’autres mots - des capacités qu’en général on n’attribuerait pas aux enfants." (T.D. pp15-16)
"Le fait que, non pas Hervé ou Henriette, mais des adultes nouveaux puissent éventuellement, après avoir passé un premier moment de panique "c’est pas possible", se rassurer - pas avec des arguments mais concrètement parce que tout à coup, ils se sentent bien à regarder les enfants comme cela, tout à coup l’abstention n’est plus un manque, n’est plus l’obéissance à une consigne mais devient évidente, parce que c’est évident que c’est comme cela que cela doit être, cela je crois que cela marque complètement les adultes. Et notamment les enseignants. Cela ne veut pas dire qu’ils vont changer complètement leurs manières de donner cours, mais cela veut dire que l’idée forte : "c’est moi -c’est à dire la discipline que je fais régner - ou le chaos - c’est à dire le chaos de la cour de récréation, le n’importe quoi", devient fausse. Alors qu’est-ce que cela donne ? D’abord cela leur donne confiance, confiance dans ce que c’est que des "humains ensemble", confiance par rapport à ce qu’il y a de plus empoisonnant : la peur du n’importe quoi. L’adulte n’est pas le responsable de la différence entre quelque chose et n’importe quoi, il n’est pas l’unique porteur des responsabilités (…). Donc je crois que cela peut couper l’appétit par rapport au "il faut juger, si on ne juge pas cela n’a pas de valeur, il faut bien juger..." Tous les "il faut bien", les "c’est triste, mais il faut bien" se mettent à balbutier. Et donc ce qu’apprennent les adultes est véritablement partie prenante du dispositif." (I.S. pp8-9)
Cependant, la question est posée de savoir si le dispositif est robuste au sens où les adultes pourraient accepter la position qu’il leur propose sans qu’ait été aménagé, à leur intention, le type de transmission que constitue, pour tous ceux qui y ont été confrontés jusqu’ici le seul fait qu’ils connaissent Hervé Thys ? Marc Herouet, qui, comme directeur de Jeunesses Musicales (en Belgique), a tenté d’intéresser ses animateurs, manifeste un certain scepticisme : "Ce n’est pas facile. Chacun vient avec son passé, le poids de la famille, le poids de l’éducation, le poids des collègues, le poids de la carrière, le jugement que les autres ont sur soi. "Et comment je vais m’en tirer après ; et qu’est-ce que je vais raconter ce soir à mon mari ; et si j’étais à la place de l’enfant qu’est-ce que j’aurais fait ; et où est-ce que cela mène cette espèce d’anarchie ; est-ce que cela ne va pas les déstabiliser complètement ; est-ce que l’on ne ferait pas mieux de leur apprendre a-b-c au lieu de leur apprendre... a-z-a-z-a, le tout ; est-ce que c’est une bonne méthode ; est-ce qu’ils ne vont pas être plus violents après le Tohu-bohu ; est-ce que cela ne va pas provoquer des réactions inattendues d’agressivité qui peuvent se révéler des semaines après ; est-ce que cela ne va pas faire un traumatisme ; est-ce que cela ne va pas faire une frustration supplémentaire chez l’enfant, parce qu’il y en a qui ne touche à rien, cela peut arriver" Bref, une espèce d’effroi devant l’inconnu." (M.H. p21)
"Cela peut provoquer une crise chez l’adulte, une crise de frustration, de non-compréhension, qui peut se traduire par de l’agressivité …cela s’est traduit comme cela... non-participation... "c’est pas vraiment que je ne comprends pas c’est surtout que je ne suis pas compris"... "Cette expérience... oui j’avais bien entendu parler d’expériences de ce type mais cela ne m’intéresse pas". "Je suis fermé à cela". "Moi, je préfère l’apprentissage traditionnel"..." (M.H. p8)
Pour Hermann Sabbe, le défi est de taille : "Ce qui me fascine, me passionne également dans l’approche Hervé Thys, c’est que cela soit la première approche qui traduit dans le domaine pédagogique une pensée musicale qui est celle de Cage, disons… une pensée musicale qui semble être à l’opposé de toute pédagogie. Si on veut résumer la pensée de Cage – on la trahira certainement si on la résume – je pense qu’il faut parler du "Vouloir ne pas vouloir". Comment peut-on enseigner "vouloir le non-voulu" ? C’est pourtant ce que tente de faire l’approche Thys, il me semble, c’est ce qui la lie à la pensée musicale de Cage." (H.S. (2) p2)
Mais Hervé Thys ne voudrait pas qu’une référence aussi prestigieuse, aussi impressionnante que celle de John Cage soit associée au dispositif. Il ne veut pas que les adultes acceptent sa proposition parce que "c’est du Cage". Il entend que ce soit "la chose" elle-même, parce qu’elle est immaîtrisable", qui situe l’adulte, et cela de façon "robuste", indépendante de ce qu’il attend, croit ou veut. "A partir du moment où cela s’est passé, où on le laisse se passer, la chose est robuste en elle-même parce qu’elle éveille un recommencement par les parents, les professeurs, qui n’ont pas besoin de comprendre. La robustesse tient à ce que cela ne tient pas à une personnalité, cela peut être fait par n’importe qui parce que les règles sont extrêmement simples. Même si un adulte a l’habitude de tout dominer, tout maîtriser, est sûr de son enseignement, à partir du moment où il accepte ces règles, elles le transforment. Même s’il intervient, cela n’a aucune importance. C’est tellement robuste que les enfants ne sont pas susceptibles d’écouter tout ce que l’on peut leur dire, ce qui à première vue pourrait abîmer le dispositif. On peut ne pas le faire, et si on le fait, on ne peut pas l’abîmer, on ne peut pas le détricoter." (H.T. pp22-23)
Cependant, d’autres sont plus sceptiques. Ils plaident pour que les adultes bénéficient de ce dont eux-mêmes ont bénéficié. "Les règles, finalement, ne demandent rien aux animateurs que d’être disponibles par rapport à la possibilité de ne pas avoir peur... mais c’est compliqué. La présence de Thys est ce "n’ayez pas peur" incarné, sa présence dit : "n’ayez pas peur". Des animateurs sans Thys, c’est une nouvelle phase de l’expérimentation qui doit être prise au sérieux. Si on se rend compte que effectivement ils y viennent - mais il faut toujours faire attention parce que chaque animateur peut être différent - si on se rend compte qu’ils y viennent, on peut se dire que ceux qui y viennent moins bien, et bien c’est d’autres animateurs qui y sont venus qui leur raconteront... Le point est que la manière dont l’animateur commence peut être décisif pour lui par rapport à sa souffrance, par rapport à cette idée "on me lance dans quelque chose que je ne comprends pas et on ne me donne pas les moyens de le comprendre". Donc si l’animateur est révolté, si il a le sentiment qu’on lui a fait quelque chose que l’on ne devrait pas faire, il risque de se figer, de vivre dans la douleur ce que, avec un petit plus, on lui aurait permis de vivre tout autrement... Donc c’est délicat. Donc il faut expérimenter. Comment peut-on donner aux animateurs le sentiment qu’ils sont pris en compte, c’est à dire qu’ils ne sont pas de simples exécutants, qui font parce que on leur a dit de faire, mais qu’ils sont aussi intéressants dans le dispositif, que la manière dont ils le vivent compte aussi ?" (I.S. pp12-13)
Afin d’éviter toute confusion entre les rôles, le terme de "régisseur" a été proposé. Il ne s’agit pas en effet d’"animer", de se sentir responsable de l’"âme" de l’événement, mais d’accepter une position décentrée, comme celle du régisseur, qui se sait néanmoins essentielle, partie prenante de la réussite d’un spectacle. "J’aime bien régisseur, cela correspond assez bien à l’idée de dispositif. Il peut en savoir beaucoup plus mais il ne prend pas nécessairement une attitude surplombante. Il doit être capable de se construire un point de vue externe tout en occupant une position interne. Et cela correspond assez bien au rôle du régisseur, le type qui veille à ce que les portes soient bien ouvertes, que l’éclairage éclaire bien au bon endroit, à ce que, comme par hasard quand quelqu’un va s’asseoir au piano, il y a un tabouret. Cela paraît très bête de dire il faut un tabouret, mais il faut que quelqu’un y pense, parce qu’il sait très bien le rôle que va jouer la tabouret. Il n’a l’air d’être rien mais pourtant il est beaucoup parce que si il n’y a pas de tabouret à ce moment là, tout s’arrête, tout le système tombe. C’est quelqu’un qui est vraiment immanent au système et qui dans le même temps a la capacité de le surplomber mentalement mais qui ne va pas jouer à introduire des variables parce qu’il est inspiré... Mais sachant très bien qu’il va se passer des choses, étant capable de les détecter, de les suivre, de s’en amuser, d’y prendre goût etc."(T.D. p17)
Mais Hervé Thys ne se laisse pas entraîner par cette position de compromis. Sa proposition est plus nette. Le "régisseur" n’a pas à "se sentir beaucoup". Ce qui lui est proposé est très différent. "Se faire robot", car on ne lui demande rien d’autre que ce qu’on pourrait demander à un robot. Ce qui, dans sa bouche, ne signifie aucun mépris, mais une occasion merveilleuse, mettre bas le sentiment de responsabilité, l’idée, que conserve encore le terme régisseur, que l’on joue un rôle essentiel. "La question qui reste tout de même en suspend, c’est que pour moi le régisseur n’est là que pour permettre aux espaces-temps de se concrétiser, c’est-à-dire Tohu-bohu, silence et solo, solo à un ou à deux ou à trois, cela n’a pas d’importance (…) Je continue à affirmer que l’être humain n’est pas nécessaire parce qu’il n’est que trop présent. Il est trop présent dans la présence des adultes que les enfants connaissent bien et ont bien visualisés, et cela fait partie du jeu de savoir que les adultes n’ont rien à leur dire : ils sont là, ils ne parlent plus, ils n’ont rien à nous dire, ils n’ont pas de tendresse à nous donner, ils n’ont pas à nous repousser (…) Qu’est-ce que le régisseur pourrait apporter d’autre que les règles ? Si ce n’est une certaine confusion… c’est pour cela que je continue à dire qu’à chaque séance il faudrait que le régisseur soit quelqu’un d’autre pour qu’il ne puisse pas s’attacher, qu’il ne puisse pas voir de quoi il s’agit. C’est aux enfants à produire, à nous montrer ce que nous sommes nous-mêmes parce qu’ils ne viennent pas d’une autre planète, ils ne nous montrent pas des choses qui ne sont pas humaines ni dans leur musique, ni dans leur comportement. Daniel Stern, dans une conférence qu’il a faite à Genève, avait l’air de dire que un robot ne peut pas transmettre une connaissance à un bébé, il faut que cela soit la mère ou que cela soit de chair et de sang pour que l’enfant comprenne ce qu’on lui propose. Il n’y a pas de contradiction puisque ici on ne lui propose justement rien du tout On ne veut pas transmettre, on veut au contraire pour une fois cesser de transmettre quoi que ce soit (…) Les enfants doivent être amenés par des personnes qu’ils connaissent bien, profondément, et ils ne doivent pas être accueillis par un robot puisque les premiers mots ne peuvent pas être prononcés par un robot puisqu’ils sont chaleureux : "vous êtes ici chez vous", comme si vous reveniez à la maison. C’est prononcé par un étranger mais là cela doit être dit à haute voix, chaleureusement, avec un large sourire, selon la personnalité de chacun, "faites ce que vous voulez". Et puis la personne se retire et pour moi elle ne revient plus… Elle ne revient plus puisqu’il n’y a plus à ce moment de paroles à prononcer et que nous sommes devenus des spectateurs. (…) Et le problème que l’on pose au niveau de cet être humain qui doit abandonner son côté humain sauf au niveau de l’accueil et des paroles prononcées, tient à la difficulté de jouer des doubles jeux. En ce sens que cette personne qui est régisseur, à qui on demande non pas d’avancer comme un robot, parce que sinon cela ferait du théâtre et cela perturberait, mais de ne plus jouer aucun être humain quelconque dans cet espace de temps d’une heure, peut, suivant ses moyens de bord, vivre entièrement différemment une fois qu’elle est sortie, il peut bien être un être double, en contradiction avec lui-même. Pour moi c’est une joie ce rôle. Ce qui me semble assez difficile, c’est que les êtres humains sont toujours tellement entiers dans ce qu’ils pensent : ils arrivent difficilement à penser deux choses à la fois ou à jouer deux rôles à la fois. Ils sont moyenâgeux, primitifs dans le très beau sens du mot mais ils n’arrivent pas à penser des choses contradictoires. Pour moi le rôle du régisseur, un être humain à qui on demande de ne pas être plus qu’un robot, sachant très bien qu’il est un être humain, c’est quelque chose en or (…), c’est fabuleux : je ne suis pas et je suis. Donc je crois au contraire que c’est un beau cadeau qu’on lui fait quand on lui propose cela… à lui de savoir le comprendre sans instructions bien entendu parce que là c’est trop intime, cela joue avec quelque chose de trop proche de soi-même." (H. (2) pp2-3)
Pour Hervé Thys, l’absence d’instructions est un point essentiel. Le seul bagage du "régisseur-robot" sont les règles, ce qui ne signifie pas que les règles soient auto-suffisantes, mais que le dispositif est robuste par rapport à ce que les règles n’explicitent pas. "Indépendamment des règles, il y a des choses qui ne peuvent pas être mises en règles, on ne peut pas savoir à l’avance ce qui va se passer. Et la chose la plus évidente c’est que à partir du moment où les enfants ont la possibilité de jouer ou de ne pas jouer en dehors des Tohu-bohu, à partir du moment où ils peuvent jouer trois minutes ou dix secondes, on ne peut savoir à l’avance, par des règles, comment vont se disposer le temps du Tohu-bohu, le temps de l’improvisation, les temps de silence, les temps de production collectives et personnelles. Donc il est évident qu’il y a une certaine sensibilité de la personne qui est responsable pour savoir à quel moment elle fait silence, à quel moment elle intervient. Au début pendant des années, j’ai attaché beaucoup d’importance à toutes sortes de chose, et je m’aperçois que c’est de l’affolement inutile. Il n’y a aucun danger, on peut faire ce que l’on veut, les enfants sont d’un résistant pas croyable. Et tout ce que j’avais comme sensibilité en disant : "et pourquoi est-ce qu’elle à ce moment-ci, c’était si beau, il fallait arrêter à tel moment"... c’était tout à fait personnel, et cela n’a aucun poids, aucun intérêt." (H.T. p23)
"Les enfants sont d’un résistant pas croyable…" on retrouve ici le message du dispositif, celui qui pourrait permettre à des animateurs (régisseurs) de jouir de la "déresponsabilisation" que leur propose, comme un cadeau, Hervé Thys lorsqu’il parle de robots : faire confiance, ne pas avoir peur. Il reste qu’un cadeau doit s’accepter. Il faut savoir laisser sa chance au "ne pas avoir peur". "Les moments d’intervention ne sont pas formalisables et je crois que pour sentir quand l’intervention doit venir, il faut d’abord avoir goûté au plaisir de la non-intervention. Donc on ne peut pas commencer par dire : "vous interviendrez dans tel ou tel cas" parce qu’il y aura toujours des cas non prévus et des cas où la description ne sera jamais assez précise pour que cette intervention soit à bon escient à ce moment-là (…) Il n’y a pas de solution en dehors du concret c’est à dire que si les animateurs ont peur, ils interviendront de toute façon à mauvais escient.. Quand on voit Thys intervenir sur la cassette quand il prend le gosse trop violent et qu’il l’entoure littéralement, il l’embrasse, c’est un mode d’intervention très particulier par rapport à un mode d’intervention répressif, c’est une prise en corps littéralement (…) On ne peut dire aux régisseurs : "oui, attention, vous intervenez dans ces cas-là mais attention, tout est dans la manière etc"… le message serait complètement inverse. Moi je crois que le tout c’est que les régisseurs ne soient pas empoisonnés littéralement par "est-ce que je fais bien, est-ce que je fais pas bien etc ?" (…) Ce qui est décisif c’est qu’ils n’aient pas peur et qu’ils sachent que c’est robuste c’est à dire que, contrairement aux psychanalystes qui ont l’impression que s’ils disent un mot à leurs analysants hors cadre c’est 6 mois d’analyse qui sont foutus, qu’ils sachent que c’est robuste c’est à dire que les enfants, eux aussi, savent qu’ils sont sur une scène, savent qu’ils posent des problèmes aux adultes, savent que c’est pas un geste de travers qui annule la chose, ce n’est pas un geste de plus ou de moins qui va fêler le merveilleux cristal et briser la confiance." (I.S. pp14-15)
En fait, la question est, ici également, de transmission. En effet, si un "atelier Thys" est parachuté dans une institution hostile, si les animateurs-régisseurs doivent subir le scepticisme ou la dérision de leurs collègues, alors qu’eux-mêmes ne sont pas capables d’en répondre, si l’attaque hostile vient avant la "jouissance du cadeau", la situation pourrait être vraiment mauvaise. Donc, de tels ateliers ne peuvent être imposés de l’extérieur, par fait du prince, ce que confirme d’ailleurs un aspect des "règles" : la présence d’autres adultes que le régisseur. Une telle présence requiert que les ateliers ne soient pas injectés comme un corps étranger, prenant le malheureux régisseur en otage face aux enseignants qui n’en veulent rien savoir, sauf pour lui poser des questions ironiques. C’est donc un second sens du thème de la "petite musique de nuit". Hervé Thys tient essentiellement à ce que le dispositif se propage sans la garantie impressionnante de gens "qui sauraient", sans lui, et sans tous ceux vers qui les régisseurs se tourneraient pour apprendre ce qu’ils doivent faire. Mais c’est plutôt de bouche à oreille, en en "entendant parler" que des institutions comme telles peuvent décider de tenter l’expérience. "Je la vois assez mal se démultiplier et devenir une espèce de méthode Suzuki, il y a comme une incompatibilité. Mais je ne sais pas encore bien quel modèle de dissipation, au sens de dissipation féconde, on pourrait imaginer pour une méthode comme cela. Qui lui garderait suffisamment de sa force d’auto-interrogation et suffisamment de force démultipliante pour être pratiquée partout. Bon maintenant à Bâle on commence, on commence ailleurs puis on arrête, au fond c’est un assez bon régime. Mais cela implique de renoncer à l’idée éventuelle de dire que c’est quelque chose qui doit se répandre (…) Il ne faut pas être volontariste, et dire qu’il est d’une importance cruciale qu’un maximum d’enfants et un maximum d’éducateurs aient l’occasion de s’y confronter dans un minimum de temps. Le prosélytisme, cela ne marche jamais… l’introduction de la mathématique moderne dans les écoles secondaires a montré que le projet était sans doute trop délicat pour pouvoir être envisagé dans la forme dissipative propre à un programme d’enseignement et donc cela a donné... pas beaucoup au niveau de la capacité mathématique." (T.D.p18)
Lorsqu’une nouvelle méthode de type pédagogique se répand, c’est, le plus souvent, que ses promoteurs ont réussi à la présenter comme le chemin enfin assuré vers un objectif désirable, que les anciennes méthodes auraient échoué à atteindre. Or, c’est précisément le mode de présentation qu’Hervé Thys refuse. Il refuse même de définir un quoi que ce soit que le dispositif "transmettrait". "Si le dispositif transmettait quelque chose, il aboutirait quelque part et on saurait où il va... Or, j’ai envie de répondre : il va là où l’enfant était fait pour aller, il va là où les êtres étaient faits pour aller puisqu’on ne peut pas ne pas aller quelque part. Mais il n’est pas fait pour mener là où ceux qui l’ont conçu souhaitent qu’il mène." (H.T. p18)
Et si le dispositif ne mène à rien de ce que les adultes souhaitent pour les enfants, non seulement ses résultats ne peuvent être "évalués" selon les critères correspondant à ce souhait, mais il ne peut servir de modèle. On ne peut, en d’autres termes, en extraire une leçon, "ce qui se passe", pour la reproduire ailleurs. "Si on parle de dispositif, c’est parce qu’il est arrêté, et que l’on peut en parler à partir de ses règles. Mais si quelqu’un, à travers ce dispositif ressent ce bonheur, et veut l’utiliser pour l’invention d’autres dispositifs : il l’utilise de façon codée, donc il le tue en même temps. Pour moi tout ce dont on peut parler, c’est d’un changement dans sa vie, dans son regard sur le monde, dont on peut prendre conscience : j’ai changé, je n’ai plus les mêmes réflexes. Mais on ne peut pas savoir où cela c’est passé. Ce n’est pas un dispositif "recueillable" par quelqu’un pour dire "voilà ce qui s’est passé. (H.T. p18)
Thierry (De Smedt) avait fait un jour un exposé sur les ateliers que j’avais énormément aimé (…) il disait que l’atelier était un endroit où on passait de l’autre côté du miroir, et que de l’autre côté du miroir les règles n’étaient plus les mêmes, il n’y avait plus de hiérarchie, chacun était à part entière ce qu’il était. Et que bien entendu on ne pouvait pas rester de l’autre côté du miroir et que l’on repassait de ce côté-ci du miroir et qu’à ce moment là, le professeur redevenait le professeur, le gros restait gros... on reprenait les habits des différences de chacun. Je crois que c’est tellement vrai quelque part, que les conséquences de ce passage de l’autre côté du miroir ne me semblent pas pouvoir être codifiable, et que ce n’est pas non plus souhaitable. Je pense que le retour de ce côté-ci, sachant que l’on a été de l’autre côté, sachant que l’on a eu cette expérience, ne peut que modifier le comportement de la personne qui a été de l’autre côté du miroir mais nous n’avons pas à lui demander compte." (H.T. pp24-25)
Cependant, Thierry De Smedt, sans envisager la moindre demande de compte, s’interroge sur la possibilité de laisser les enfants "se débrouiller" avec ce qui leur est arrivé. Ne faudrait-il pas tenter d’aménager un espace où l’enfant puisse créer des liens entre ce qu’il a vécu et ressenti et ses expériences plus usuelles ? "Cela me semble d’autant plus important que j’ai l’impression qu’une des missions de l’école est de rendre les jeunes capables de verbaliser, de signifier, d’intégrer, de mener une réflexion qui leur permette d’organiser l’ensemble de ce qu’ils perçoivent, de leurs expériences etc. Je crois que l’on ne peut pas être complètement satisfait de dire : nous disons une chose définitive, ce qui se passe ici ne doit plus avoir d’avenir, ne doit plus être récupéré. D’abord on voit que de séances en séances les enfants le récupèrent, ils établissent eux-mêmes une espèce d’enfilade, de récupération de ce qu’ils font de séances en séances. C’est frappant de voir quand les séquences vidéos sont montées par enfants de séances en séances que l’enfant semble poursuivre quelque chose, il fait un itinéraire expérimental, expérienciel plutôt. Je crois que l’on n’a peut-être pas suffisamment réfléchi au type de pédagogie ou au type d’intégration que l’on pouvait quand même imaginer entre l’espace atelier, l’espace méthode Thys, et l’espace extérieur (…) Pas forcément pour faire un discours qui clôt (…) mais, ne fut-ce que, par exemple, pour être capable d’émettre un jugement critique à un moment donné, accéder à une prise de parole sur sa volonté de participer ou pas à cette expérience." (T.D. p31)
"Bien sûr, je trouve sympathique l’idée que des adultes, finalement pas très sûrs de leur coup, relativement modestes quant à leur capacité à répondre à la question, se disent : en tous cas, faisons confiance aux enfants, en leur disant : voilà, on vous cède une culture avec toutes ses ambiguïtés, avec éventuellement ses insuffisances... mais de toutes façons bientôt nous aurons disparu, vous allez continuer, cela sera votre affaire (…) Mais le danger, c’est d’être trop vite content d’avoir posé une question sans réponse (…) Il y a un espace qui est un peu de l’ordre du sacré - le sacré c’est ce qui échappe au monde, ou ce qui est dans un autre ordre des choses - mais peut-on avoir deux logiques fondamentalement différentes sans à un moment donné envisager leur contact, leur échange, leur opposition ? Cela ne me satisfait pas." (T.D. pp32-33)
La question se pose pourtant de savoir s’il y a vraiment "deux" espaces, comme si tout ce que les enfants vivent, sinon, était homogène, appartenant au même espace. N’est-ce pas, plus spécifiquement, l’espace de la scolarité (ou de toute institution pédagogique, où la transmission implique une définition de "ce qui" est transmis) qui est en question ? Pour Daniel Stern, l’intérêt de la proposition Thys est plutôt de faire rendre à l’intérieur de l’"école" ce qu’elle méconnaît. "Le problème avec la scolarité traditionnelle, c’est qu’elle ne laisse pas cet espace pour l’improvisation et la découverte de qui vous êtes par rapport aux productions que vous faites... dans le sens du geste, de n’importe quoi qui a rapport avec "l’artistique". J’ai l’impression que les enfants ont de moins en moins de temps pour improviser, ils sont beaucoup plus mis sous pression par rapport au temps nécessaire pour apprendre des choses - ce qui désigne un tout autre état mental. L’improvisation c’est quelque chose que l’on fait plutôt hors de l’école. Je suis impressionné par exemple par mon fils qui a un très bon sens musical : il va au solfège, il chante à l’école, il fait toutes ces choses… quand je vais à ses concerts je les trouve complètement ennuyeux. Mais quand il est seul, il fait ses improvisations qui sont géniales. Et c’est là où il apprend ce qu’est la musique, c’est un plaisir de l’entendre, il fait des choses assez fascinantes (...) Je ne sais pas d’où cela lui vient, je sais que cela n’a rien à voir avec l’école, mais il est forcé de faire ces improvisations hors de l’école et en privé même. Je crois que c’est comme cela avec la plupart des choses. Peut-être est-ce moins le cas avec la danse parce que là il y a une forme qui laisse beaucoup d’espace pour improviser, pour la plupart des gens je veux dire où ils peuvent faire leur chose... mais je ne suis pas sûr. Mais je trouve que c’est une des choses qui sont archi stupides et horribles par rapport au système scolaire. Dans ce sens là, la méthode Thys est nécessaire, la pratiquer une fois par semaine ou une fois par mois pendant un an ou même quelques années ne suffit pas. Je peux imaginer un programme où ce qu’il fait avec la musique, on le ferait avec la peinture, la danse... dans une forme qui mette en valeur non le produit mais le processus. Je ne sais pas comment le faire... (soupir)" (D.S. pp7-8)
Que l’"espace" de l’atelier désigne un "de l’autre côté du miroir", une enceinte sacrée ou un régime d’improvisation maintenu dans la clandestinité par l’espace scolaire usuel, la question de savoir comment "en parler" avec les enfants, ou les mettre en situation d’en parler "entre eux" est tout sauf facile. "Est-ce que l’on peut concevoir un dispositif où les enfants mettent en mots ce qu’ils ont vécu dans l’atelier ? C’est très délicat, parce qu’il faudrait que cette mise en mots soit un prolongement et une réinvention, et pas un commentaire, parce que si il y a commentaires c’est foutu de nouveau. Quel type de dispositif permettrait aux enfants de dire que cela a été important ? Ce n’est pas dénué d’importance que l’on puisse dire que cela a été important, c’est un en plus au sens où cela leur permet à eux-mêmes de le vivre encore sur un autre mode. (…) Mais cela doit se créer, cela appelle, je crois, à d’autres dispositifs sur le mode de la réinvention chaque fois singulière. Et toujours avec la même chose à éviter : que les enfants soient en situation de rendre des comptes, c’est-à-dire de découvrir que ce qui leur a été proposé était truqué, puisque cela préparait à ce qui est dès lors vraiment important : le fait de devoir rendre des comptes."(I.S.p9)
La possibilité d’éviter de mettre l’enfant en situation de rendre des comptes n’est pas une question de bonne volonté. Il ne suffit pas de dire à l’enfant qu’il "peut" s’exprimer, dire ce qu’il veut. C’est précisément la "force" du dispositif Thys que de produire une situation où les adultes sont effectivement empêchés d’évaluer. Pour Isabelle Stengers, c’est cette force qui est intéressante, et cela parce qu’elle affecte et transforme et parce que notre savoir à son sujet porte non pas sur "ce qu’elle fait" mais sur le dispositif qui permet de l’actualiser. C’est pourquoi, pour elle, le dispositif n’est pas un modèle que l’on pourrait copier, mais il peut néanmoins poser la question d’autres dispositifs à inventer, et notamment de dispositifs où, comme le souhaite Thierry De Smedt, les enfants "puissent eux-mêmes expérimenter des manières de construire à partir de ce dont ils sont devenus capables. C’est un peu ce qu’on a dans des tas de situations qui justement ne sont pas scolaires, dès lors que l’enfant a appris à marcher il y a des tas d’autres choses qu’il peut faire et des tas de situations où on le met et où il lui sera demandé éventuellement un peu plus. Le point esthétique est toujours : est-ce qu’il continue à le faire dans l’exploration, ou est-ce qu’il y a un moment où il devient un petit singe, c’est à dire où il se met à spéculer sur ce que les adultes veulent de lui ? Là, je crois que l’on est dans l’inconnue... je crois que l’avenir de ce type de dispositif est complètement indéterminé ; ce qu’il y a d’intéressant c’est qu’il y a une piste pour apprendre. Le dispositif est aussi une piste pour apprendre de quoi il peut rendre les enfants, singulièrement et collectivement, capables. C’est tout ce que l’on peut dire... mais c’est important, parce que l’on n’a pas tellement de manières d’apprendre." (I.S. p5)
Selon les circonstances, Hervé Thys se défend donc de parler du dispositif en termes de "transmission", nie toute possibilité de décrire "ce qu’il fait" et d’en généraliser le sens, ou bien accepte de le plonger dans l’utopie d’autres dispositifs à créer. "Je soupçonne que la notion de ne pas être propriétaire, la notion de parier sur la richesse des possibles permet des tas d’approches, d’autres dispositifs dans les maths comme en théâtre, comme... dans des tas de choses. Donc on peut imaginer que, dans énormément de circonstances, par le fait même d’un changement dans la vue du monde dont on n’est plus propriétaire, il y a des dispositifs qui peuvent être inventés." (H.T. p19)
"Et là je me rattache à Daniel Stern, au souhait que cela mène à un quelque part qui est bien décrit par Daniel, être heureux dans son travail, inventer dans chaque situation un quelque chose qui fait que la vie est comme un jeu... " (H.T. p31)
Lorsque Hervé Thys refuse l’idée d’une utilisation de ce qu’il propose pour l’invention d’autres dispositifs, c’est donc au sens où utilisation réfère à appropriation : il s’agit d’éviter que des copies "pédagogiques" n’annulent, en lui assignant un but particulier, évaluable, ce qui en fait un pari sur un possible dont nul n’est propriétaire. Ainsi, le "Jeu des Parties et du Tout", qui constitue déjà un autre dispositif, "prolonge" certes le "Tohu-bohu", mais en relançant un autre pari, non en "utilisant l’acquis".
Mais il y a plus : pour Hervé Thys, le "Tohu-bohu" a bel et bien quelque chose d’unique, qui a sans doute à voir avec le type d’"ensemble" induit par la production sonore-gestuelle. Ensemble dont nul ne peut véritablement échapper, où un geste ou un son ne peuvent être effacés, corrigé, où chacun est confronté en temps réel à la multiplicité désordonnée où il est plongé. "Au fond la tentative est extrêmement simple : c’est à travers une situation qui n’a pas été imaginée par les enfants et à partir de la confrontation au désordre, au Tohu-bohu ou au chaos, les amener avec les moyens du bord, qui sont également des moyens sociaux, les rapports avec les autres, d’avoir une possibilité - je ne dis pas liberté, mais une possibilité - d’être amené à faire absolument - sans que l’on puisse les corriger, les améliorer, les juger - tout ce qui leur passe par la tête. Que cela soit du sévère, du sérieux, de l’amusant, nous n’avons pas à juger (...) Bon (cette possibilité de faire) n’importe quoi, on ne doit pas y croire non plus. On ne va pas répéter le "n’importe quoi" le lendemain, le surlendemain, parce qu’il ne va mener à rien au niveau du social. Par contre s’il n’est pas reconnu, si il est bafoué par le social – "tu as fait le ridicule, tu as fait le con dans cette circonstance là" - cela tue l’individu, là où l’individu sent très bien qu’il n’est pas comme les autres. Parce qu’il n’est pas comme les autres et qu’il est étranger aux autres justement. Donc, la tentative au niveau du sonore, cela serait que les enfants, mais aussi les adultes, l’ensemble, reconnaissent qu’il s’agit d’une situation qui ne se trouve pas dans l’enseignement (…) Il n’y a pas de modèle, il n’y a pas de jugement et il n’y a pas de : "il faut arriver au moins à cela", chacun arrive là où il peut arriver. (…) Je ne vois pas de comparaison, là où il n’y a pas de modèle, pas de jugement, on échappe à une tradition, et ce que je pense, c’est que l’enfant, dans ces circonstances-là, qui sont rares, va trouver la force quelque part, pas de l’imposer parce qu’il n’en aura jamais conscience, mais de la vivre ailleurs qu’à cet endroit là. Cet endroit là où tout ce qu’il fait est pris en compte, sans aucun recul et sans aucun regret que cela ne soit pas mieux ou que cela ne soit pas moins bien, représente une force considérable dans la situation. Force considérable que l’enfant ne peut pas ne pas ressentir même si il ne la prend pas en compte." (H.T. pp21-22)
Or, pour Hervé Thys, lorsqu’il y a transmission au sens propre, qu’il s’agisse d’un savoir normé, ou d’un savoir que nous tenons pour vérifié, il n’est pas question de dire "nous n’avons pas à juger". Ce serait mentir... Il ne faut donc surtout pas confondre les domaines où il s’agit de transmettre un, avec ceux où il s’agit de risquer l’expérimentation des possibles.
"Si vous enseignez le solfège, quand vous demandez aux enfants combien il y a de noires ou de croches dans une blanche, vous ne pouvez quand même pas leur laisser dire n’importe quoi. Sinon vous bafouez votre propre enseignement et vous leur faites croire que cela peut être aussi bien deux noires que trois noires... Ils ne peuvent pas vivre avec une transmission de savoir qui flotte sur le "tout est possible". Par contre au moment où un enfant exerce une créativité avec les moyens du bord que vous avez fait, si vous dites c’est bon ou c’est mauvais, vous vous référez à quelque chose que vous ne connaissez pas. Parce que vous n’avez pas les moyens objectifs de savoir si c’est bon ou si c’est mauvais. Vous pouvez savoir que c’est différent et que cela ne prend pas place chez vous par rapport à ce que vous connaissez (…) Un domaine n’assassine pas l’autre, au contraire ils se nourrissent plutôt les uns des autres. Les principes d’incertitude, la relativité, font qu’il y a des jeunes qui disent plus rien n’est sûr, que tout est relatif. (…) Pourtant ils conduisent des voitures, ils montent des escaliers. (…) Ce niveau de relativisme, où tout est relatif, est tout de même assez aberrant et n’est pas très productif au niveau de leurs comportements." (H.T. pp54-55)
Cependant, pour Isabelle Stengers, il s’agit avant tout de poser la question de la relation entre la question de la transmission "des moyens du bord" et celle de l’exercice de la créativité. Dès lors, ce qui l’intéresse est le fait que le dispositif proposé lie le possible à une "force", en l’occurrence la force propre à la production gestuelle-sonore. Pour elle, prolonger le dispositif, c’est apprendre à partir de la réussite que constitue ce lien. Même en ce qui concerne les savoirs institués : il s’agirait que, dans chaque cas, ce soit la force propre à ce qui doit être transmis qui soit l’enjeu du dispositif, ce qui articule le collectif et l’individu. "Le point est que la transmission fait partie, en ce qui concerne les humains, d’une responsabilité à prendre de générations en générations, et ce qui est transmis est ce que les adultes jugent digne d’être transmis. (…) Par exemple, dans la "classe-atelier" de mathématiques de Marie Milis, l’important c’est une véritable rencontre avec tel ou tel être mathématique, et cette rencontre est effectivement transformatrice du rapport de l’élève à ce qui est possible et ne l’est pas. C’est là que les mathématiques sont dignes, c’est là que le fait de les rencontrer - que l’on devienne mathématicien ou non - est producteur de transformation, ouvre l’imagination, ouvre les idées, crée un "devenir capable de" dont les enfants ne se doutaient pas avant... La dignité des mathématiques c’est la différence qu’elle fait pour la classe, et cela même pour ceux qui diraient : "je ferai des math plus tard". Parce que c’est là qu’ils rencontrent ce que c’est les math." (I.S. p11)
Si un savoir est digne d’être transmis, c’est qu’il a une "force" transformatrice, et c’est cette force qui doit être rencontrée comme telle. Dès lors, ce qui, dans le Tohu-bohu, lui semble sinon reproductible pour d’autres situations, du moins réinventable, n’est pas du tout une décision d’abstention par rapport à tout jugement, mais le fait de créer un site où une "force" peut être rencontrée et le fait que cette rencontre a une dimension collective. La transmission alors devient non pas reproduction, respect, soumission, évaluable et vérifiable pour chaque élève, elle a pour réussite la production d’un groupe en activité, en corrélation créative, transformé par la rencontre effective avec ce qui leur est proposé. "Cela se connecte avec d’autres expériences comme celles d’ateliers de mathématique, d’ateliers d’écriture (…) lorsque le principe de la réussite c’est le "tous ensemble", avec pour conséquence l’opacité par rapport à l’évaluation individuelle, l’impossibilité constitutive, grâce au dispositif, de pouvoir juger les individus (…). Il y a "devenir ensemble " de ce groupe d’enfants non pas à part des adultes mais en présence des adultes et dans un site proposé par les adultes. Il s’agit donc que les enfants puissent devenir à l’intérieur d’une proposition qui vient des adultes. Et cela, je crois de plus en plus que c’est indispensable à l’école. C’est quelque chose qui a existé pendant un tout petit temps : c’était l’école mutuelle, au début du 19ème siècle, dans la France réactionnaire de la Restauration. On avait là un enseignant pour un groupe complètement hétéroclite, disparate d’enfants, d’adultes etc., et par définition "apprendre" se disait deux fois : on apprenait de quelqu’un et on apprenait à quelqu’un. Et c’était un lien qui faisait groupe : on sait que beaucoup des enfants et des adultes qui sont sortis de l’école mutuelle ont participé à l’organisation syndicale et sont devenus de très mauvais esprits... Ils n’ont pas appris - ce que l’on a reproché à l’école mutuelle - à respecter le savoir, ils ont appris à utiliser le savoir mais pas à le respecter. Cela devient absolument pertinent aujourd’hui puisque apparemment le respect du savoir, cela ne marche plus, cela glisse". (I.S. pp9-10)
Pour Isabelle Stengers, il s’agit donc d’inventer d’autres situations artificielles, d’autres dispositifs, dans d’autres registres. Même les interactions décrites par Daniel Stern entre le jeune enfant et ses parents relèvent d’un "dispositif" : l’enfant n’apprend pas à parler comme il respire. Et ce n’est pas non plus une question de bonne volonté : ce que décrit Stern traduit l’existence d’un véritable "savoir", transmis au niveau de l’espèce elle-même, de comment on fabrique un petit humain à partir d’un "petit d’homme". Si on laissait le petit d’homme "s’exprimer", il continuerait à courir à quatre pattes en babillant. De même, "On ne peut pas dire à quelqu’un "improvise", il faut créer le site où ça devienne possible et ça, ça se travaille et ça s’expérimente, c’est une expérimentation anthropologique. Comment créer des sites où le terme improvisation prend un sens important et pas chiqué, simulé ? Une culture collective de l’improvisation, ce serait une culture où la découverte-production de ce type de site serait un des événements les plus importants qui puisse arriver. Et donc que, quand cela arrive, quand certains groupes réussissent à se créer autour de tels sites, cela devienne ce à partir de quoi d’autres pensent. Ce serait une culture où l’aventure qui est la nôtre serait cette aventure-là, la découverte des relations entre collectif et individu qui rendent l’individu capable de contribuer au collectif par l’improvisation et pas par la soumission. J’ai l’impression que cette culture demande d’abord qu’on honore la difficulté de l’entreprise, ses contraintes internes." (I.S. p29)
Hermann Sabbe lui aussi se laisse aller à rêver d’une culture de l’improvisation. "Il y a des anecdotes assez amusantes où des musiciens d’autres cultures, même des noirs américains, disent que c’est vraiment impossible de faire de l’improvisation avec des musiciens blancs parce que toujours ils tentent d’avoir la parole, de prendre la parole, musicalement parlant, d’être à l’avant de la scène, d’imposer son improvisation musicale, d’imposer son rythme aux autres. Donc je pense qu’il faut poser la question "méthode Thys" dans ce contexte plus large (…) Il est tout à fait passionnant de suivre cette expérience Thys pour voir si cela permettrait à des enfants devenus adultes de ne plus avoir ce même comportement, cette même attitude vouloir s’imposer aux autres. Là je dois dire que j’aimerais beaucoup vivre cinquante ans de plus pour pouvoir vivre cela, ce n’est pas du jour au lendemain qu’on pourra faire un constat de cet ordre..." (H.S. p8)
Et donc, irrépressiblement, la proposition d’Hervé Thys induit, chez les adultes qui en ont été marqués, le sentiment que quelque chose d’autre est possible que ce que le monde contemporain définit comme son horizon. L’alternative n’est pas d’avoir le droit de "s’exprimer", "d’avoir la parole", d’avoir le droit de dire "moi je", ou de se soumettre à une norme qui mesure les prétentions de chaque individu. Le fait est que, comme le rappelle Thierry De Smedt, cette alternative est pipée, traduit une sorte d’impasse atteinte par le monde contemporain. "Pour moi, le monde contemporain est un monde saturé d’institutions... et on en souffre. C’est un monde qui a établi une telle remémoration de tout ce qu’il a déjà connu, que tout à été fait, tout a été mesuré (…) Je trouve que politiquement c’est un des problèmes contemporains tout à fait majeur pour les jeunes. Ils arrivent dans un monde où on leur demande d’être très créatifs, d’avoir beaucoup d’idées, mais de toutes façons chaque fois qu’il en auront une, on leur dira "mais cela c’est déjà fait". Tout simplement parce que notre système d’écriture, d’inscription d’enregistrement a produit un tel corpus de sédiments d’expériences humaines que l’on peut pas entretenir l’illusion que nous sommes véritablement dans l’originalité. D’où évidement l’envie de recourir à des dispositifs où l’excès de répétitions produit l’ivresse, comme la techno-danse, danser sur une boucle sonore : c’est assez logique puisque de toutes façons nous sommes dans un labyrinthe qui s’auto-réplique à tous moments. Apprenons à nous enivrer, à décoller par rapport à cela, c’est encore la dernière chose que nous pouvons faire. C’est à dire devenons parfaitement amnésiques, et laissons nous prendre par un rythme scandé qui nous fait échapper à cette obsession "non, tout a déjà été fait de toute façon". Je crois qu’il y a un grand danger d’enfermement dans l’institutionnel aujourd’hui. Je pense donc que si le dispositif marche, c’est justement dans la mesure où il peut permettre petit à petit à des enfants comment dans un dispositif structuré, on peut inventer d’autres dispositifs. Et qu’à la limite c’est vital. On doit. Sinon, il n’y a qu’à se suicider. Ou à s’enivrer justement, c’est à dire se construire un rapport au monde tellement égocentrique qu’il retombe dans la confusion générale. (... ) Donc si on exclut le suicide et l’ivresse totale, la seule chose que l’on puisse faire c’est ruser à nouveau avec les institutions, c’est à dire qu’il faut malgré tout essayer de les subvertir, de les éprouver et d’en construire d’autres aussi. (...) On est très loin là de l’apprentissage du discours musical (…) quoique pour bien jouer une oeuvre il faut avoir fait cette expérience là, c’est à dire échapper à tout l’enfermement d’une écriture préétablie. Et arriver à lui donner toute son originalité pendant l’instant où elle sera produite. Et c’est pour moi la même question que la question politique." (T.D. pp11-12)
Pour Isabelle Stengers également, la question est non pas d’abord pédagogique mais politique. "Je crois qu’en aucun des sens du mot politique on ne peut faire l’économie de comment des groupes réussissent à s’articuler, à s’agencer entre eux autour de ce qui les concerne, à se sentir la capacité de prendre en main, de dire "nous" là où quelque chose leur importe. (…) Ce qui empoisonne, ce qui affaiblit, c’est le sentiment d’impuissance. (…) Et à ce moment-là le "n’ayez pas peur", le "faire confiance" qui sont à l’œuvre dans le message du dispositif Thys deviennent aussi politiques. De la même manière que l’école mutuelle était politique dans la capacité et la confiance qu’elle donnait aux individus de savoir qu’ils devenaient plus forts, qu’ils devenaient plus inventifs à travailler ensemble. Ces dispositifs créent du collectif qui donne à ceux qui y participent du plaisir et du sentiment de devenir plus intelligent à plusieurs qu’ils ne sont seuls. (…) Ce n’est pas la panacée, je dirais, mais c’est une réponse à la hauteur du problème que pose (…) le sentiment d’impuissance qui empoisonne littéralement l’humain : un humain qui se sent privé de sa capacité de penser ou d’une pensée qui ait des conséquences devient effectivement pire qu’une bête, il devient un humain raté, ce qui n’est pas quelque chose de très, très beau à voir." (I.S. pp23-24)
Le sentiment d’impuissance est également ce qui terrifie Thierry De Smedt : "nous faisons une croix sur toute perspective démocratique, l’homme n’est qu’un jouet. Je pense que l’homme est le jouet de l’histoire, mais c’est quand même bien qu’il puisse avoir au moins la prétention de jouer un certain rôle, je pense que plus loin on ne peut pas aller, mais c’est quand même intéressant : j’aurais des difficultés à dire à un enfant "écoute, je dois te dire une chose, tu n’es rien, ta vie ne sert à rien et je ne vois pas pourquoi d’ailleurs tu continuerais à vivre", etc. Moi, j’aime bien me lever le matin en me disant aujourd’hui il va probablement arriver quelque chose d’intéressant, donc je ne suis pas tout à fait rien. Et donc j’aimerais bien aussi envoyer aux suivants le message qu’il y a un certain intérêt à rester en vie... sans pour autant dire "je vais à présent dominer mon histoire, me maîtriser, devenir mon propre maître, etc.", c’est la pire des choses." (T.D. p25)
La "méthode", on a pu s’en rendre compte, fait parler, et c’est ici qu’il importe de se souvenir de l’ambition d’Hervé Thys, que la proposition s’insinue comme une petite musique de nuit, et non avec le fracas des "grandes propositions" annonciatrices d’une époque nouvelle, enfin bonne, enfin capable de prescrire la manière dont il faut procéder, faisant table rase de ce qui précède. "Faire attention" à ce qu’on dit. "Moi, je me méfie toujours, toujours, de la parole. Et je crois que toute parole à la vertu peut-être d’avancer après un certain temps mais au début c’est toujours une arme de guerre, c’est toujours quelque chose qui détruit une entente. Et là cela me fait peur, parce que, dans la parole, il y a des gens mieux informés que d’autres et donc on repart tout de suite sur comment mieux voir la chose. Tandis que ici... il y a cette phrase merveilleuse que je ne connais pas de mémoire... laissons les choses mouvoir, laissons les choses peu sûres, laissons la richesse de ce monde qui n’est pas arrêté... c’est tout James, mais c’est une autre façon de voir la vie naturellement. Totalement autre. Mais c’est une autre façon de voir la vie que les enfants connaissent parfaitement bien... eux le vivent." (H.T. p26)