Un petit groupe d’enfants pénètre dans un lieu clôturé par des chaises, à l’intérieur de l’espace ainsi délimité sont disposés un grand nombre d’instruments de musique. De "vrais instruments", renvoyant au répertoire de la musique classique. Parfois quelques autres instruments plus "contemporains" sont également proposés aux enfants (micros, synthétiseurs, systèmes d’amplification, etc.).
Lors de leur première visite, un énoncé accueille les enfants : "Vous êtes chez vous, faites ce que vous voulez…" Ensuite, l’accueillant (nommé "régisseur") qui a prononcé ces paroles de la manière la plus ouverte et neutre possible, se retire du cercle et rejoint les autres adultes (accompagnants, professeurs) qui se tiennent un peu à l’écart, derrière des tables, hors du cercle. Souvent l’un de ceux-ci est muni d’une caméra et filme l’ensemble de la séance et des interactions.
De temps en temps, une lumière rouge s’allume… c’est le moment d’un "solo" : un enfant tiré au sort choisit un instrument et face au micro en joue à sa guise, il peut éventuellement décider de se faire "accompagner" par d’autres enfants qu’il désigne. Pendant ce solo, les autres enfants peuvent faire ce qu’ils veulent, bouger, danser, écouter… mais toujours sans faire de bruit. Et ce pendant trois minutes, jusqu’à ce que la lumière verte se rallume et que le cours normal de la séance reprenne.
Ce qui arrive lorsqu’un groupe d’enfants et un ensemble d’instruments sont mis en présence, sous l’œil d’adultes attentifs et silencieux, et cela sans consignes ni commentaires ni évaluation, est ici nommé "Tohu-Bohu".
Et c’est leur expérience du Tohu-Bohu (directe ou par l’intermédiaire des images filmées) que Thierry De Smedt, Marc Hérouet , Isabelle Stengers, Daniel Stern et Hervé Thys discutent ici.
Les enfants peuvent-ils se sentir "chez eux" sous l’œil des adultes ? Pas tout de suite, certainement, et le contraste est souvent frappant entre la première séance, ou le début de la première séance, et ce qui suivra. "L’une des choses qui m’a intéressée dès le départ c’est la différence entre les images montrant les enfants la première fois et par la suite. Ils sont d’abord tout gênés, se demandant ce qu’ils peuvent faire, parfois ne bougeant pas, produisant des signes souvent caricaturaux - par exemple, lorsque le premier fait un son, les autres se bouchent les oreilles de la manière la plus visible et regardent les adultes comme pour les prendre à témoin. Les mêmes enfants, par la suite, semblent effectivement chez eux, comme s’ils avaient accepté que la consigne qui leur était adressée n’était pas du bidon, que les adultes n’allaient pas tout d’un coup intervenir pour tout de même commenter, pour tout de même évaluer, pour tout de même faire des différences." (I.S. p1).
Le fait empirique, à constater, est que les enfants semblent accepter l’offre qui leur est faite, la présence des adultes, l’absence de toute consigne, la mise aux prises avec des instruments qui exigent, normalement, un savoir faire qu’ils ne possèdent pas du tout, et que ce qui se produit alors, loin d’être n’importe quoi, situe activement les adultes qui assistent à la scène, et les fait penser. "C’est passionnant de suivre toutes les fluctuations, cela commence doucement, cela monte, cela monte, cela gonfle puis cela redescend, cela se relance à gauche puis à droite, un petit silence s’installe ensuite et puis cela se relance en masse... Et dire que c’est le chaos comme le mot Tohu-bohu le suggère, c’est faux. Ou alors on dit que le chaos n’existe pas, qu’il y a toujours organisation quelque part. Mais pour moi, il y a des interactions presque constantes entre les enfants et il y a des éléments sonores qui nous échappent à première vue, à première écoute." (M.H. p2)
De fait, "chaos" peut vouloir dire "arbitraire", "n’importe quoi", voire violence, destruction, mais aussi multiplicité connectée de processus sensibles les uns aux autres, se répercutant, s’entrelaçant, s’entre-transformant les uns les autres. Non pas l’impossibilité de décrire parce qu’il n’y a rien à décrire, mais plutôt parce qu’il y a trop, parce que, avant que cela se passe, nul ne sait ce qui va compter, faire une différence : un geste, un son, une réponse, un refus… Pour Daniel Stern, la situation en évoque bien d’autres, celle des jeux entre la mère/père et l’enfant ou celle d’une psychothérapie…"Même si il y a une connexion entre une chose et l’autre, on ne sait pas où on va. Ce qui se passe c’est que tout à coup, sans que l’on puisse prévoir, il y a quelque chose d’important qui arrive, et on réalise que l’on est dans un autre état, potentiellement. Et le plus important c’est de reconnaître qu’il y a là quelque chose de prometteur, comme un moment propice pour quelque chose d’inattendu. C’est comme le "kaïros" en grec, cela veut dire qu’il faut agir et si on n’agit pas on a perdu quelque chose. Ces moments sont toujours imprévisibles, des moments de décisions, les moments où une étape nouvelle se forme ou est proche de se former… Ce moment où un enfant se joint à un autre, ou fait quelque chose de complémentaire, et l’autre enfant... C’est à ce moment là où il y a une nouvelle structuration qui émerge... pour un moment, etc." (D.S. p15)
Les enfants bougent, dansent, courent, …. et produisent des sons. Et les sons ont cette singularité de produire des connexions sans rivalité. Parler à quelqu’un c’est ne pas parler à quelqu’un d’autre, souffler dans une trompette en situation de Tohu-bohu, ce n’est pas demander l’attention générale, c’est ne pas être en manque si personne n’écoute, mais c’est, qu’on le veuille ou non, créer un possible auquel d’autres répondront éventuellement à leur manière. "Le son fait un lien mais un lien qui n’est pas sous le signe de la rareté. Les paroles s’entre-encombrent, il faut essayer de faire silence quand un autre parle, tandis qu’ajouter un son à un autre son, c’est accompagner ce son, c’est célébrer ce son. Ce que les enfants découvrent, me semble-t-il est cette possibilité de s’expérimenter les uns les autres sans que l’autre vous gêne, mais en pouvant lui donner quelque chose, en lui produisant une réponse ou un accompagnement ou une écoute ou simplement le regarder faire etc., une expérience de mise ensemble sans rareté." (I.S. p8)
Le son est également, lorsqu’il est produit par l’intermédiaire d’un instrument qu’on ne "sait" pas utiliser, et dont on sait qu’on n’est pas censé le savoir, quelque chose qui déborde les intentions et les projets. "Dans ce que l’on appelle le Tohu-bohu, je crois que l’on ne peut pas parler, même entre guillemets, d’improvisation ou de mise en forme de la matière sonore. La matière sonore se donne à l’enfant à travers des instruments qu’il n’a jamais mis en marche, elle est tellement retentissante en elle-même, elle a tellement de sens au niveau de la sensation qu’elle va contribuer à faire perdre le recul de l’enfant vis-à-vis de la situation. Je crois que l’on a perdu l’idée de ce qu’apporte la richesse des timbres différents. Je vois des enfants qui au bout de la troisième séance se mettent à jouer de la trompette, du saxophone, du trombone à coulisse, ils sont pris par le son avec une sorte de joie... Donc les différentes sonorités qui sont mises en marche par le micro et par la diversité des instruments, impliquent également une sorte de mise en marche de ce Tohu-bohu qui ne permet pas une mise en forme consciente." (H.T. p17)
Et c’est ce qui permet également que les enfants, alors qu’ils se savent observés, donnent à voir d’eux-mêmes quelque chose que Daniel Stern appelle un "pattern" ou un "style". "Le style interne, cela a certainement une partie innée et une partie enculturée… c’est la forme et le répertoire des affects de vitalité qui t’habitent, qui habitent en toi et qui sont tellement caractéristiques. Ta manière maintenant de bouger ton pied, ce n’est qu’à toi, c’est un élément du style… Même si quelqu’un fait le même rythme, la phase d’accélération va être très différente, l’attaque - comme on dit en musique - du mouvement sera très différente. Nous devenons incroyablement sensibles à cela chez les autres qui sont les intimes et c’est comme cela qu’on sait toutes ces petites choses…. Et c’est cela que l’on voit aussi pendant que les enfants jouent… (D.S. (2) p14). Toute ma manière de penser et de chercher tourne autour de la capacité de reconnaître les "patterns", les structurations : c’est la prise que j’ai sur les choses. Alors ce qui me fascine dans le Tohu-bohu, c’est de voir tout à coup l’apparition d’une structuration, même si c’est très transitoire. Comment est-ce que cette structuration se socialise dans cette situation ? Tu sais quand j’ai commencé à regarder les relations mère-enfant, j’avais une sorte de chaos devant moi, il y a très peu de choses qui sont structurées, et mon but, mais c’est aussi ce que l’on fait en fait tous tout le temps, c’est d’identifier les structurations. C’est ce que doit faire l’enfant pour faire sens avec le monde, inconsciemment, intuitivement, pour produire les catégorisations : qu’est-ce qu’une répétition, une structuration, une variation sur une structuration ? Dans le cas du Tohu-bohu, c’est simplement plus évident... (D.S. p14) Il faut dire qu’au niveau mental, le style précède le modèle. C’est une des raisons d’être du Tohu-bohu, que le style est déjà là… sans maîtrise et sans modèle." (D.S. (2) p15)
Le Tohu-bohu n’est pas, pas plus que la salle de cours ou la cours de récréation, un lieu neutre. Même s’ils y font "ce qu’ils veulent", les enfants savent que des adultes les ont amenés là, ont disposé ces instruments, sont là et les regardent. Ils n’ont ni modèle de conduite, ni possibilité de maîtrise sur les instruments, mais ils sont bel et bien confrontés avec un "dispositif", un agencement d’espace, de temps, d’instruments, d’humains, qui induit ou catalyse ce qui se produit. "Le Tohu-bohu se fait dans un espace dans lequel l’adulte, appelons-le comme cela, a disposé ce que la société avait produit de plus raffiné comme moyens associatifs musicaux. C’est-à-dire qu’il est déjà balisé, il y a déjà une suggestion. Il y a là des instruments que des gens ont passé une vie à travailler, à modifier. Dans cet espace potentiel ouvert, il y a comme des monuments. Dans les cours de récréation, l’espace est affreusement vide, c’est le moment de se défouler. Il n’y a rien... pas de sculptures, pas d’objets qui pourraient leur figurer que l’on est dans une société qui a produit un héritage très fort." (T.D. p5). Un héritage qui se trouve, d’autre part, "déplacé", proposé dans des conditions inusitées. "Ce qui est remarquable chaque fois que j’ai assisté à cela, c’est qu’il y a un tabou qui disparaît chez les enfants : le tabou par rapport aux instruments traditionnels. C’est pour cela que c’est terriblement important que chaque enfant passe par cette expérience. Pourquoi ? Mais parce que qu’est-ce que l’on apprend aux enfants ? A respecter des instruments pour des raisons qui ne sont pas bonnes. (M.H. p1) Il y a un refus viscéral de la part des musiciens professionnels, des professeurs d’académie ou de conservatoire à laisser des enfants tapoter, souffler... à jouer sauvagement sur des instruments ! Qu’ils considèrent un peu comme de leur patrimoine et qui, pour être approchés nécessite de longues études et un respect outrancier." (M.H. p4)
Le dispositif rompt un tabou, mais son message n’est pas "iconoclaste", au sens où la rupture serait une fin en soi. Cela se manifeste clairement dans la manière dont les instruments sont disposés. Dans le "chez vous" qui peut tout aussi bien signifier "ces instruments sont ceux de l’histoire culturelle dont vous héritez". Mais en quoi consiste le message, que prescrit-il de faire avec cet héritage ? Le dispositif est muet à ce sujet. Les adultes qui regardent peuvent même ne pas être d’accord à cet égard, quelle que soit leur opinion, elle n’a pas les moyens de faire une différence. Ils sont situés par la scène qu’ils contribuent à situer. "La présence des adultes, leur attention, leur abstention et le fait que cette abstention semble ne pas être un manque mais faire partie de manière positive du dispositif, transmet quelque chose, qui je crois est important. Le message transmis à la cour de récréation c’est : "c’est pas important, détendez-vous, vous pouvez enfin faire ce que vous voulez". Or ici il y a un message qui semble dire : "nous sommes là, et donc ce que vous faites n’est pas n’importe quoi, c’est important pour nous/vous". C’est un message énigmatique, les enfants sont plongés dans l’énigme - et on aurait pu se dire "cela ratera", le fait est que cela ne rate pas - c’est que cette énigme n’a pas l’air, après le premier temps, de les obséder. Ils semblent accepter que en quoi c’est important n’a pas à avoir de réponse. Le fait que c’est important est ce qui fait cadre. Et c’est assez intéressant que justement il y ait un cadre, c’est à dire que Thys ait découvert la nécessité de fermer la scène, de fermer l’arène par des chaises. On peut bousculer les chaises : ils peuvent sortir ; ils ne sortent pas. Je crois que le fait qu’ils ne sont pas là pour faire n’importe quoi alors que ce qu’ils font n’a pas de normes extérieures, crée quelque chose d’assez inédit... " (I.S. p6)
L’une des dimensions de cet inédit est l’absence relative de violence, entre enfants ou contre les instruments, qui peuvent être maltraités mais très rarement brisés. La consigne de non-intervention a pour seule limite le danger physique réel qu’un enfant pourrait faire courir à un autre, et il est tout à fait exceptionnel que cette limite soit atteinte. Ce n’est pas que la situation soit idyllique, mais Daniel Stern associe ce que le Tohu-bohu donne à observer avec ce qu’il a appris en observant les interactions improvisées (non régies par une finalité explicite) entre mère/père et enfant, qui ne sont pas, elles non plus, mises sous le signe d’une harmonie préétablie. "Il y a deux choses qui se passent à la fois : il y a la progression de l’improvisation vers quelque chose que l’on ne connaît pas et puis il y a un déraillement de ce processus. A ce moment, il y a autre chose qui s’instaure, qui est un processus de réparation de ce déraillement pour retrouver soit la même piste soit une autre piste. Dans ce sens là, il n’y a pas pour moi d’erreurs, il y a simplement d’autres pistes qui sont suivies. Quand je parle au niveau clinique, une des choses les plus importantes c’est de voir si la mère et l’enfant ont des répertoires fonctionnels pour réparer les "déraillements" du processus d’improvisation. Parce que c’est archi-rare que tu aies une improvisation qui va jusqu’au bout et où tout le monde est content. Cela n’arrive pas, et cela n’arrive pas pour des raisons assez spécifiques en fait : par exemple pour les jeux où l’enfant a un niveau d’excitation, de joie le plus haut que possible, il est inévitable, quand la mère veuille pousser l’enfant toujours plus haut, qu’elle dépasse les limites de l’enfant, qui va se détourner... Il faut qu’il y ait réparation, qui est une autre improvisation délicate... La vérification est une chose très complexe, elle n’est pas faite de manière ouverte ou "méta", mais par la fonctionnalité sentie de ce que l’on fait ensemble, si je peux le dire ainsi." (D.S. pp15-16)
Que l’opposition violence/non-violence ou respect de l’autre/abus de l’autre soit trop simple et caricaturale, que les enfants ne cessent d’explorer une gamme de possibles que le dispositif permet de ne pas figer, est également ce dont les épisodes "solo" permettent aux adultes de faire l’expérience. Dans ce cas, la seule consigne est de ne pas faire de bruit pendant trois minutes, et elle semble acceptée par les enfants. Mais il arrive qu’ils fassent plus que l’accepter. Percevant peut-être quelque chose - le fait que l’enfant qui joue vit une expérience intense ? - ils écoutent/regardent/dévisagent comme s’ils étaient pris par l’événement. Comme le sont, d’ailleurs, les adultes... "Quand il y a des solos dans le système Thys, j’ai toujours été fasciné par le fait qu’il y a des enfants qui manifestent ce que je peux appeler un style. Et j’ai l’impression que ce style correspond à un certain dessin intérieur de chaque enfant, une forme, soit temporelle, soit autre, quelque chose qui en fait n’est pas dicible, que l’on ne peut pas mettre en mots. Et la transposition de l’intérieur à l’extérieur, la transformation un peu mystérieuse de ce sens intérieur d’un dessin, d’une temporalité, d’une forme, d’un je ne sais pas quoi, me fascine. Bien sûr ce n’est pas la même chose que ce que l’on a senti à l’intérieur mais c’est suffisamment bien - et c’est effectivement l’acte de création. Et je trouve que ce n’est pas quelque chose que l’on peut souvent observer chez les gens, sauf peut-être si on peut faire un examen incroyablement détaillé, et extrêmement difficile à obtenir, chez un "vrai artiste". Dans le solo, on peut le voir." (D.S. p1) "Et je crois que les autres enfants sont aussi sensibles à cette différence entre prendre son temps (on a trois minutes, on occupe les trois minutes) et le fait que tout à coup le temps est habité, au sens où quelque chose est engagé, un événement a lieu.(...) Je crois qu’un pur Tohu-bohu sans le moment de risque individuel, encore une fois sans jugement, sans évaluation extérieure, ce ne serait pas la même chose." (I.S. p7)