Méthode Thys

Note sur la spécificité de l’application de la méthode Thys dans l’enseignement spécial

Le fait de pratiquer la méthode Thys, en parallèle, avec des enfants normaux et des enfants fortement handicapés et ce, depuis plusieurs années, renforce de jour en jour ma conviction de la portée réellement psycho-thérapeutique de cette méthode. Cette expérience toute particulière m’a également permis de mettre en évidence un certain nombre de points capitaux qui justifient pleinement l’intérêt de son application aux enfants handicapés.

Il n’est pas inutile de rappeler dans un premier temps trois règles fondamentales qui sous-tendent la méthode Thys. La première consiste à mettre à la disposition de tous les enfants qui participent à ces ateliers un éventail d’instruments de musique le plus large possible mais surtout le plus "vrai" possible, en ce sens que tous les instruments choisis à leur intention sont de réels instruments de musique, qui font partie du monde des adultes. Il s’agit donc de proposer à l’enfant un monde réel et non un monde tronqué. Et c’est ainsi que des instruments contemporains, plus ou moins dépouillés et amplifiés ont été ajoutés à l’environnement sonore des enfants profondément handicapés (infirmes moteurs-cérébraux) pour leur permettre d’accéder à l’univers sonore par des moyens qui n’entravent en rien leur autonomie d’action.
La second règle fondamentale consiste dans l’obligation pour l’adulte d’utiliser au maximum le langage non verbal avec l’enfant et de s’abstenir de tout renforcement positif ou négatif durant les séances.
L’enfant pourra donc de cette façon jouir pleinement d’une liberté totale d’action, sans la moindre sanction ni la moindre instruction de la part de l’adulte.
La troisième règle, sans nul doute la plus importante, permet de structurer la séance, c’est la règle du silence ou "règle des trois minutes". En effet, après une période de jeu libre, appelée "tohu-bohu", le silence absolu est imposé par le biais d’un signal visuel qui annonce une période d’enregistrements, de calme, de respect et d’écoute mutuels. C’est à partir de cet instant que l’enfant qui désire être enregistré à l’instrument de son choix, dispose de 3 minutes pour se présenter au micro et s’exprimer. Un atelier d’une heure est donc perpétuellement entrecoupé de temps de silence total pour les enregistrements individuels ou de groupes.
J’envisagerai maintenant la façon très particulière dont ces trois règles sont traitées par les enfants handicapés. J’ai souligné plus haut l’importance d’offrir à l’enfant un monde d’objets réels qui lui permettent d’accéder au monde auquel il désire profondément appartenir. Si cette idée est respectée pour les enfants normaux, leur donnant ainsi la possibilité de participer au monde réel de la musique et de la culture et en même temps d’opérer déjà un choix pour l’avenir, on peut comprendre que pour un enfant handicapé, la possibilité d’appartenir concrètement à ce monde, sans pression ni renforcement d’aucune sorte, déclenche en lui un bien-être peu commun. A notre époque, ces enfants handicapés participent certes au monde adulte "normal" par l’entremise des moyens audio-visuels par exemple, mais de façon totalement passive et frustrante.

En ce qui concerne l’exploitation d’une communication de type non-verbal, je dirais qu’il s’agit là, à mes yeux, d’un apport majeur de la méthode Thys. L’utilisation de la communication non-verbale avec les enfants normaux constitue une source d’informations tout à fait originale et riche d’enseignements. Quant à cette pratique avec des enfants dépourvus de langage verbal, ou qui possèdent un niveau de langage très rudimentaire, cette innovation du point de vue de la relation inter-individuelle permet l’émergence de phénomènes très intéressants et psychologiquement gratifiants pour ces enfants. Durant une séance d’atelier musical, l’enfant ne devra dès lors se mesurer avec personne, à aucun niveau. On sait l’acharnement thérapeutique qui impose à ces enfants des efforts constants pour tenter d’atténuer leur handicap. Mais en même temps, il est clair que ces enfants sont soumis à une pression éducative sans doute plus importante que celle subie par les enfants normaux.
Et le langage verbal par lequel on s’adresse continuellement à des enfants "muets" constitue sans aucun doute une source de frustration importante pour eux.

La méthode Thys offre à l’enfant un espace et un temps où celui-ci tente de son plein gré de se surpasser uniquement pour son propre plaisir. L’enthousiasme rencontré auprès des enfants qui participent aux ateliers, depuis plus de 10 ans maintenant le confirme largement, et ceci en lien avec l’absence totale de renforcement positif et négatif qui caractérise la méthode Thys. Il est surprenant de constater la concentration avec laquelle l’enfant traite l’instrument de musique, et ceci nous mène à considérer les conséquences peut-être inattendues de la règle du silence. Du tohu-bohu général qui fait suite à l’entrée du groupe dans l’atelier, émerge très rapidement des ébauches de structures, tant le désir d’exploiter le son est fondamental chez tous les enfants, handicapés ou non. L’appréciation inconditionnelle et non verbalisée de ce que l’enfant handicapé produit ouvre, paradoxalement peut-être, la voie au surpassement de soi. J’aimerais souligner l’apport théorique et thérapeutique de l’utilisation qui est faite ici du micro. Lors des enregistrements, l’enfant commence par se présenter au micro (il se nomme, dans la mesure de ses possibilités), ensuite il exécute sa prestation. Il est très impressionnant de constater que les enfants les plus démunis au niveau du langage verbal sont les plus fascinés par le micro et donc par l’amplification du moindre son de leur voix. Des enfants dont les possibilités psycho-motrices dépassent largement leurs possibilités verbales se précipitent au micro, dès qu’ils en ont l’occasion et y restent véritablement attachées pendant une grande partie de la séance (le micro restant à leur disposition au même titre que tous les instruments de musique). Ce phénomène semble d’autant plus paradoxal que ces mêmes enfants devraient trouver bien plus gratifiant le fait de tirer des sons d’instruments sans trop d’efforts. Ceci a mené, depuis cette découverte à propos du micro, à enrichir les séances de logopédie d’un travail intense avec un micro et des progrès significatifs ne se sont pas fait attendre chez ces enfants.
Connaissant maintenant les résultats de la méthode Thys au plan pédagogique, c’est-à-dire les progrès visibles, réalisés par les enfants les plus inhibés, dans le travail scolaire, dès qu’ils ont osé, à l’atelier, se faire enregistrer une première fois, on peut faire l’hypothèse audacieuse que cette expérience du micro, neuve et originale, pourrait être à elle seule l’origine de changements profonds dans la structuration de la personnalité des enfants. Le fait d’entendre sa propre voix, avec un volume qui s’impose à tous, serait une expérience totalement distincte de toute autre expérience sonore. Cette question fait actuellement l’objet d’une étude approfondie.

Le moment est venu à présent d’aborder l’apport, de loin le plus original et le plus prometteur, à mes yeux, de la méthode Thys. Il s’agit de la dimension éthique et de la dimension structurante de ces ateliers. La créativité musicale dans cet univers sonore de liberté constituerait le support, le vecteur, la trame de l’éclosion possible d’une personnalité plus structurée, plus libre et plus tolérante. Je n’ai pas discuté jusqu’ici, à dessein, la question musicale au sens strict. Les aspects d’émergence de structures musicales au cours de l’année, leur étude et le désir naissant chez les enfants d’apprendre à jouer d’un instrument sont traités ailleurs et n’interviennent pas de la même manière lorsqu’il s’agit des enfants profondément handicapés dont il est question ici.
On soulignera uniquement le fait que c’est la musique (au sens large) et apparemment aucun autre art, qui est susceptible de provoquer une telle multitude d’états intérieurs, une si grande complexité de comportements verbaux et non verbaux et un réseau de communication inter-individuelle si riche et si large. Par l’apprentissage – car il s’agit bien d’un apprentissage – du respect de soi et du respect de l’autre, l’enfant apprend l’acceptation de soi, dans sa propre différence, en acceptant et en tolérant l’autre dans sa différence à lui. On comprendra aisément que cette dimension psychologique et éthique se révèle plus que fondamentale chez les enfants handicapés. Ceci constitue véritablement la clé de voûte de cette méthode. C’est ainsi que l’on peut enregistrer par exemple de réels retournements de situations à propos de la dominance de certains enfants sur d’autres. Chez les enfants handicapés ou non, ce problème se résout de lui-même par le simple fait de l’obligation de se soumettre à la règle du silence lorsqu’un membre du groupe demande à sa faire enregistrer.

Les hiérarchies initiales se transforment peu à peu et les enfants les plus soumis deviennent rapidement maîtres d’eux-mêmes et commencent à se positionner favorablement au sein du groupe, alors que les enfants dominateurs, qui sont les plus aptes à diriger les opérations, ne trouvent plus de terrain d’action et s’harmonisent progressivement avec la situation d’ensemble. L’exemple suivant, tiré de ma pratique quotidienne, illustrera et résumera à lui seul l’ensemble de toutes les données qui précèdent.

Dans un groupe de six enfants, venant régulièrement à l’atelier de créativité musicale, deux d’entre eux me posaient un véritable cas de conscience. Le premier, un petit garçon (H.), avait été mêlé à des enfants nettement moins handicapés que lui qui souffrait d’une paralysie atteignant les quatre membres et la parole.
J’avais cru remarquer au cours des nombreuses heures passées dans ce type d’institution, que les enfants très handicapés ne dédaignaient pas la compagnie et la sollicitation d’enfants moins atteints, alors que ces derniers ne se privaient pas de les secouer (dans tous les sens du terme). J’ai décidé donc de tenter l’expérience dans mes ateliers. Quelle ne fut ma surprise, au bout de très peu de séances, de voir H. demander à être enregistré, comme les autres, par quelques signes infimes mais bien compréhensibles. Cet instant devenait critique, car le silence une fois imposé et respecté par l’ensemble du groupe, provoquerait bientôt sans doute l’étonnement et le rire lorsque les enfants s’apercevraient que non seulement H. était incapable de se présenter verbalement au micro, mais qu’il mettrait vraisemblablement plus de trois minutes avant d’extraire un son d’une quelconque clochette. Rien de tel n’arriva, dans un silence pesant et plein d’attention, trois minutes s’écoulèrent durant lesquelles H. produisit un ou deux ébauches de sons (trois minutes, c’est très long). Son visage s’illumina complètement et depuis lors, cet enfant participe aussi activement que les autres à l’atelier, dans la faible mesure de ses possibilités, et sourit de tout son cœur à l’approche de sa séance hebdomadaire de musique. Cet événement, qui s’est répété depuis lors, sans aucune faille était d’autant plus merveilleux que H. présentait depuis longtemps des symptômes dépressifs évidents. Mais l’histoire n’est pas terminée. Nous n’avons pas encore décrit le second cas qui faisait problème au sein de ce même groupe d’enfants.

Il s’agissait d’une jeune adolescente (S.), avec de multiples possibilités motrices et un langage verbal bien développé mais d’une timidité quasi maladive. En effet, fait exceptionnel dans ces ateliers, elle ne s’était pas encore résolue une seule fois à se faire enregistrer. Les mois passaient et cette inhibition devenait de plus en plus problématique pour elle, car plus elle se cachait, plus les autres enfants la taquinaient, gentiment du reste et plus elle s’enfermait dans sa timidité. Je serais bien volontiers intervenue pour l’inciter à oser se faire enregistrer, mais ceci eût été bien entendu contraire aux règles de base. Et c’est au bout d’une dizaine de séances qu’un événement tout à fait inattendu se produisit. Nous mîmes plus de cinq minutes, dans le silence le plus respectueux, au moment où H. demanda cette fois-là à être enregistré, à comprendre que celui-ci désirait être enregistré avec S. La réponse de celle-ci ne se fit point attendre, elle alla s’installer immédiatement au piano en rougissant un peu, et nous entendîmes le duo le plus synchronisé qu’on ait pu entendre jusque là. La fillette attendait le son fragile et rare d’H. pour enfoncer une à une les touches du clavier. Le silence des uns et le visage éclairé des deux autres devint un moment inoubliable pour tous. Après quoi, de la façon la plus naturelle du monde, S. demanda à être enregistrée. H. et S. avaient tous deux gagné.

Il faut donc souligner que l’effet de ces ateliers dépasse largement le point de vue musical. Un contact précoce avec la musique entraîne vraisemblablement une modification positive de l’ensemble de la personnalité.

Les comportements observés semblent indiquer dans ces conditions que la part de jeu est très importante mais aussi très différente de ce qu’elle est dans les situations de jeu habituelles (en famille, dans une cour de récréation, etc.). L’activité de jeu dans ces ateliers devient rapidement une activité sérieuse où l’engagement individuel, l’esprit de coopération, de partage et l’altruisme prennent une place considérable.

L’engagement et l’expression de l’enfant au sein du groupe semblent tout à fait indépendants de ses dons personnels. Il est aisé d’imaginer combien ce type d’approche peut être favorable à l’épanouissement individuel de l’enfant handicapé.

Considérant toutes les caractéristiques de la méthode Thys, il me semble permis d’affirmer qu’à sa manière, elle est susceptible, entre autres choses, de combler des lacunes de formation aux valeurs (dont certaines peuvent être dites morales) dans un enseignement devenu gravement déficitaire.

Raphaëlle Holender
Lic. en Psychologie