Méthode Thys

C. "Cultures et casseroles"

Comment penser le type de dispositif proposé par Hervé Thys ? Il s’agit, et cela ouvertement, puisque des adultes sont présents, d’une proposition construite par les adultes, à l’intention d’enfants ou de jeunes adolescents. Ce qui signifie qu’il s’inscrit dans le registre de ce que l’on appelle "culture", au sens où ce terme désigne, notamment, l’ensemble des manières de se rapporter à soi, aux autres, aux choses qui distinguent un groupe et ceux qui lui appartiennent. L’absence de valorisation et de renforcement, mais aussi l’impossibilité produite activement de jugement, la présence muette et attentive des adultes, la mise à disposition de "vrais" instruments, l’espace clos, tout cela constitue donc clairement une "proposition culturelle". Mais il est tout aussi clair qu’elle implique également une "prise de position" à propos de "notre" culture. Thierry De Smedt, Marc Herouet, Isabelle Stengers, Daniel Stern et Hervé Thys discutent de cette proposition, de sa force, de ses implications.

"Alors les partitions, en vue de cet interrogatoire d’aujourd’hui, je me suis dit mais de quoi s’agit-il ? (…) Mais qu’est-ce que c’est que ces trucs là, comment est-ce que je peux expliquer ? C’est culturel ? J’essaie de dire non. (…) Les enfants ne le lisent pas et ils s’en foutent complètement. Mais la chose en elle-même est-elle culturelle ? Et pour finir j’ai du bien dire : oui, elle est culturelle… comme une casserole. A partir du moment où les êtres ne se nourrissent pas en prenant là un fruit et là une feuille, mais qu’ils mettent successivement cela en bouche, l’un après l’autre, ils ont inventé les casseroles qui sont le lieu dans lequel on peut faire un mélange. La casserole est en même temps la réduction de tous les fruits, de toutes les plantes et de tout ce que l’on peut faire comme cuisine. C’est une réduction du tout possible au niveau de la cuisine, mais c’est quelque chose que les animaux ne font pas." (H.T. pp11-12)

La "casserole" renvoie au couple de Claude Lévi-Strauss, le cru (la nature) et le cuit (la culture), mais elle peut également renvoyer à l’art des chimistes. Pour certains chimistes du 18ème siècle, la terre (comme l’eau, l’air et le feu) est à la fois élément et instrument du chimiste : il n’y a pas de chimie sans récipient, qui contient et met en présence. Ce qui contient a sa force propre, apparemment passive, mais contraignant tout le reste à se déployer sur un mode actif. Et c’est parce que les règles du "Tohu-bohu" n’ont pas de sens indépendamment de ce rôle, qu’Hervé Thys peut affirmer qu’elles sont nées du seul terrain. "Les règles sont toutes sorties du terrain et pas de notre intelligence (…) C’est pour cela que je dis qu’elles ont une force interne, en ce sens que si on les modifie, c’est tout le château de cartes qui s’effondre puisqu’elles ont toutes une raison d’être mais qui n’est pas une raison d’être qui fait partie d’un projet. Une raison d’être que le terrain a demandée un moment donné ou que le terrain a indiquée. Comme il a indiqué par exemple que si il n’y avait pas une fermeture de chaises qui faisait que les instruments se trouvaient dans un espace fermé... le tout s’effondrait, parce que certains enfants allaient jouer dans un coin et qu’à ce moment là c’était des jeux de cour de récréation ou des papotages et que les instruments perdaient... leur efficacité. A partir du moment où l’on s’est dit on va mettre des chaises partout avec une chaise que l’on déplace au moment où ils entrent et que l’on remet ensuite, il n’y a plus eu l’ombre d’une question (…) Donc voilà, toutes les règles sont comme cela." (H.T. p8)

Créer un espace clos est le contraire d’un geste neutre et insignifiant. "Ce qui me semble tout à fait intéressant, c’est cette notion de clôture, cela peut être figuré par des chaises que l’on a placées, et, cela me frappe beaucoup, que les enfants semblent parfaitement identifier : ils semblent parfaitement alphabétisés à cette délimitation de l’espace mais aussi du temps. A un moment donné cela commence et à un moment donné cela finit (…) Je vois ce dispositif comme étant un dispositif dans lequel des adultes instituent un certain ordre : rien à voir avec les systèmes où l’on dit "on va laisser faire les enfants faire ce qu’ils veulent", il y a un message extrêmement fort qui est de dire "voilà, traçons un tour de craie, ou, comme Romulus et Rémus, faisons un tour avec une charrue, et ce sera notre "limes", ce sera notre périmètre intérieur ou ce sera notre labyrinthe", comme à "Knossos" qui n’est pas un espace de perdition, qui est simplement un espace qui se clôt, parce que s’il ne se clôt pas il ne peut pas devenir un espace virtuel, (…) un espace ouvert à un ensemble de possibilité mais qu’il faut remplir (…) Rien n’empêche un enfant, cela me frappe beaucoup, de sortir quand il veut du jeu, mais assez curieusement ils ne semblent pas sortir. Je n’ai pas vu de bandes vidéo où on voyait des enfants devenir fugaces et quitter. Apparemment, ils acceptent assez bien cette espèce d’institution "bon et bien OK nous allons donc occuper." (T.D. pp3-4)

"Je ne sais pas très bien pourquoi la situation ne fait pas peur aux enfants ni pourquoi je continue à penser qu’elle est bonne dans son côté terrorisant. Il y a eu une petite fille qui a été terrorisée. Elle était arrivée en retard, donc elle est tombée en plein fonctionnement Tohu-bohu, et en plus de cela on lui avait parlé, bien expliqué ce qui allait arriver et donc elle n’était pas ouverte à quelque chose… Arrivant en retard, on lui ouvre la porte, on la laisse entrer, elle se trouve devant des enfants qui font n’importe quoi et derrière des tables un tribunal de Nuremberg, des adultes assis, qui ne bougent pas, qui regardent, avec une caméra qui filme... il n’y a pas plus tribunal que cela. Ce qui fait que sa panique devant une situation aussi horrifiante, aussi fermée, devant ce jugement apparent qu’on allait faire - et que l’on fait peut-être si on n’a pas bien compris qu’il n’est pas à faire - fait partie du dispositif. Les enfants - à cette exception près - en sont conscients - de façon extrêmement ambiguë, mais je pense qu’ils en sont conscients. Des enfants qui sont traités depuis l’enfance avec de gentilles paroles, qu’on embrasse quand ils arrivent, dont on cajole les cheveux et les fesses... et puis, tout d’un coup, on se tient en dehors de leur territoire en les regardant sans bouger : il y a de quoi avoir peur. Alors il se passe autre chose qui fait que cette peur est peut-être une source de provocation pour eux de combler ce vide. Et je n’en rougis pas puisque cela oblige à "pas de jugement". Ce tribunal n’en est pas un, il est au contraire le retournement de tous tribunaux qui estiment qu’ils peuvent..." (H.T. pp49-50)

Les adultes, y compris Hervé Thys lorsqu’il fait semblant de penser comme un adulte, peuvent s’étonner de ce que les enfants ne s’étonnent pas, ne fuient pas, acceptent comme parfaitement habitable l’offre étrange, "terrorisante", qui leur est faite, mais c’est peut-être parce que ces adultes ont oublié que, pour de jeunes enfants, non seulement les distinctions qui nous semblent évidentes entre le jeu et "la vraie vie" ne le sont pas, mais que ce qui nous semble, dans la "vraie vie", ensemble relativement homogène de conduites, s’impose à eux dans le morcellement d’espaces hétérogènes institués. Dès lors, si les enfants sont assurés que les adultes ne vont pas les piéger, ils pourraient bien accepter cet espace comme ils en acceptent, de fait, tant d’autres, tout aussi différenciés. C’est l’hypothèse de Daniel Stern : "Dans ce sens là ce n’est pas très différent de la situation à l’école. Et également à la maison, quand il y a des invités (…) Je dirais même qu’un enfant avec une mère est dans un contexte différent qu’un enfant avec une mère et le père (…) Il y a des règles non-dites qui sont assez différentes dans une triade que dans une dyade. Et les enfants sont heureusement assez rapidement intelligents pour déchiffrer tout cela. Nous sommes très bons pour cela (…) Ce que je vois être plutôt le problème de l’enfant, ce qui est difficile c’est que le contexte, ce qu’est le dit et le non-dit sont toujours en train de changer. En fait, il y a toujours des aller-retour entre plusieurs états contextuels avec leurs règles, qui sont archi subtils et rapides. Et on voit cela non seulement dans une classe mais aussi entre des enfants qui jouent ensemble, et ce qui me fascine c’est qu’il faut qu’ils soient vraiment super bien sensibles pour arriver à donner du sens à tous ces changements (…) Et je me demande dans quelle mesure, il n’y a pas l’avantage, dans le dispositif Thys, de ne pas avoir de transitions qui soient peu claires. Elles sont très claires en fait. Et peut-être cela va-t-il libérer l’enfant de l’investissement de chercher les consignes internes/externes etc. et lui permettre une certaine forme de liberté. Parce que dans la vraie vie il faut toujours chercher le contexte. Ici il est libéré, relativement." (D.S. p3)

"Xavier Renders a écrit un ouvrage de pédagogie, qui s’appelle le "Jeu de la demande", où il dit qu’au fond la question que pose l’enfant à l’adulte c’est : dites-moi ce que je peux demander ? On parle toujours de la demande de l’enfant, que l’enfant attend ceci etc. Lui aurait tendance à dire que l’enfant attend qu’on lui dise ce qu’il peut demander. Or, le dispositif envoie comme message aux enfants ce qu’ils peuvent demander mais aussi ce qu’ils ne peuvent pas demander" (T.D. p25). Thierry De Smedt rejoint Daniel Stern sur cette position qui souligne l’importance du caractère unilatéral de la situation instituée par le dispositif. Les enfants n’ont rien négocié, on ne leur a pas demandé leur avis, et ils savent que, dans ce cas, les adultes ne sont pas des recours, qu’ils ne pourront pas utiliser les uns contre les autres de référence à un accord commun qui permettrait de se plaindre ou de revendiquer. Puisqu’il n’y a pas eu de contrat, il ne peut y avoir de rupture de contrat, de moment où, parce qu’on n’a pas fait assez attention à l’implicite, on se retrouve "en tort". "La plupart des contrats, comment opèrent-ils ? Le contrat est une espèce de fiction mais on invoque sa qualité de contrat pour dire "mais nous en avions débattu, nous étions d’accord là-dessus", c’est la plupart du temps une épreuve de force. Donc la majorité de ce que l’on appelle contrat sont en fait des dispositifs. C’est à dire qu’ils émanent d’une autorité et inscrivent un partenaire dans ce dispositif. Et donc cela veut dire par exemple que les ateliers ne sont pas des contrats alors que l’on serait parfois de dire que les enfants qui y vont font contrat puisqu’il n’y a pas de force coercitive, puisqu’ils ils peuvent sortir quand ils veulent : donc c’est négociable. Moi j’aurai tendance à dire que justement ce dispositif tente de faire apparaître ce qui n’est pas négociable. (T.D. (2) pp10-11)

Je pense justement qu’il faut essayer de voir en quoi il consiste parce que la dérégulation, est-ce la fin des contrats ou bien est-ce la généralisation des contrats et donc la généralisation de cette invocation qu’il a existé un jour où nous étions bien d’accord de faire cela et que vous n’êtes pas gentils parce que vous ne le faites pas, et vous devez vous amender etc. Je crois, pour revenir à cette histoire de la musique comme système de base qui permet la création de formes différenciées… à première vue je croyais que c’était un contrat social mais en réfléchissant je me dis que c’est un dispositif historique comme la langue – la langue n’est pas un contrat, le texte n’est pas un contrat… et le dispositif n’est pas un contrat : il ne réclame pas d’allégeance ou d’engagement à le suivre (…)Au contraire, il est plutôt un acte d’autorité délibérée qui, alors, pose la question à celui qui y est plongé : et maintenant qu’est-ce que tu vas faire là-dedans ? (T.D. (2) p13)

Cela ne me sert à rien de jouer sur le plan de la plainte, je ne peux pas faire appel à un tiers pour qu’il intervienne… il n’y a pas de grand Schtroumpf et donc c’est au niveau de ma capacité d’improviser, de contre-improviser par rapport à ce dispositif que je dois m’arranger, me débrouiller… Et donc (…) soit le dispositif permet un épanouissement heureux de l’action, soit l’action s’épanouit de façon malheureuse mais à ce moment là elle doit engendrer une attitude face au dispositif dans lequel l’enfant devenu victime s’invente une relation à la norme qu’il sent, une relation à la technicisation du dispositif telle qu’il puisse malgré tout affirmer son existence, s’inscrire etc. Donc on a au fond deux niveaux : un dispositif permettant des conduites, un dispositif engendrant une relation au dispositif." (T.D. (2) pp8-9)

L’une des singularités des "règles" seraient donc de n’en appeler ni explicitement, ni surtout implicitement à la bonne volonté des enfants, à leur coopération, à leur engagement vers un but commun, et de n’aménager du coup aucun recours contre les "infractions" à tout cela, mais les obligeant en revanche à expérimenter une situation où l’ensemble de ces moyen de mise en ordre et en forme sont suspendus. Ce que Marc Hérouet rapproche d’une expérience associée à John Cage. "J’ai relu une formidable interview qu’il a faite - il y a une anecdote très intéressante : un groupe de jazz de Chicago, probablement le Art Ensemble of Chicago, séduit par la démarche de Cage fait appel à lui pour qu’il vienne écouter une répétition et pour lui demander des conseils. John Cage s’amène, ils jouent... John Cage dit : "c’est pas mal mais c’est ce que vous faites d’habitude, moi j’aimerais que vous jouiez - c’est du Free-Jazz, le jazz libre des années soixante/septante - sans vous écouter l’un l’autre". Alors que l’on dit toujours qu’il faut s’écouter l’un l’autre, que le Free-Jazz n’est intéressant que si il y a interaction... Il les a fait déambuler dans la pièce en les persuadant qu’il ne fallait pas écouter l’autre et suivre son chemin personnel d’improvisation. Il paraît que les musiciens ont été ravis de cette expérience mais John Cage dit que dès qu’ils se sont retrouvés en public, ils ont repris leurs mauvaises habitudes entre guillemets... C’est très curieux comme démarche. Pour nous c’est difficile de faire abstraction des autres. Et dans ce Tohu-bohu d’Hervé on a les deux. On a une non-écoute de l’autre qui tout à coup se transforme en intervention de l’autre, en écoute de l’autre... c’est cela qui est intéressant." (M.H. p2)

Comment interpréter les relations dont la "casserole" d’Hervé Thys permet le déploiement ? "Dans les ateliers, on se rend bien compte qu’il y a un jeu d’ajustement de l’un par rapport à l’autre, très subtil, qui passe par toutes les figures, le potlatch, l’échange, le "je te rends", le "je faisais semblant", "je faisais comme si", et toi tu faisais semblant de quoi ? etc. Il y a dans les formes d’échanges et des modes de relation, toute une expérimentation des différentes figures allant du compromis à l’asservissement. Un grand panorama, un grand éventail de figures relationnelles. Y compris, parce que il y en a quelques uns, je me souviens d’avoir vu de merveilleuses dialectiques maître-esclave, de beaux couples sado-maso. C’est intéressant que l’atelier permette aux enfants de le faire un certain nombre de fois, pour aller jusqu’au fond de la logique parce que les enfants l’ont déjà vécu à l’extérieur, ils la répliquent, ils la modélisent, et permettent aussi aux enfants de voir comment on peut construire une figure de sortie (…) C’est typiquement, de nouveau, dans des contextes tels que ceux de l’atelier ou ceux des échanges sonores, que l’on peut essayer de construire des figures et explorer des modalités de gestion de ce genre de choses… (T.D. p25)

Et donc le Tohu-bohu c’est l’expérience du vide, c’est l’expérience du trop plein, c’est je pense aussi l’expérience de la violence fondatrice. Personne ne peut compter sur personne, il n’y a pas de règles qui dit il est interdit de etc. Donc je trouve qu’il y a une très grande logique, une très grande vérité dans ce dispositif qui entend se fonder sur cette expérience du Tohu-bohu. Et qui se réserve d’y retourner autant de fois que cela s’avère nécessaire parce toutes les expériences fondatrices ne sont pas initiales au niveau temporel. Elles nécessitent d’être perpétuellement revisitées. Je pense que lorsqu’une société repart en guerre, ou quand se produisent des foyers de violence, il y a très probablement un besoin social de retourner dans la phase de l’affrontement généralisé comme pour re-règler des boussoles et après on peut dire maintenant nous savons mieux à quoi sert le fait que lorsque l’on se dit bonjour on se sert la main, ou qu’il y a des mots que l’on ne peut pas dire... J’assimile le Tohu-bohu à cette espèce d’expérience initiale de la pesanteur, de l’informe." (T.D. p4)

Y a-t-il "violence fondatrice", telle que la postule notamment René Girard, de telle sorte que la "civilité" devrait se définir par référence au spectre insistant d’un affrontement généralisé ? En tout état de cause, il ne faut pas exagérer. Certes, il n’y a pas de grand Schtroumpf, personne à qui se plaindre, mais les enfants savent que les adultes sont là, qu’ils les regardent. Ils ont testé le fait qu’ils n’interviennent pas, que la consigne "vous êtes ici chez vous" n’est pas mensongère. Mais "se voir accueillir chez soi" est assez loin de l’affrontement général. En d’autres termes, la présence des adultes, même si elle est passive, est loin d’être neutre, et ce n’est pas du tout un retour à une soi-disant loi de la jungle qui est proposé.

Ce que remarque Hermann Sabbe : "On ne se défait pas du rapport adulte-jeune, l’adulte voulant d’une façon ou d’une autre transmettre quand même un savoir, une pensée aux jeunes. Et ce n’est pas non plus l’improvisation sans bornes, sans contraintes aucunes, la cour, le jeu absolu, c’est entre ces deux là que tente de voguer Hervé Thys, il me semble... C’est une position bien difficile : l’intention, qu’on le veuille ou non, est quand même "agogique", pédagogique... donc il faut bien là un minimum de contraintes dès le départ - un instrument de musique quel qu’il soit, c’est déjà bien sûr une très forte contrainte, même les instruments qui permettent le plus le jeu sont déjà une contrainte. Ce sont des rationalisations apportées par une culture qui pense de manière très rationnelle - les claviers ce sont bien sûr le rationnel par excellence, on n’a même pas le moyen de taper entre les touches, il faut si on veut produire un son taper dessus. Il y a de toutes manières d’emblée contrainte... la méthode Thys donne confiance au jeune, en le mettant progressivement devant certaines responsabilités, mais il reste que l’adulte est là, l’adulte est là et rien que par sa présence, même si elle est très effacée, fait qu’il n’y a pas exclusion du rapport impératif, il y a un amoindrissement très poussé même de ce rapport impératif mais on ne peut pas l’effacer complètement, l’adulte reste présent, il pèse de sa présence sur les enfants." (H.S. pp5‑6)

Pourtant, on peut donner une autre signification à la présence des adultes que celle de position de compromis, d’amoindrissement du caractère impératif usuel de tout rapport pédagogique. A suivre Daniel Stern, la présence des adultes, aussi passifs soient-ils, pourrait bien être, d’une toute autre manière, un élément important de la situation. En effet, lorsqu’on écoute Daniel Stern parler des enfants, les affrontements ou la violence n’apparaissent pas du tout comme primordiaux, mais émerge plutôt une assez extraordinaire capacité à se repérer par rapport aux autres, c’est-à-dire aussi à tester activement les repères que proposent les autres. "Tout ce qu’il faut c’est que l’enfant ait un sens de l’intersubjectivité, où il sait à peu près où est l’autre, pour jouer avec cet espace. Il fait cela dès la fin de la première année de sa vie (…) Les enfants sont archi-doués pour ces jeux (...) L’enfant peut jouer avec sa mère au double sens du terme. On voit des choses amusantes dans des situations archi quotidiennes et banales : si l’enfant veut un biscuit, et la mère a des biscuits sur une assiette ou dans ses mains, l’enfant va solliciter un biscuit en faisant "hein hein" s’il ne parle pas encore ; et puis si la mère ne le donne pas, il va trouver un autre moyen de solliciter la même chose, tirer sur la jupe ou n’importe quoi d’autre, et si elle ne le donne toujours pas, il sait parfaitement bien qu’elle sait ce qu’il veut, il sait aussi qu’elle sait qu’il sait qu’elle sait ce qu’il veut, alors ce qu’il va faire maintenant c’est tester l’authenticité de son refus et estimer si elle ne veut pas simplement ou si elle est en train d’être méchante. Et en fait c’est maintenant le jeu... c’est vraiment de sonder son état, parce que le fait qu’il veuille le biscuit, cela c’est archi simple, c’est déjà sur la table : maintenant on fait une négociation beaucoup plus fine, du genre "est-ce que vous voulez dire ce que vous êtes en train de me dire ? Et vraiment ?" Et cela, c’est quelque chose qui est facilement fait, avec des choses stupides comme les biscuits ou toutes les prohibitions. "Est-ce que tu veux dire vraiment que je dois arrêter, mais vraiment ?" (D.S. p9)

Et dans cette perspective que la présence non pas d’un adulte mais d’un ensemble d’adultes assistant muets à la scène deviendrait bel et bien un élément essentiel, partie prenante de l’expérience qui s’y déploie. "Il y a des adultes que les enfants ne connaissent pas et il y a des adultes qu’ils connaissent parfaitement puisque ce sont leurs professeurs. Ces adultes qui ne peuvent pas parler entre-eux, et qui ne peuvent pas rire - ils ont le droit de sourire et ils le font parce que parfois c’est irrésistible mais ils ne peuvent pas se moquer, cela ne peut pas aller au-delà du sourire - sont témoins de quelque chose. D’une part, je crois que les enfants ont besoin de ces témoins, je crois que, quelque part, savoir qu’ils ne se sont pas cachés pour faire ce qu’ils ont fait va être extrêmement important pour l’évolution future de leur relation à ce qu’ils ont fait. D’autre part, savoir que la personne responsable de leur enseignement, qui passe son temps à dire "tu peux pas faire cela", "fais ceci", et "cela c’est bon et cela c’est mauvais" etc. etc... a perdu toute possibilité de le faire ! Ils ne peuvent pas imaginer qu’on le lui a interdit, c’est aller trop loin. Ils ne peuvent comprendre qu’une seule chose : c’est qu’elle ne sait pas… Ce qui est réjouissant alors à ne pas croire, parce qu’enfin un adulte qui croit savoir et qui reconnaît qu’il ne sait pas…" (H.T. p20)

De fait, Hervé Thys et Daniel Stern ont en partage une indifférence marquée pour l’alternative "liberté"/"manipulation" : "Le dispositif manipule-t-il les enfants ? Je voudrais dire que le mot "libre", j’aimerais l’éliminer, parce que pour moi il ne veut rien dire, et je voudrais l’évacuer au profit de la pensée de Daniel. Le dispositif manipule-t-il ? Bien entendu, on est tout le temps manipulé, sans arrêt, par tout ce qui peut nous arriver... L’alternative est-elle dramatique ? Il n’y a pas d’alternative, on est manipulé et il n’y a pas de liberté."(H.T. p19)

"Si on fait un autre parallèle, en fait c’est la mère qui fait le Tohu-bohu et son enfant, c’est son instrument choisi ou donné. La chose la plus importante, c’est qu’il n’y ait pas de jugement extérieur, pas de bon et de mauvais. Et je suis convaincu, mais fortement, que ce qu’on fait dans les bonnes thérapies mère/enfant, c’est une sorte d’alliance thérapeutique avec la mère où tu ne lui dis pas quoi faire, tu ne la corriges jamais, tu ne critiques jamais : tout ce que tu fais, c’est créer une sorte d’environnement, qui est positif, où elle sait qu’elle est sous un regard bienveillant… sur ce qu’elle fait. C’est comme cela qu’elle peut explorer son propre répertoire maternel. Et en fait il ne faut presque rien faire, pas d’éducation, pas de clarifications, pas d’interprétations, jamais de critiques, etc. C’est vraiment une tentative d’enlever toutes les choses qui pourraient l’inhiber, l’empêcher de jouer librement de son instrument… le bébé. Dans ce sens là, c’est très similaire à la situation thyssienne, on dit "thyssienne" ?" (D.S. (2) p18)

L’enjeu "culturel" associé au dispositif "Tohu-bohu" renvoie, en tout état de cause, à la question de ce que l’on pourrait appeler les "valeurs culturelles". La chose est assez claire lorsque Hervé Thys se réfère à Daniel Stern. Ce n’est pourtant pas que les rapports entre les parents et les nourrissons soient neutres quant aux valeurs de la culture à laquelle les parents appartiennent… bien entendu. Ce qui importe à Daniel Stern, c’est que, de toute façon, le processus est couronné par une réussite remarquable : la "création" d’un petit être capable de se penser lui-même et de penser les autres en tant que dotés d’intention, susceptibles de comprendre, d’accepter, de refuser, d’être influencé, de changer d’avis, un petit être, qui plus est, capable de parler. Tout cela sont des traits "abstraits", au sens où la manière dont ils s’inscrivent dans chaque culture est spécifique, mais ce sont également les conditions sine qua non pour tout le reste, ce que présuppose la possibilité qu’un humain soit toujours en fait telle personne, membre de telle famille, parlant telle langue, appartenant à telle culture. C’est, pourrait-on dire, la "réussite humaine" au sens "quasi-biologique", culturellement non-spécifique mais requise par toutes les cultures humanes que Daniel Stern décrit. Et c’est bel et bien cette réussite qu’Hervé Thys entreprend de prolonger pour des enfants qui, "normalement", sont désormais évalués en termes culturels.

Pour Isabelle Stengers, la question se pose sur un mode assez similaires, mais c’est plus particulièrement à l’évaluation de type scolaire qu’elle pense. "On peut dire, je crois, que dans la vie d’un petit d’homme il y a ce moment où il passe de petit d’homme à petit humain, et dès ce moment-là il devient accessible aux "comment sais-tu que ?", "as-tu pensé que ?", à l’ensemble des demandes de compte, à l’évaluation objective "est-on sûr qu’il sait vraiment ?" etc. Et au moment où il rentre en classe, il a la dose… Rien de ce qu’il dit, si son prof est un peu chiant ou s’il est trop bon pédagogue, ne passera s’il ne peut pas en rendre compte. Donc à ce moment-là on peut dire qu’on le coupe délibérément de l’ensemble des ressources qui l’ont fait devenir. Il doit se méfier de lui-même parce que, s’il ne sait pas pourquoi il sait, son savoir n’a aucune valeur. Alors qu’au contraire tant qu’il est dans ce devenir, savoir pourquoi on sait est un "en plus", est une nouvelle aventure et pas quelque chose qui juge. D’ailleurs, on voit que les enfants y prennent goût puisqu’ils commencent à poser des questions où ils jouent sur la syntaxe : "oui mais comment on sait que …", ils s’amusent comme des fous, ce sont des métaphysiciens." (I.S. p36)

Thierry De Smedt, pensant à partir de l’hypothèse assez différente d’une expérience de la violence en tant que fondatrice, souligne également à quel point la proposition portée par la dispositif fait épreuve pour l’école. "Ce dispositif doit avoir une force irradiante, c’est un peu l’image d’un laboratoire : si on a bien exploré en laboratoire, on doit essayer de l’exporter, qu’il puisse apparaître aussi bien dans un conseil de classe que dans la manière d’occuper une heure de cours, que dans la manière de résoudre un conflit, que de se séparer quand on vit en couple etc. On pourrait aussi dire de quel droit... est-ce que l’on n’introduit pas un nouveau saint des saints, un nouvel espace du sacré... dans l’école laïque ? (…) De quel droit l’école publique se prévaut-elle pour faire toucher ainsi à des enfants ce genre de choses, ou porter des enfants à dire devant leurs condisciples certaines choses etc. (…) et je comprends personnellement que certains enseignants aient comme une certaine angoisse, et disent "mais enfin où va-t-on avec cette soucoupe volante, dans quoi est-ce que l’on s’embarque..." Mais la justification d’un enseignement, si cela se passe bien à l’intérieur, serait qu’on arrive véritablement à trouver la "musicalité" (…) c’est à dire l’attitude qui parvient à la fois à tenir compte de ce que l’on est, de ce que l’on a été, de la société dans laquelle on vit (...) Là on est de nouveau éminemment dans du politique." (T.D. p13)

Pour Hervé Thys lui-même, ce qui est d’abord précieux dans la pensée de Daniel Stern est la définition d’une réussite qui ne passe pas par son opposition avec l’échec. Non pas qu’il y ait une harmonie garantie, au contraire le processus est constitué de déraillements et de réparations, mais parce que c’est le processus même qui importe. "Il est difficile d’imaginer quelque chose qui n’est pas une réussite. On peut l’interpréter comme un échec mais c’est autre chose. Au niveau clinique, une des choses les plus importantes est d’amener les parents à accepter et à voir que l’enfant est presque toujours en train de faire le mieux qu’il peut avec ce qu’il a, dans le contexte créé pour lui. Et c’est généralement le cas. Bon c’est vrai qu’après un certain âge on peut être méchant, mais pas tout de suite." (D.S. p16)

Et c’est le "pari anthropologique" de ce "pas tout de suite" qu’Hervé Thys affirme. "Je pense que tout être normal qui veut chercher un plaisir dans le rapport avec l’autre, dont il veut réveiller le plaisir et donc le désir, ne peut pas se satisfaire d’un rapport dominant/dominé." (H.T. p8)

Pour Isabelle Stengers, le maître mot dans la description de Daniel Stern est le "faire confiance", aussi bien en soi-même que dans l’enfant qui "fait le mieux qu’il peut". C’est ce dont a besoin la mère pour ne pas interpréter un "déraillement" comme un échec, c’est ce que la clinique de Stern tend à restaurer. "Le "faire confiance" devient condition de possibilité d’un rapport expérimental. Et je crois que chez la mère, ce n’est pas de la routine c’est de l’expérimentation. Elle sait que la manière dont elle répond, c’est important. Si maintenant on lui dit "et comment tu sais que c’est important, cela pourrait être autrement", c’est le type de question qui crée la défiance, le sentiment d’impuissance. Et le "faire confiance" en tant que lié à l’expérimentation, cela caractérise le type de situation dont le dispositif est un prototype. On ne demande à personne de produire activement une contribution dont ils sont l’auteur, qui répond à une volonté, à une délibération, à un projet, à une intention. Mais ce n’est pas non plus passif au sens de l’ensemble de ce dont nous profitons passivement, sans nous en rendre compte, au moindre geste que nous faisons : la routine. C’est quelque chose qui met activement en indétermination l’opposition entre actif et passif. On ne peut pas dire à quelqu’un "fais-toi confiance", c’est la pire des choses à dire, "tu n’as qu’à avoir confiance en toi", comme si c’était quelque chose qu’on pouvait décider d’avoir (…) Donc, c’est quelque chose dont on ne peut pas dire que cela vient naturellement, ni non plus qu’on sait comment on fait. Personne ne peut dire à quelqu’un d’autre "voilà comment il faut faire pour avoir confiance en soi". Par contre, on peut cultiver les dispositifs qui suscitent cette possibilité de faire confiance. Heureusement le premier d’entre eux, entre la mère et l’enfant, semble avoir la force de s’imposer à nous sans qu’on ait à le cultiver : c’est heureux sinon il n’y aurait pas d’humain." (I.S. pp35-36)

Si le "Tohu-bohu" est un dispositif suscitant la possibilité de "faire confiance", ce n’est pas seulement parce qu’il exige l’abstention de tout jugement de valeur. Ce qu’Hervé Thys vise est la création de situations où le jugement de valeur est à peu près impossible. "Il ne peut pas y avoir échec, parce que là c’est lamentable ; il ne peut pas y avoir succès parce que c’est lamentable si les conséquences de ce succès sont la mise en valeur de ce succès... donc le meilleur moyen du succès c’est de ne pas pouvoir le déceler. Mon idée était alors que l’organisation sonore des enfants serait en tous cas d’une telle différence, ne fut-ce que parce qu’ils ne connaissaient pas les instruments qu’ils allaient manier (…) que nous ne pourrions pas savoir si c’était bon ou mauvais. Et que eux, se regardant et s’écoutant les uns les autres, ne pourraient pas savoir. Et c’est intéressant de savoir si l’on peut échapper aux modèles, de savoir jusqu’à quel point la culture peut être désossée dans ses fonctions les plus déshonorantes, je ne parle pas naturellement de la culture au sens où l’on est en état d’apprécier les choses." (H.T. p8)

Le pari d’Hervé Thys est, de fait, enraciné dans sa pratique de la musique contemporaine, qui l’a passionné mais qu’il lit également comme l’histoire d’un échec, avec l’éternel retour des jugements de valeur, de telle proposition d’avant-garde se prévalant de son succès et de ses conséquences, le caractère désormais dépassé de tout ce qui le précède. "On y reviendra mais, au niveau culturel, j’ai cherché pendant des années ce qui fait qu’une oeuvre est meilleure qu’une autre en musique. Il est indiscutable que telle oeuvre est meilleure que telle autre, mais la réponse n’est possible que dans une situation fermée, celle d’une certaine musique - la musique classique par exemple - à une certaine époque dans une société donnée. Dès que l’on ouvre son écoute, comme on l’a fait au début de ce siècle, à toutes les formes de musique de la tradition, plus personne ne peut dire "ce quatuor de Mozart est plus beau que la musique des Esquimaux ou que cette flûte du Pérou" (...) Donc l’ouverture culturelle à la totalité nous a fait comprendre que l’on n’avait pas à se vanter d’avoir trouvé plus ou moins que les autres, mais cela a amené une certaine peur : "tout est à l’égout"". (H.T. p18).

Et c’est le fait empirique que, mis dans l’impossibilité de juger, détournés même de l’idée qu’un jugement est nécessaire puisqu’il ne s’agit pas d’"œuvres", les adultes puissent "ne pas avoir peur", voire même, éprouve un certain type de joie qui, pour Hervé Thys, importe. "Qu’est-ce que c’est que cette joie que certains ressentent ? Qui bouleverse leur vie : ils disent que la vie est modifiée. Ils auraient touché là à une sorte de sécurité, une sorte de "c’est permis" qui alors rayonne sur tout ce qui avait été défendu. Comme si tout ce qui avait été défendu, tout ce dont l’interdiction avait été acceptée comme normale, avait touché à des choses vitales qu’il n’y avait pas de raison d’interdire, et dont l’interdiction les appauvrissaient... Donc je pense que la situation des enfants, qui apparemment a l’air joyeuse - pour autant que l’on puisse utiliser le mot joie, mais qui semblerait plutôt du côté de la gaieté illicite de Nietzsche - entraîne chez l’adulte qui la regarde quelque chose qui le libère, lui, de tout un nombre de tabous qu’il acceptait mais qui n’avaient pas de sens en définitive, puisque cela c’est possible. Puisque c’est possible, que cela ne mène a rien de dangereux, qu’ils ne se battent pas, qu’il y a là même dans le chaos, dans le désordre, quelque chose qui ne nous fait pas peur..." (H.T. p17)

La "gaieté illicite de Nietzsche figure dans une lette écrite par Nietzsche à Peter Gast en 86 : "il faut que l’ami Gast écrive un manifeste littéraire où il exposera son goût, ses capacités, une esthétique, un programme. Remarquez néanmoins aujourd’hui comme tout est dérouté en matière d’esthétique. De nos jours, une profession de foi énergique, trouvera non seulement audience mais elle sera écoutée avec ardeur et gratitude. Nous avons un besoin urgent d’une profession de foi anti-romantique, ne plus demander à la musique de la morale et un relèvement du peuple, mais de l’art (ars), de l’art pour artiste, une espèce de divine indifférence. Une espèce de gaieté illicite, aux dépens de tout ce qui a de l’importance." (H.T. p13)

Et cette gaieté n’a rien perdu du caractère "illicite" qu’elle avait à l’époque de Nietzsche. Elle peut être vécue par les "complices" de Thys, mais leur analyse reste quelque peu en retrait, ce qui correspond bien d’ailleurs à la situation. Ils commentent, mais c’est bien Hervé Thys qui a osé mettre adulte et enfants dans une "casserole" où se concocte le "puisque c’est possible"…

Pour Thierry De Smedt, "le droit d’exister au plaisir, aux sentiments, à la douleur, à la souffrance etc. on ne peut pas nier cela. Si on créait des médicaments qui nous faisaient échapper tout aussi bien au plaisir et à la souffrance, je pense que la vie n’aurait plus aucun sens. La souffrance et le plaisir doivent rester, plus que jamais, inscrits dans le dispositif, mais comme tensions dynamiques, comme des choses avec lesquelles on joue parce qu’on en a besoin. Et ne pas mener à des verdicts, à des dossiers, etc. Il faut arriver à débusquer toutes ces tentations de normalisation, mais en aucun cas couper l’appétit par rapport aux jugements de valeur. Mais on peut donner de l’appétit pour, disons, la suspension du jugement de valeur, ce qui n’est pas vraiment la même chose. Ce qui est très intéressant, par exemple, dans la musique contemporaine c’est justement d’être capable d’accueillir en disant je suspends mon jugement de valeur... pendant un moment - il viendra, je le ferai - mais pendant un moment je me mets dans une position telle que je me laisse prendre. C’est encore une fois toujours cette figure du système clôturé. Seul un système clôturé, qui de toutes façons garantit que l’on aura à manger, que l’on ne vous tuera pas, que vous pourrez aller dormir après, bref qu’au delà de la clôture les choses rentreront dans l’ordre prévu, permet la suspension, à l’intérieur. La suspension du jugement de valeur peut être interprétée comme "renonçons à (ne pas) vouloir tout de suite imprimer une démarche évaluative". Mais de toutes façons, quelque chose devra être évalué... par exemple, nous évaluerons. (…) La qualité, on ne pourra pas s’en passer. Et moi, je ne souhaite pas que l’on s’en passe, on est très loin de pouvoir dire de toute façon tout est valable etc. Ce n’est en tous cas pas du tout mon attitude par rapport aux ateliers..." (T.D. p15)

Une des qualités de la proposition Thys est de ne pas mettre au pied du mur quant aux conséquences d’une réussite éventuelle. Joie illicite qui renverse tous les tribunaux des valeurs ou mise en suspens du prononcé, de toute façon le dispositif oblige à penser, à mettre en cause le jugement selon lequel "nous" serions venu au bout de l’exploration de ce qui est possible, "nous" serions capable de faire le (triste) bilan de l’histoire humaine sur le mode du "nous savons que nous ne pouvons plus…". Dès lors, violence primordiale ou pas, c’est tout aussi bien le "puisque c’est possible" qui oblige Thierry De Smedt : "Je vois ce dispositif comme un système de transmission forte, transmission d’une éthique, transmission de ce que tout n’est pas équivalent à tout, que, au contraire, il y a lieu de vraiment s’angoisser si on n’arrive plus à voir ce qui est préférable, et que si on arrive à entrevoir ce qui est préférable, il faut le préférer. Et que puisqu’on a une enceinte qui nous garantit que l’on ne va pas être tué pour l’avoir fait, il faut le faire. Donc moi, je pense qu’il y a transmission d’une vision très forte, une certaine conception de l’inscription dans l’histoire, de la participation au collectif... Et un certain dégoût pour l’anomie au sens de la confusion maximale, quitte à savoir l’utiliser, à savoir négocier avec elle. A aimer le bruit, parce que le bruit est un moment intéressant mais ne pas y rester… Ne pas avoir peur par exemple de produire des formes, même si on ne sait pas très bien de quelles formes il s’agit, même si l’on n’est pas habile pour le faire. Puisque de toutes façons il se fait que pour le moment on est vivant... il faut le faire et puis voir un peu ce que cela donne (…) Il (Hervé Thys) tente de nier les règles procédurales, ou de les refuser, parce qu’il suppose qu’il existe un principe vital plus fort, qu’il renonce d’ailleurs à définir, mais qui peut fonctionner à ce moment là dans les relations humaines." (T.D. p23)