Premier entretien, le 4 février 1999
Ce qui m’intéresse dans le dispositif : il y a probablement trois choses sans ordre spécifiquement... la première c’est que je suis fasciné par la situation spécifique du Tohu-bohu et l’idée qu’il y a quelque chose qui paraît un peu chaotique et qu’il y a une sorte d’organisation qui paraît progressivement et qui est si difficile à décrire mais en même temps on le sent.
Et je trouve que cela c’est en soi assez fascinant pour un tas de raisons qui touchent tous les problèmes actuels en science, en philosophie et qui est implicite dans presque toutes les choses qui sont humaines. Cela c’est une chose que peut-être on précisera plus loin.
La deuxième chose qui m’a frappé, absolument sidéré en fait... je suis fasciné de l’expression dans le comportement, dans l’art, dans n’importe quoi, de quelque chose de l’intérieur où en fait il faut trouver le moyen d’exprimer quelque chose qui en fait n’est pas dicible, que l’on ne peut pas mettre en mots, qui va avoir une sorte de transformation un peu mystérieuse entre ce sens intérieur d’une dessein, d’une temporalité, d’une forme, d’un je ne sais pas quoi et que cela arrive - bien sûr ce n’est pas la même chose que l’on a senti à l’intérieur mais c’est suffisamment bien - et
quand il y a des solos dans le système Thys, j’ai toujours été fasciné du fait qu’il y a des enfants qui manifestent ce que je peux appeler un style.
Et j’ai l’impression que ce style est quelque chose qui est correspondant avec une forme soit temporelle, soit autre qui est près d’un certain dessin interne de chaque enfant. Et cette transposition d’aller à l’intérieur et à l’extérieur me fascine, c’est effectivement l’acte de création, cela m’a beaucoup frappé.
Et je trouve que ce n’est pas quelque chose que l’on peut voir chez les gens, sauf peut-être si on peut faire un examen incroyablement détaillé, et extrêmement difficile à avoir chez un entre guillemets vrai artiste. On a tous les éléments pour voir cela.
La troisième chose qui m’intéresse c’est la situation concernant les enfants qui portent l’étiquette d’autiste ou malade dans n’importe quel sens, schizophrène ou autre... je suis fasciné par le potentiel d’un tel dispositif pour les rendre mieux et de surmonter certaines difficultés qu’ils ont avec la vie humaine. Je crois que c’est ces trois choses qui m’ont attiré le plus quand j’ai vu le système.
I.S. Tu l’a vu in vivo avec les autistes ?
Non pas in vivo, mais j’ai vu pas mal de film, de vidéo et surtout j’ai supervisé et encouragé une étudiante "diplomante"qui a travaillé, ici à Genève, avec trois enfants autistes et le dispositif Thys. J’ai beaucoup parlé avec elle, j’ai vu ce qu’ils ont fait etc.
Dans le travail d’Hervé Thys, j’ai vu une vidéo d’un groupe d’enfants avec des maladies mélangés, c’est pas exactement clair ce que sont les problèmes, et aussi des enfants normaux... et je trouve qu’il y a quelque chose de très spécial par rapport aux enfants qui ont des problèmes de communications ou pour rentrer dans un état d’intersubjectivité avec les autres, avec ce dispositif et cela m’intéresse beaucoup, oui.
Mon expérience directe... en fait je n’ai jamais vu le système, j’ai vu des vidéos mais j’ai l’expérience du Tohu-bohu dans les écoles, dans les salles à l’hôpital, dans mes classes avant que je ne commence à parler... dans ce sens là j’ai un sens de familiarité assez complète...
I.S. Tu dirais que le Tohu-bohu tel que le dispositif le propose avec simplement "vous êtes ici chez vous"peut être comparable avec une classe avant l’arrivée du prof ou bien est-ce que la présence des adultes, le fait qu’il y a des gens qui voient, qui regardent, y compris un film, change quelque chose ?
Oui, je crois qu’il ne faut pas que ce soit avant l’arrivée du prof mais il faut que se soit avant que le prof ne commence à être enseignant, le prof peut entrer dans la salle et même si il y a une certaine diminution du niveau sonore cela continue parce que l’on n’a pas encore commencé. Je crois qu’on le trouve déjà avant que le prof n’entre parce que l’on est déjà encadré par la situation physique, par toutes ces règles qui sont dans l’air... qui font que le prof est déjà là même si il n’est pas là.
C’est curieux cette idée du Tohu-bohu dans le sens où j’ai le sentiment que même dans les situations qui ont l’air très structurées comme une soirée avec un dîner, un cocktail, ce qui se passe c’est qu’il y a de temps en temps des phases très courtes chaotiques et puis tout à coup des choses conventionnelles, où il y a des règles commencent à s’appliquer, cela se structure autour de cela et puis cela peut disparaître et on entre à nouveau dans quelque chose... cela n’est pas tout à fait la même chose parce que les contraintes sont différentes mais théoriquement je ne suis pas sûr si c’est si différent.
Et dans ce sens là, je crois que le dispositif, pas le dispositif mais l’essence du Tohu-bohu, est quelque chose qui existe dans presque toutes les interactions humaines, même si c’est tout petit.
Je crois que cela existe dans les relations mère-enfant et puis il faut, il ne faut pas mais en général on impose une sorte de règle qui amène les choses ailleurs, mais cela ne peut pas durer trop longtemps non plus. Dans ce sens là je le vois comme quelque chose de relativement universel, nécessaire dans les interactions humaines. Parce qu’il y a simplement trop de variables, il y a trop de variables et les variables vont échapper aux règles. D’un moment à l’autre, pour un moment comme cela et puis cela refait une organisation pour une période sous ce drapeau organisateur ou un autre etc.
En cela je trouve que c’est fascinant et ce qui me fascine souvent ce n’est pas le Tohu-bohu en soi mais les transitions où on entre et où on sort de cela... qui sont probablement plus faciles à étudier. Je ne suis pas sûr mais on a l’impression de temps en temps que cela c’est le cas...
I.S. Mais du point de vue du rapport aux enfants, le fait qu’ils fassent cette chose en présence d’adultes qui les invitent à le faire et qui donc leur envoient un message du type, non pas c’est bien, c’est mal, mais cela compte c’est important puisque...
La présence d’adultes neutres...
Oui, puisque le protocole demande qu’il n’y ait pas d’évaluation, pas d’appréciation, pas d’encouragement mais une disponibilité neutre, mais qui dit tout de même c’est important puisqu’on est là, c’est filmé, on n’interfère pas : est-ce que cela peut avoir une importance par rapport à cette présence générale du chaos dans les interactions humaines ?
Sûrement, il y a une importance de cette présence de l’adulte, j’ai parfois du mal à savoir si cela agit et ce que cela fait mais je crois que cela change beaucoup la situation. Il y a des moments où je pense que cela donne même plus de liberté parce que cela crée un encadrement où on est plus libre à l’intérieur de ce cadre.
J’ai l’impression avec la plupart des enfants qu’il est plus difficile de faire ce qu’ils ont déjà appris par rapport ce que veulent les adultes. Cela veut dire qu’ils sont moins libres, premièrement. Et ils sont moins libres premièrement et un adulte peut probablement plus rapidement s’ajuster à l’idée que l’on peut se libérer dans cette situation.
Je sais que dans les autres situations, cela prend plus de temps pour les enfants qui ont une expérience d’écoles du style normal. Alors en ce sens là je crois que la présence d’un tiers, des adultes joue un rôle important qui va changer rapidement au fur et à mesure des visites. Et cela va prendre pas mal de séances jusqu’à ce que cette présence d’adultes agisse comme un cadre qui donne plus de liberté et pas moins.
C’est comme cela que j’ai l’impression que cela marche, je n’ai pas vraiment étudié les séquences dans le dispositif Thys mais j’ai cette impression. Cela veut dire que cela change, ce n’est pas quelque chose dont on peut dire : c’est comme cela, cela dépend des durées, de la fréquence... je crois que c’est très difficile pour un enfant qui a l’expérience de l’école qu’il est vraiment libre, il ne peut pas le croire.
I.S. Libre avec d’autres...
Libre avec d’autres, oui. Ou qu’il n’y a pas des attentes spécifiques mais cachées des adultes. C’est pourquoi les adultes sont là en partie pour eux, dans ces situations, parce que c’est une "situation scolaire", alors on ne peut pas prétendre que cela n’existe pas. Mais l’enfant peut s’habituer à devenir plus libre avec cela, avec le temps...
I.S. Mais justement par rapport aux enfants que tu étudies, 0/2 ans, c’est aussi une des caractéristiques de l’expérience de l’enfant avec l’adulte que l’enfant n’ait absolument pas l’idée que la mère attende quelque chose de lui de spécifique, de caché... il ne se sent pas dans un situation piégée au sens conscient du terme en tous cas...
Non, je ne suis pas tout à fait d’accord.
Cela dépend de la mère en partie. Et cela dépend du contexte aussi, ici aussi c’est très sensible au contexte parce que par exemple dans une situation publique les mères ont beaucoup d’attentes cachées mais pas très bien cachées, l’enfant le sait mais elles ne sont pas ouvertes.
Et dans ce sens là ce n’est pas très différent de la situation à l’école. Et également à la maison, quand il y a des invités, il y a des choses de cet ordre là. Je crois que l’on ne peut pas dire si catégoriquement il y a, il n’y a pas.
Je crois que cela change beaucoup, je dirai même qu’un enfant avec une mère est dans un contexte différent qu’un enfant avec une mère et le père, au moment où il y a la triade, il y a un certain nombre de choses qui ne sont pas dites, on ne peut pas dire que ce sont forcément des attentes, mais cela veut dire qu’il y a des règles non-dites qui sont assez différentes dans une triade que dans une dyade. Et les enfants sont heureusement assez rapidement intelligents pour déchiffrer tout cela. Mais nous sommes très bons pour cela.
Donc dans ce sens là c’est assez difficile pour moi de dire ce que cela veut dire exactement pour l’enfant la présence de l’adulte dans le dispositif Thys. Je trouve que c’est complexe, c’est clair que c’est essentiel pour avoir cette sorte de liberté avec soi et les autres mais en même temps il y a probablement une fluctuation entre les attentes et les non-attentes... je ne sais pas, je trouve que c’est difficile cela.
I.S. Mais est-ce qu’il y a dans l’histoire typique d’un enfant entrant en scolarité des types interactions qu’il n’a éventuellement pas tellement connus dans les interactions familiales et où il découvre qu’une apparence de liberté était en fait un piège, que quelque chose se retourne contre lui et il se trouve contraint à quelque chose... ce double jeu dont ils doivent ici se rendre compte qu’il n’y en a pas, c’est à dire que quand on leur dit faites ce que vous voulez effectivement à aucun moment l’adulte ne va dire : tu as fait cela et donc...
Oui, une des raisons qui, je trouve, font qu’il est difficile de répondre c’est que soit on voit la situation comme OK voici un contexte avec des règles dites et non-dites et voici une autre avec des autres règles ou une autre distribution du dit et du non-dit, etc. il y a plusieurs, et puis il faut comprendre les contextes...
Ce que je vois être plutôt le problème de l’enfant - cela c’est facile pour l’enfant - ce qui est difficile c’est la réalité du fait que le contexte et ce qu’est le dit et le non-dit est toujours en train de changer. En fait, il y a toujours un aller-retour entre plusieurs états contextuels et qu’est-ce que des règles etc. qui sont archi subtils et rapides.
Et on voit cela pas seulement dans une classe mais aussi entre des enfants qui jouent ensemble et ce qui me fascine c’est qu’il faut qu’ils soient vraiment super bien sensibles pour arriver à donner du sens à tous ces changements. A partir du moment où ils y sont arrivés c’est plus facile et je me demande dans quelle mesure... ici dans le dispositif Thys il y a peut-être l’avantage de ne pas avoir de transitions qui soient peu claires, elles sont très claires en fait. Et peut-être cela va-t-il libérer l’enfant de l’investissement de chercher les consignes internes/externes etc. et lui permettre une certaine forme de liberté. Parce que dans la vraie vie il faut toujours chercher le contexte, ici il est libéré relativement...
I.S. Et pour en revenir à quelque chose qui à voir avec la troisième question, en tous cas introduction à l’univers sonore, est-ce que le fait que ce soit avec des sons, que le Tohu-bohu soit une production gestuelle-sonore est-ce une dimension importante ?
Oui, parce que cela correspond plus avec l’aspect temporel des choses,
l’aspect temporel est mis en valeur, ce n’est peut-être pas le bon mot, par la sonorité, le geste plutôt que l’art etc. Et j’ai l’impression que dans les interactions humaines qui sont une grande partie de tout cela, l’aspect le plus important c’est la temporalité du comportement. Et comment l’intensité et la forme du comportement est distribuée dans le temps parce que c’est exactement là où l’expression affective était exprimée. Dans ce sens là je crois qu’il y a quelque chose de spécial dans l’univers sonore et cela rend les chose plus faciles. Et avec le sonore en général, pas toujours parce que par exemple ce n’est pas le cas avec le piano, mais avec les autres instruments, on a l’avantage que c’est aussi lié avec la respiration. Les gestes sont aussi liés mais de manière moins serrée. Je trouve qu’à partir du moment où on touche la temporalité du mouvement et de la respiration on est déjà presque à mi-chemin de l’intériorité de l’autre.
I.S. Tout à fait entre parenthèses, c’est l’un des sujets de William James, il parle du sujet transcendant des philosophes, enfin le "je" qui continue, qui continue alors qu’il arrive des tas de choses, l’idée d’une invariance du "je"il dit c’est probablement "je respire", c’est probablement la respiration qui donne le sens d’une présence au monde...
Je crois que oui, que c’est basé sur cela et puis les gestes, et l’aspect de temps vécu qui est montré à l’autre grâce au temps que prend le geste ou le son... pour moi c’est ce qui est à la base.
I.S. Cela c’est ce que les interactions mère-enfant montrent continuellement : des productions de gestes-sons...
Oui, c’est ce que nous faisons mais simplement... comment peut-on dire, la réalité du temps, de la respiration et de tout cela, chez nous c’est camouflé par les mots. On s’intéresse aux mots et au sens, qui sont importants, je ne veux pas dire qu’ils ne sont pas importants, mais cela nous rend moins conscient de l’infrastructure qui supporte tout cela. Mais ici dans cette situation, on n’a heureusement pas le sens et pas les mots, comme on ne les a pas avec les enfants, et on est en contact direct avec l’infrastructure temporelle, et respiratoire qui est aussi temporelle, de la vitalité de l’autre en fait.
C’est pour cela que c’est important que ce soit sans évaluation, sans mots, sans sens et tout cela... Mais aussi c’est vrai que lorsque l’on parle comme nous parlons maintenant, on enregistre toute l’infrastructure de l’autre, c’est cela toutes nos vibrations, nos longueurs d’onde que l’on sent chez les gens même si on ne le sait pas, ou seulement après coup comme modificateur en fait.