Si l’expérience "Tohu-Bohu" suscite un intérêt assez unanime, la proposition que traduit le "Jeu des Parties et du Tout" - demander aux jeunes participants de l’atelier d’"écrire" sur une sorte de "proto-partition" ce qu’ils joueront ensuite - provoque des réactions beaucoup plus perplexes, voire négatives. Et corrélativement, c’est aussi la question de la signification conférée par chacun au "Tohu-bohu" qui rebondit. Participent à la discussion : Thierry De Smedt, Marc Hérouet, Hermann Sabbe, Isabelle Stengers, Daniel Stern, Hervé Thys.
"J’ai été parmi ceux qui ont invité Hervé à rentrer dans cette question de l’écriture parce que je la percevais comme faisant partie de la poursuite de cette initiation. Les enfants ayant fait l’expérience du magma, de l’informe et de l’appel immédiat à la construction qu’il provoque : surgissement de la parole, organisation de certaines formes d’associations, de dialogues ou de construction d’objets- comment peut-on introduire le même type d’expérience fondatrice avec le marquage d’un trait sur un support, trait servant de contrat, de projet, de lieu de négociation ? Il me semble que l’on ne peut pas nier que nous sommes dans des sociétés d’écriture, que nous avons été tout à fait structuré par l’émergence de l’écriture. Pour moi cela s’inscrit assez naturellement dans la continuité, mais je pense que cela ne devrait pas prendre la forme d’un programme... universellement applicable. Je pense que la bifurcation vers l’écriture a pris une importance considérable dans nos sociétés, mais elle ne met pas fin à tout. La donner en tant que bifurcation possible mais montrer que la liberté est de pouvoir à un moment donné dire je ne veux pas rentrer dans ce système là, c’est véritablement un enjeu de l’esthétique au sens le plus politique du terme. Donc, autant je crois que l’expérience initiale du Tohu-bohu s’impose un petit peu comme un big-bang intéressant pour commencer, autant je pense qu’il ne faut pas imaginer un enchaînement qui conduise nécessairement à l’écriture. Je pense que l’intérêt de la méthode serait qu’elle aurait un peu à l’image d’un arbre des points de bifurcation relativement nombreux... " (T.D. pp6-7)
La proposition "Jeu des Parties et du Tout" est encore en cours d’élaboration. Dans certains conservatoires, elle a été proposée à des élèves sans que ceux-ci aient connu le "Tohu-bohu", et nulle part elle n’a eu lieu sur plusieurs années. Hervé Thys envisage que, au cours du temps, les "partitions" offrent la possibilité à leurs utilisateurs d’indiquer leurs "intentions" de manière toujours plus détaillées, mais nul ne sait encore quelle réponse cette offre suscitera. C’est donc le projet même qui suscite réserves et discussions. La question centrale est celle de la normativité de l’écriture ou de la mise en code. Elle se prolonge dans deux directions distinctes. S’il est ainsi prolongé, le "Tohu-bohu" ne se réduit-il pas à devenir un premier temps pour une initiation à la musique, alors qu’il offrait des perspectives bien plus larges ? L’écrit est-il indispensable à l’aventure de la production sonore ?
Daniel Stern, qui s’intéresse au "Tohu-Bohu" pour ce qu’il donne à vivre aux enfants et à observer aux adultes, prend la première direction, il fait l’hypothèse d’une divergence entre ses intérêts et ceux d’Hervé Thys. "Pour moi, c’est une issue à côté. Quand j’ai vu la méthode Thys, je n’avais pas du tout en tête l’apprentissage ou l’appréciation de la musique. J’avais tout à fait autre chose en tête, qui était la socialisation des enfants dans des situations difficiles. (…) J’étais tellement impressionné par les possibilités d’ouvrir le champ d’intersubjectivité entre les enfants (D.S. (2) p3) Toute cette deuxième partie de la méthode, où c’est écrit, (…) je ne sais pas ce que cela ajoute, et j’ai presque l’impression que cela va défaire ce que Thys veut faire dans le Tohu-bohu. C’est comme un texte en quelle sorte, qui réintroduit quelque chose d’assez contraignant parce que maintenant il y a une bonne manière de suivre le texte écrit. Et cela me fait peur par rapport au but principal, cette liberté complète." (D.S. (2) p1)
Hermann Sabbe exprime, lui aussi, le regret que soit perdue la liberté du "Tohu-bohu", mais ses doutes renvoient d’autre part à la question du geste sonore : "Il y a, me semble-t-il, un retour à une certaine contrainte - ce qui ne doit pas être négligeable nécessairement - mais aussi un retour à une certaine spatialisation de la musique, c’est à dire que l’on fait entrer le sonore dans un certain espace, l’espace de la page où l’on inscrit. Même d’une manière tout à fait intuitive - on inscrit, on enferme la musique, on enferme le sonore, le développement temporel dans un cadre spatial... Là, j’ai des doutes, je ne suis pas certain que ce soit la voie à suivre. Il faut se poser la question : quels sont les rapports possibles entre un signe graphique et un geste sonore ? Est-ce que cela permet de poursuivre dans la voie de la liberté, la liberté responsabilisée bien sûr ? Est-ce vraiment la bonne voie à suivre ?" (H.S. pp1-2)
Hermann Sabbe et Marc Hérouet se réfèrent tous deux aux cultures de tradition orale. Ne démontrent-elles pas que le passage par l’écriture n’est pas nécessaire ? Pourquoi reconduire une singularité de la tradition musicale occidentale qui s’est toujours soldée par la séparation entre ceux qui savent et ceux qui ignorent, séparation étrangère à l’Afrique, par exemple ? "L’écriture n’est pas du tout indispensable à une culture complexe. Il y a de la complexité qui n’a pas pris le biais de l’écriture, qui s’est produite, j’allais dire de manière intuitive, mais ce n’est peut-être pas le mot exact parce que avant de pouvoir produire tous ces rythmes enchevêtrés il faut que l’ensemble des producteurs, disons l’ensemble de la tribu pour aller vite, ait un sentiment très profond d’une pulsation fondamentale. C’est certainement un acquis culturel, ce n’est pas une donnée biologique. Et c’est bien là la preuve que le complexe dont nous avons très souvent pensé qu’il devait passer par l’écrit, peut se produire à partir d’une expérience commune, une expérience collective basée sur le sonore seul." (H.S. pp4-5)
"Moi, je dirai simplement ceci, c’est que la musique occidentale avec sa tradition écrite aurait intérêt à se tourner plus profondément vers les transmissions orales. Il y a dans les transmissions orales une vertu qui est anéantie par l’obligation de l’écriture et de la lecture." (M.H. pp6-7)
Cependant, l’argument de la liberté, et celui de la vitalité des traditions orales ne convergent pas. Ce que reconnaît Hermann Sabbe : "Une tradition orale, une transmission uniquement par l’ouïe, par l’écoute, ne veut pas nécessairement dire grande liberté : il y a certaines traditions orales qui sont très rigoureusement codées. Où chaque membre d’une collectivité sait très bien ce que l’on attend de lui, ce qu’il peut produire, ce qu’il ne peut pas produire. Donc tradition orale n’équivaut pas nécessairement à une plus grande liberté. Je pense que dans une transmission écrite il peut y avoir justement beaucoup de latitude, beaucoup de liberté laissée aux musiciens. Et je pense que c’est peut-être dans ce sens là que l’approche Thys pourra être fructueuse, c’est à dire que, même au stade de l’écrit, elle laisserait subsister cet apport du stade Tohu-bohu de la liberté du premier stade. Le non-conditionnement du premier stade pourrait peut-être survivre dans un stade de l’écrit qui serait donc conçu d’une manière tout à fait différente de celle de notre manière traditionnelle. Donc là il faudra patienter, voir ce qui pourra se passer à l’avenir…" (H.S. (2) p5)
Pour Thierry De Smedt, la question se pose en termes éthiques, mais c’est la même tentation de jouir de la jouissance immédiate de l’enfant qu’il refuse. L’éthique propre au dispositif ne signifie pas "respecter" la liberté de l’enfant, elle n’est pas contradictoire avec la notion d’autorité. Elle tient aux effets de l’autorité, inséparable d’un dispositif : y a-t-il production d’êtres qui ne soient pas soumis aux références inculquées, et seulement capables de les imposer à d’autres, ou d’êtres capables de devenir eux-mêmes "auteurs" ? Et la réussite éthique serait qu’ils deviennent "auteurs" sur un mode qui, à son tour, n’appelle pas la soumission. "Parce qu’en fait le dispositif est au départ un acte d’autorité. D’abord, il a été imaginé, il a un auteur au sens littéraire, quoi qu’en dise Hervé. Ensuite, même si ce sont des enfants qui ont appris à Hervé comment faire, pour ceux qui s’y mettent, il est toujours préexistant. Et même si le regard du pédagogue ou l’éducateur est très interrogatif, essaie de comprendre et voudrait se nourrir de ce que les enfants font, il y a malgré tout quand même un acte d’autorité. Donc, soit il faut essayer de casser cet acte d’autorité, mais alors il faut renoncer au dispositif, soit il faut essayer de voir la question du rapport entre dispositif et éthique dans une perspective évolutive. Comment le dispositif peut-il engendrer autre chose que le perpétuel surgissement du nouveau, la fraîcheur de la naïveté etc (…) Si on s’en tient là, on pourrait dire qu’il y a quelque chose, à la limite, "d’asilaire", c’est la foire, c’est le carnaval, on a vécu très fort, on se sent mieux quand on sort, mais finalement cette expérience reste perpétuellement oubliée etc. Donc la question c’est comment ce dispositif, qui procède d’un acte d’autorité, peut-il permettre que les enfants acquièrent de l’autorité, c’est à dire deviennent eux-mêmes à leur tour auteurs de quelque chose (…). Dans notre tradition culturelle, c’est probablement l’écriture qui encore aujourd’hui est la technique d’autorité. (T.D. (2) p2) Je pense comme cela avoir mieux situé, et avoir moi-même essayé de comprendre, la continuité qui existait entre le Tohu-bohu et le Jeu des Parties et du Tout. Il est évident que la première partie du Jeu des Parties et du Tout consiste à écrire, à mettre un signe visuel sur la partition et la deuxième est la mise à l’épreuve de la qualité de cette écriture ou de son rapport à cette écriture, en essayant de produire quelque chose, de l’actualiser avec une valeur ajoutée, c’est à dire un apport interprétatif. Je ne me considère pas, si je joue la partition du Jeu des Parties et du Tout comme un ordinateur qui transforme fidèlement des instructions en productions sonores. Toute la question c’est justement l’interprétation : j’avais un projet et maintenant ce projet je le contemple en dehors de l’acte par lequel je l’ai écrit, je n’en vois que le résultat, c’est à dire sa mise sur le papier. Et cette mise sur le papier devient pour moi à nouveau un dispositif. On pourrait imaginer que si l’opération réussit en quelque sorte, si le dispositif du Jeu des Parties et du Tout est un bon dispositif, il confère aux adolescents, aux grands enfants qui le font une autorité. Donc en les introduisant à la manière dont dans nos sociétés certaines personnes pratiquent l’écriture, construisent des textes à partir de leur mise eux-mêmes dans un dispositif d’invention, création, écriture." (T.D. (2) pp4-5)
Au-delà de la question de principe, se pose également la question - encore obscure - de ce qui arrive aux enfants confrontés à la proposition "partition". La continuité de la situation par rapport au Tohu-bohu est double. D’une part, l’absence de consignes, quant à l’"écriture", et d’autre part, l’impossibilité évidente pour les enfants de "vraiment écrire" les sons qu’ils vont produire - de même qu’ils ne peuvent "vraiment jouer" des instruments avec lesquels ils produisent des sons. Ils sont donc dans une situation où l’idée qu’ils "interprètent ce qu’ils ont écrit" a quelque chose d’une fiction dans le cadre de la stricte maîtrise et de l’excellence "classiques" : je sais "vraiment jouer" parce que je peux obliger mes mains, mon corps et l’instrument dont je joue à produire des sons qui possèdent des qualités sonores bien définies, celles dont le compositeur m’a demandé, à l’aide de la partition, de les restituer le plus fidèlement possible…
Cependant, si on sort quelque peu de ce cadre et que l’on s’attache aux mouvements qui génèrent… des sons, aux intonations et inflexions de la subjectivité qui les forment, aux impressions qu’ils procurent etc. bref si on cesse de considérer ces partitions comme relevant du seul monde sonore et de la reproduction (suivant les quatre pauvres paramètres de la musique classique), mais qu’on les considère comme des matrices qui décrivent/génèrent plutôt une succession de gestes, de postures, d’affects, d’effets, de valeurs… peut-être là alors devrait-on dire que, d’une manière tout aussi non vérifiable, les enfants sont placés dans une position telle qu’"ils interprètent en effet ce qu’ils ont écrit" mais au sens où ce qu’ils ont écrit indique plutôt des "agencements performatifs". Bref on a un problème sur le "vraiment écrire". "Moi je suis très peu formé dans la musique – académiquement. Je ne peux pas composer quelque chose avec les notes, je suis peut-être comme un enfant, je ne sais pas. Mais je peux faire des dessins libres, des dessins de compositions que j’entends en moi. En fait ce n’est pas vraiment la musique que j’entends, c’est quelque chose de différent, ce sont les mouvements d’énergie, d’excitation, de tension… un tas de choses qui peuvent être sonores, qui peuvent être aussi une danse, qui peuvent être n’importe quoi. Dans ce sens là c’est mystérieux pour moi, qu’est-ce que c’est vraiment que la mise en code ?" (D.S. (2) p10)
Dans le dispositif "Jeu des Parties et du tout", nul ne demandera aux enfants comment ils codent, et leur "interprétation" échappe donc à toute possibilité d’évaluation. Pour l’observateur, la situation se présente comme une "boîte noire". Sauf dans les cas où l’intention des signes est transparente, il est incapable de "lire" ce qu’a écrit l’enfant, de contrôler la fidélité de ce qu’il fait avec ce qu’il avait prévu. Sauf, encore, dans les cas où l’enfant ayant été enregistré à plusieurs reprises "exécutant" la même partition, l’observateur peut voir apparaître à travers la répétition certaines "séquences récurrentes", que l’enfant semble reproduire d’un enregistrement à l’autre, des mixtes corporels, affectifs et sonores singuliers et identifiables en eux-mêmes. Ce qui surprend Hermann Sabbe : "Ce qui me frappe dans votre relation de l’événement c’est que vous parlez de paramètres musicaux qui ne sont pas ceux qui dominent la musique classique dans notre culture… vous parlez de volume du son, de timbre, de dynamique, de gestuelle. Ce sont des paramètres qui, par rapport à notre tradition classique, sont nouveaux. Qui sont devenus très importants dans certaines musiques nouvelles du vingtième siècle mais qui avant cela n’avaient pas voix au chapitre dans notre culture. J’admets parfaitement que ce soient des paramètres qui peuvent être aussi importants que nos paramètres classiques, mais si ce sont ces paramètres là qui sont les plus importants, qui déterminent vraiment le caractère musical, je serais étonné si les hauteurs et les durées que l’enfant utilise pour quand même réaliser cette gestuelle et ce dynamisme n’étaient pas très différentes. Et que donc pour notre oreille occidentale cela produirait à mon sens une chose quand même assez différente d’une fois à l’autre… Voilà j’explique pourquoi votre expérience m’étonne un peu : que cet enfant ait produit une chose qui soit tellement ressemblante d’une fois à l’autre…"(H.S. (2) p3)
En revanche, pour Daniel Stern, la question des ressemblances et des dissemblances se pose peu. Deux gestes que nous jugeons ressemblant peut, si l’on prend les moyens de véritablement les comparer, réserver des surprises. "Si tu fais une vidéo, un enregistrement d’un enfant qui est en train d’apprendre comment atteindre quelque chose : il le fait très différemment chaque fois, en fait. Et étant donné que chaque fois qu’il le fait c’est pour un but différent, c’est-à-dire les conditions locales sont si différentes, (…) en fait il n’y a jamais deux états qui sont les mêmes et l’idée d’un schéma généralisé chez Piaget d’une atteinte est fictive, cela n’existe pas. C’est quelque chose qui est mis en place chaque fois qu’on le fait et dans ce sens-là c’est une créativité continuelle. Et en fait la manière de le faire, et le geste final - parce que c’est vrai, il y a certain qui sont mieux - pour chaque enfant est différent. Je dis cela pour casser un petit peu l’idée de normativité – et même d’auto normativité - dans ces choses… (D.S. (2) pp5-6)
Pour Daniel Stern, le fait qu’il n’y ait pas deux gestes identiques ne signifie pas que l’enfant s’active sans la moindre contrainte. Il crée en rapport avec quelque chose. "Ce n’est pas un modèle - dans le sens où le modèle est assez généralisé et abstrait. Mais c’est un plan, c’est quelque comme une ligne directrice… parce que disons que si l’enfant fait (rythme – ta/ta/-/ta), et puis pour lui c’est faux ou ce n’est pas ce qu’il a voulu. Il a voulu vraiment faire (rythme – ta/ta/ta/-/ta/ta), il est en train de mesurer sa performance contre quelque chose d’interne, et même s’il ne sait pas qu’il veut faire cela (rythme – ta/ta/ta/-/ta/ta), il sait quand il fait (rythme – ta/ta/-/ta), que cela ne s’ajuste pas à quelque chose qu’il avait en tête. Dans ce sens-là il travaille toujours avec un modèle, pas vraiment un modèle mais avec un plan… On pourrait presque dire avec une idée… Une idée, oui mais une idée qui dit qu’est-ce qui est bon et mauvais, par rapport à mon style, qu’est-ce qui est une bonne représentation de mon style ? (D.S. (2) p16) Mais cette écriture cela ajoute une forme de normativité… individuelle. (…) Ce que j’imagine avec l’écriture c’est que au moment de la création de la pièce, l’enfant est dans un état - et je dis état dans le sens le plus complexe du mot avec certains backgrounds, feelings, positionnements, etc. - et puis c’est écrit, mais lorsqu’il revient à l’écriture, il est dans un autre état. (…) Cela veut dire qu’il faut récupérer quelque chose qui n’est plus là, qui n’est plus lui, c’est une autre chose que lui, même si c’est lui qui l’a fait. Dans ce sens-là il y a la même contrainte et distorsion qu’on a avec la vraie musique, cette notation… je ne veux pas dire cela comme critique, mais comme problématique dans cette situation…" (D.S. (2) p6)
Mais c’est précisément le fait que l’enfant ait un problème, ou plus précisément, qu’il puisse être habité par un problème - car l’adulte n’est pas en position d’obliger l’enfant à subir la distorsion, à tenter de réaliser ce qu’il avait projeté - qui intéresse Isabelle Stengers. Et également : l’impossibilité pour les adultes de vérifier le fait que se produit effectivement pour un enfant ce que vise le dispositif, le fait que l’enfant puisse impunément bluffer ou être plus ou moins "mordu" par la proposition, et cela à chaque fois, et en voyant d’autres enfants qui sont dans la même situation. "Le "jeu de la partie et du tout" est une expérimentation qui a besoin de beaucoup plus de temps pour voir si elle mène à quelque chose que l’on pourrait dire être une réussite. Mais si jamais cela réussit, c’est important : si jamais on se rend compte que cela peut faire une différence pour ces enfants d’avoir cette possibilité d’écrire, de prévoir, de faire un contraste entre ce qu’ils prévoyaient et ce qu’ils font, bref, de créer un problème sans normes, sans que l’écriture soit quelque chose d’étranger à ce qu’ils faisaient avant... Cela ne voudra pas dire que l’on aura inventé un nouveau type d’écriture musicale, puisque chacun produit sa propre écriture ce n’est pas une écriture... mais cela aura créé un type d’anticipation/contraste qui est l’une des possibilités de l’écriture. On croit que l’on va faire quelque chose, on s’imagine et puis on fait autre chose, et puis on se demande... Mais pour cela il faut que les enfants s’y intéressent. Est-ce qu’ils vont s’y intéresser ? Cela c’est le suspens, on ne sait pas. Pour moi, ce qui compte est donc plutôt la tension, le type d’intensité, c’est-à-dire le type de mise en problème que leur pose ce qu’ils ont écrit. Cela leur appartient, on ne peut pas venir, entrer et dire l’écriture a évolué etc. La seule chose que l’on puisse voir et que les images peuvent montrer c’est qu’effectivement il y a une évolution du type de regards, du type d’intensité qui se dégage et qui fait réussite et qui veut dire que d’une manière ou d’une autre le fait d’avoir dessiné, le fait d’avoir écrit la partition est entré dans l’expérience du présent avec l’instrument. Ce qui veut dire que quelque chose comme le problème du rapport entre le présent de l’exécution, le passé, qui redevient présent, de l’imagination de ce que serait la chose produite, peut se vivre... pas du tout se formaliser mais se vivre comme tel." (I.S. pp2-3)
"On vit l’abîme... Et cet abîme me semble être bien senti par les enfants qui essaient d’associer leur projet avec la réalisation. C’est comme si ils devaient mettre ensemble des choses, l’effort physique et moral est tel... c’est à se demander si on peut se permettre cela avec des enfants, de leur demander de mettre une telle charge (…) Et ils le font, ils le font. Et je pense qu’à partir du moment où ils le font sans être jugés, sous forme d’un jeu, cela ne peut que leur amener une certaine forme d’expérience d’un quelque chose qu’ils rencontreront par après autrement." (H.T. p41)
D’ores et déjà, il est possible de constater qu’un aspect du dispositif, un peu inattendu, domine la situation et est une source de tension très prégnante pour les enfants. Hervé Thys a fait fabriquer un mécanisme d’horlogerie entraînant une aiguille qui se déplace régulièrement à travers la partition : son mouvement, qui transforme effectivement l’espace en espace-temps et constitue une norme sourde et aveugle à ce qui se passe, a une importance qu’il ne cesse de découvrir lui-même. Il n’est pas certain que cette importance doive se dire en termes "dramatiques" (finitude, fatalité, règle inexorable du temps), il est possible qu’elle constitue simplement pour les enfants un problème inattendu, non anticipé et jamais rencontré jusque là. En tout état de cause, le fait que, pour certains, l’aiguille en mouvement semble prendre le pas sur le rapport à la partition est un exemple du type de situation à partir de laquelle Hervé Thys peut dire qu’il n’a rien inventé, que ce sont les enfants, le terrain, qui sont les véritables auteurs des dispositifs qu’il propose. Supprimer l’aiguille ? Ne pas la mettre en mouvement tout de suite ? La proposer de temps en temps ? Laisser le choix aux enfants ?
L’aiguille inventée par Thys évoque certainement le métronome qui hante les académies : la loi du temps fait partie de ce qui contraint l’interprétation musicale au sens classique. Mais dans la mesure où le dispositif n’a pas du tout pour son "auteur" la finalité de constituer un chemin alternatif, "libéral", vers la lecture de "vraies" partitions, l’aiguille, comme tout le reste, se pliera à ce sont il s’agit de susciter la rencontre. "J’attache une énorme importance au mot interpréter et à l’acte d’interpréter - je pense que cette relation d’interprétation incessante que William James décrit - on interprète tout, les événements, soi-même, les autres - est la richesse de la différence de l’espèce. Au sens traditionnel du terme, vous avez un Grumiaux qui a travaillé incessamment, pendant des années, pour arriver à reproduire exactement la chose telle qu’il estime que le compositeur en a fait un objet fixe, et qui, au moment de l’interprétation, improvise... parce qu’il ne peut pas faire autrement. Il n’y a que le disque qui peut répéter le même. Donc l’interprétation est une forme d’improvisation, mais simplement elle est devenue dans la tradition presque fermée." (H.T. p53)
Pour Hervé Thys, ce n’est pas la tradition musicale qu’il s’agit de rencontrer, et l’exemple d’Arthur Grumiaux est à la fois un sommet et une impasse : nec plus ultra. Non seulement on n’ira pas au-delà, mais l’époque a irrévocablement changé, il ne s’agit pas d’essayer de "faire comme", aussi bien ou presque. Il ne s’agit pas d’engager les enfants dans ce qui est pour lui, aujourd’hui, une glorieuse impasse. Et donc le "Jeu des Parties et du Tout" n’a pas pour ambition d’inscrire les enfants dans la tradition musicale classique, mais d’échapper à l’alternative entre l’appartenance à cette tradition et un joyeux spontanéisme, l’utopie, qui ne le séduit pas du tout, d’un monde sans écriture et sans projet. De fait, Hervé Thys comprend mal que l’on puisse envisager de s’en tenir au Tohu-bohu. "Alors, ma surprise tient peut-être à ce que certaines personnes ont presque des réserves quant à la suite. Et j’essaie de comprendre si ces réserves il faut les prendre en compte, ou si elles proviennent d’une sorte de joie à découvrir que le Tohu-bohu peut exister, et s’il n’y a pas une certaine "utopie bon sauvage", quelque chose qui pourrait faire qu’on pourrait être humain à l’âge de six, huit, dix ans sans passer par l’écriture, ou plutôt sans passer par le signe. Au départ il y avait deux idées de base. D’abord, qu’est-ce que des êtres humains peuvent produire comme organisation sonore à partir du moment où ils n’ont pas reçu l’éducation, et où ils n’ont reçu aucun héritage, puisque les instruments qui sont à leur disposition ne permettent pas, même s’ils ont un héritage culturel, de nous le montrer ? Deuxièmement c’était de mettre l’enfant dans des conditions dans lesquelles le "parlé" était évacué. Les mots étaient évacués parce que les instruments étaient trop présents pour laisser encore place aux mots en tant que prise de position vis-à-vis de l’autre, ou questionnement de l’autre - qui es-tu, donc qui suis-je par rapport à toi. Donc c’était au niveau de la suppression du verbal que j’espérais que les gens en présence allaient se ressentir, se sentir, sans pouvoir se hiérarchiser en disant : il a bien répondu, il n’a pas bien répondu. Mais je n’ai jamais imaginé une seconde qu’il fallait exclure le signe ou qu’il fallait exclure le signe en tant qu’écrit. Pas l’écriture verbale bien entendu parce que sinon on recommençait à dire tu es méchant ou je t’aime, je te déteste, mais le signe en tant que propriété de l’être humain qui a dépassé les animaux qui signent leurs territoires avec leur urine. Donc il me semblait que le Tohu-bohu ne pouvait pas se poursuivre raisonnablement à dix, onze ans parce que ces enfants évoluaient dans leur regard sur la société et qu’à ce moment là le signe était indispensable. Alors que le plaisir musical était dans l’improvisation immédiate, était dans la relation immédiate entre un instrument et l’enfant qui le jouait - ou l’instrument qui jouait l’enfant -, la partition, le Jeu des Parties et du Tout mettent l’enfant dans une relation humaine normale qui de faire un projet, donc de reculer son plaisir ou notre plaisir par une sorte d’imagination concrétisée par un signe ou par un temps de la partition sans instrument - ce que l’on est bien obligé d’appeler composer à partir du moment où il s’agit de musique. " (H.T. (2) p1)
La question serait donc quasi-anthropologique. Il s’agirait d’une rencontre avec la puissance du signe, de ce qui nous fait faire, dégagée du rapport de vérification extérieure - as-tu bien obéi à ce que le signe avait pour signification de te faire faire ? - qui vient, en contexte scolaire, redoubler cette rencontre. Et c’est dans le même sens qu’Isabelle Stengers est tentée de voir dans la réussite que recherche le dispositif partition une forme de prolongement d’une expérience infantile vitale, dont témoigne Daniel Stern. "Il y a l’expérience d’une petite fille qui était très précoce, il faut le dire, parce qu’à ce moment elle avait 21 mois mais elle avait déjà commencé à dire des histoires de sa propre vie, de ce qu’elle avait fait dans la journée... C’était l’heure d’aller au lit, le père venait, il disait les choses que l’on dit à ce moment, et puis, après qu’il soit parti, elle commençait ses monologues. Elle était peut-être encore avec lui, il était comme l’adulte qui encadre cette situation, elle était en train d’improviser avec lui le sens de sa journée. Elle savait d’une certaine manière ce qu’elle avait expérimenté mais elle ne savait pas comment le mettre en mots. On l’a suivie pendant toute une année, on a tous les enregistrements, c’était fascinant. Elle disait des choses comme "aujourd’hui Amélie - son nom est Amélie - est allée chez tante A., non, non, Joey était là et il est venu avec Amélie, non, peut-être que Joey était déjà chez tante A. et je suis allée avec... non"... etc., elle bricolait pour arriver à la narration qui lui plaise le plus. Est-ce que cette narration était celle qui était la plus vraie par rapport à ce qui était arrivé ? Je ne peux pas le dire. En général, on a l’impression que c’est vrai, qu’il y a quelque chose d’interne qui veut être mis en forme avec une certaine similitude. Même si ce n’était pas complètement la vérité au moins il y a une "vérisimilitude" et une cohérence. De voir ce bricolage improvisé qui teste toutes les possibilités de mettre ensemble l’histoire officielle de tout ce que tu as fait durant la journée, c’est incroyable." (D.S. p8)
"Dans l’histoire que raconte Stern, on voit la petite fille faire des variations, on ne sait pas exactement ce qu’elle vit pendant ces variations. Ce que l’on constate c’est la mise en variation. La mise en variation intense, le fait que la mise en variation produite a du sens. Et on ne peut pas entrer dans la question : quel est ce sens ? On peut simplement se dire c’est en train de se produire et c’est important que quelque chose qui a été vécu et éventuellement quelque chose qui va être vécu soit plongé dans un possible de variantes et que ce possible se mette à compter en même temps que ce qui s’est produit. C’est au fond, le redoublement de ce qui se fait par du possible, c’est la plongée de l’expérience dans le possible". (I.S. p4) Et si cette possibilité de se dire "et je ferai" et de le faire, ou bien cette possibilité de se raconter ce que l’on a fait et de tester ce que l’on fait par rapport à ce que l’on voulait faire ne mettaient pas tellement l’écriture en jeu, mais bien la conscience elle-même ? Ne serait-ce pas la conscience qui naît dans la possibilité de se raconter ce que l’on va faire ou ce que l’on a fait ?
Cependant, Daniel Stern lui-même souligne à quel point la situation est différente. Car dans ce que propose le dispositif partition "…il y a une double tâche : premièrement c’est la tâche de mettre en code visuel quelque chose qui était à la fois sonore et expérimenté, corporel, sensoriel. Et la deuxième tâche, c’est d’aller dans l’autre sens, oui ? Ok. Cette histoire avec Amélie, cela c’est la première direction, cela veut dire d’aller d’une expérience vécue déjà habitée et de la mettre en code, les mots. Et elle n’est jamais forcée d’aller dans l’autre sens… qui est absolument bizarre pour nous, on ne le fait pas. Je ne dis pas que ce n’est pas superbe de le faire, et peut-être c’est cela qui est extraordinaire… (D.S. (2) p7) …je me dis : en quelle situation humaine est-ce qu’on fait cela normalement ? " (D.S. (2) p9)
Et, c’est assez curieux, l’exemple de "situation humaine" où l’on fait effectivement cela que donnent alors Daniel Stern et Isabelle Stengers, renvoie à leur propre pratique et à celle de tous ceux qui, à partir de notes, font un cours ou un exposé "C’est un bon exemple parce qu’en fait dans ces situations on fait une lecture de nous-mêmes. Mais la partie qui rend cela créatif, c’est exactement les variations inattendues de cette deuxième version. Et en fait je sais que c’est une des grandes raisons de donner une conférence : de découvrir ce que tu as voulu dire… Mais cela veut dire que c’est peut-être là qu’il y a l’aspect créateur de cette deuxième phase. Je ne sais pas si Thys dit cela ? Parce que si c’est juste la reproduction de ce que les enfants ont noté, on n’a pas avancé par rapport à l’académique." (D.S. (2) p9)
C’est peut-être la singularité du "Jeu des Parties et du Tout" que de proposer aux enfants une activité que les adultes, et encore pas tous, ne peuvent apprécier qu’à partir des exemples les plus "vivants" de leur vie, là où le rapport entre projet et production passe par l’indétermination, où le projet qu’ils fabriquent a pour fonction de les rendre capables d’une "improvisation". Et peut-être est-ce ainsi que le dispositif s’inscrit dans la tradition musicale. Alors que l’impossibilité de distinguer entre interprétation et improvisation était réservée aux "très grands", comme Arthur Grumiaux, elle constitue l’enjeu de la "rencontre avec les signes" que propose le "Jeu des Parties et du Tout".