Présents :
Pierre Bartholomée (P.B.) ;Antoine Hennion (A.H.) ; Yvan de Launoit (Y.L.) ; L.Lery (L.L.) ; Didier Demorcy (D.D) ; Henriette Fritz-Thys (F.T.) ; Isabelle Stengers (I.S.) ; Nicolas Dernoncourt (N.D.) ; Hervé Thys (H.T.) ; Thierry De Smedt (D.S.) ; Michel-Etienne Van Neste (V.N.) ; Anne Fontigny (A.F.)
H.T. Moi j’ai rencontré tout cela dans la joie, dans l’enthousiasme… La joie qui était Webern, qui était Varèse et puis un enthousiasme délirant, un plaisir délirant à se trouver d’une certaine forme de musique, ce qui nous ouvrait justement le plaisir du désert. Mais le public et les amateurs et les spécialistes le vivaient comme une horreur. Célestin Deliège qui est un des plus grands musicologues que je connaisse interrompait des concerts que j’organisais en chantant le Pont de la Rivière Kwai avec sa femme parce qu’il ne supportait pas cette évolution. C’était merveilleux, il y avait une violoniste de musique nouvelle qui avait été chercher son violon dans les coulisses et qui jouait du violon au milieu du public… Il y avait une sorte de certitude de la part des compositeurs contemporains, et une certitude de la part de Deliège et des autres que cela il ne fallait pas faire. Alors quand j’ai rencontré pour la Fondation Grumiaux un jeune compositeur suisse à qui on a fait une commande d’œuvre, nous nous sommes trouvés en face d’un type qui avait 25 ans, 28 ans, qui composait, qui voulait composer, qui était motivé depuis sa tendre enfance pour composer, mais qui ne composait plus ni contre ni pour. Il ne voyait pas de motivation de s’opposer aux pères, il connaissait bien son héritage, il n’allait ni s’opposer ni le poursuivre. Cela m’a totalement fasciné. Donc le problème de l’insolence à mon avis c’est le problème de beaucoup de jeunes actuellement qui ou bien continuent à s’opposer aux pères ou bien poursuivent simplement ce que les pères ont indiqué.
(…)
Maintenant on flotte et je trouve que c’est sensationnel parce que le père, le père Bartholomée, ne dit pas ce qu’il attend de nous. Il nous dit simplement que c’est dans le processus que se trouve la richesse. On est dans quelque chose de très politisé, qui peut faire beaucoup de dégâts c’est-à-dire que beaucoup de jeunes peuvent se sentir perdus lorsque les universitaires, les professeurs ont refusé de jouer ce rôle "heurtez-vous à moi, mes idées sont celles-ci". Avec des enfants ce n’est pas difficile, ils y vont.
Je ne crois pas au grand magasin où le jeune va trouver toujours de quoi se servir, je crois, et je plaide pour ma chapelle bien entendu, que, justement comme au conservatoire de Bâle, il n’y a que la tradition qui peut être enseignée avec des règles, de recettes, des façon de faire, et que comme c’est terrorisant parce que le jeune se trouve face à quelque chose devant lequel il n’a aucun jeu possible, il faut créer des espaces d’atelier comme celui-ci ou comme les ateliers pour enfants qui sont des espaces dans lesquels on est là pour sécuriser, parce que si on n’était pas là ils ne viendraient pas, mais où on cohabite avec cette richesse qu’ils ont en eux, dont nous ne savons pas quoi faire, pour que eux cohabitent dans leur vie avec cette différence totale qui est refusée à tout prix comme étant inutile, non valable au point de vue de la société. Donc il faudrait que la différence profonde que nous ressentons, qu’un Mozart fils nous fait connaître à travers la musique de son époque et à travers ce qu’il a hérité de son père, puisse au fur et à mesure d’une vie ne pas être massacré par les autres.
A.H. Il y a un thème qui revient, la tradition, avec à la fois un attachement très fort à la tradition et ce qu’elle a pu apporter et puis la reprise de ce thème libératoire, qui affirme que la tradition est terrorisante. Et puis cette idée assez bizarre mais à laquelle tu tiens qu’il y a vraiment une espèce de changement même dans l’attitude de ce qu’on attend par exemple de la musique contemporaine, avec une sorte de suspension des contraintes, d’impossibilité de refuser quoi que ce soit, d’accepter tout ce qui peut se faire. Il y a une autre façon de voir les choses qui ne serait pas du tout une idée traditionnelle. Ce n’est pas que les contraintes sont devenues impossibles mais au contraire qu’elles sont généralisées, qu’elles sont plurielles, qu’elles n’ont plus de support unique ou institutionnel. Autrement dit quand on se demande maintenant à quoi sert la musique contemporaine, on pose la question de l’individu, son sens politique, son mode de production, son rapport ou non rapport au public, et cela on peut y voir non pas une suppression, une impossibilité de vivre des contraintes mais au contraire une généralisation de ce rapport contraignant à l’ensemble des facteurs du goût. Loin de déconstruire le goût cela permet des choses supplémentaires, éventuellement pourquoi il y a des échecs, par exemple la rupture au public. La rupture au public est quelque chose qui arrive de l’intérieur parce que à un moment donné il n’est plus possible de faire simplement plaisir et c’est un résultat éventuellement angoissant et qui séduit d’autres personnes qui sont dans la même situation. Il y a la rupture au public comme injonction de l’institution, les élèves du conservatoire actuellement, à qui ont dit surtout ne copie personne, ne soit pas néo-classique, ne soit pas moderne, ne soit pas... Dans ce qu’on a discuté depuis hier, il y a l’idée que c’est au moment où je ne suis plus moi-même que je fais un plus, c’est à la fois un leitmotiv individuel, "oui le moment où j’ai commencé à aimer cette musique que je détestais, c’est quand un tel m’a forcé", et même pour le vin on dit "celui que je trouvais bon, maintenant je le trouve dégueulasse" et cela décrit bien le moment local où cette contrainte, cette soumission au goût d’un autre, est ce qui produit et non pas ce qui asservit.
L.L. Je suis gêné par ce mot soumission qui est quand même quelque chose, c’est un partage éclairé ou c’est autre chose
I.S. Quand on entend soumission on a l’impression que les effets de la soumission sont tout simplement l’obéissance mais on dit aussi qu’on se soumet l’hypothèse voyons ce que cela fait d’accepter ce qu’on m’a dit même si cela ne me fait pas plaisir. C’est le "voyons ce que cela fait" qui est le moment important, c’est une sorte de pathos, "se laisser affecter par".
T.D. J’ai un écho par rapport à cette remarque qui va exactement dans le même sens, j’avais utilisé d’ailleurs le mot, j’avais parlé de cet étudiant qui s’était discipliné. Effectivement quand on demande la discipline c’est la soumission à la norme, à la règle donc c’est l’abandon du combat. Mais par ailleurs on peut réveiller le mot discipline en disant au contraire "non, non, discipline c’est le partenaire à la partie de tennis, la discipline c’est effectivement jouer au tennis quand l’autre joue au tennis, ce n’est pas renvoyer des balles avec ses pieds etc. ou jouer contre le mur au lieu de jouer avec lui. Et donc à ce moment-là on peut dire effectivement la discipline c’est l’adhésion à un système limitatif mais dont justement la limite va être productrice de nouveautés, d’histoires, de constructions etc. A ce moment-là on se rend compte que ce qui était de l’ordre de l’oppression et de la libération s’inverse un peu.
A.H. C’est vrai que l’un des intérêts du goût c’est bien qu’il rend assez immédiatement non pertinent cette problématique de la libération. Quelqu’un qui dirait moi je veux être moi-même et donc Bach à la poubelle, on sent confusément que ce n’est pas du tout de cela qu’il s’agit. Et du coup le lien avec le fait que j’aime Bach, avec l’amour, il est évident. Il y a peu de vocabulaire autochtone disponible pour parler de ce registre où on se fait absolument dans un domaine ... sauf le registre amoureux en général. En amour on ne peut pas dire je suis moi-même je ne dépends pas des autres. Je suis au contraire hors de moi, je suis son esclave, le vocabulaire est complètement sado-masochiste sauf qu’il est autour de l’amour. Comment prendre au pied de la lettre ce vocabulaire, je suis un esclave, je suis tout à elle, je n’existe plus, je suis dominé par ma passion…
I.S. En philosophie, même le geste d’en finir avec la philosophie, de mettre tout à la poubelle, est devenu un geste absolument philosophique, parfaitement digéré. Nietzsche est dans le corpus. Mais moi, comme prof, ma situation n’est pas de juger, mais je ne peux pas non plus être neutre. Les étudiants auxquels j’ai affaire ont envie que ce qu’ils ont écrit soit lu et que la question soit écoutée. Certains peuvent dire "ce que vous pensez m’est indifférent", mais cela est souvent une façade, cela ne va pas très loin. Lorsqu’ils écrivent, les étudiants veulent être lus ou être entendus ou être écoutés, par quelqu’un, pas par le professeur mais par quelqu’un qui se trouve souvent être le professeur parce que le métier du professeur, ce pour quoi il est payé, et honnis soient les profs qui ne le font pas, c’est de lire ce que font les étudiants. Et il s’agit d’apprendre à lire sans imposer un jugement mais d’apprendre à lire et à répondre de manière adéquate à la proposition. Mais qu’est-ce que c’est "adéquat", c’est le risque, le risque est partagé, cela peut rater. Même si il y a des gens qui se satisfont très bien de faire leur truc dans l’indifférence totale - cela existe je ne le nie pas – ce n’est pas un modèle, ou alors c’est un modèle redoutable. Tout peut devenir modèle y compris le "il n’y a pas de modèle" et cela peut vraiment produire des gens honteux, à qui il manque quelque chose qui leur était important, ils ont honte de ce dont ils ont besoin. Donc j’ai l’impression que les production, même si elles sont hors modèle etc., demandent a être exposés, et quand je dis exposé je le prends au sens fort c’est-à-dire mis en risque, exposé au sens lis-le, et si tu le lis tu dis et que tu me réponds "oui c’est très bien", cela ne suffit pas, tu ne l’auras pas lu.
A.H. Effectivement il y a une énorme différence, le problème du musicien contemporain n’est pas de refuser le public c’est d’avoir un écouteur mais un écouteur qui ait construit une exigence analogue à la sienne. Je mets mon travail en exposition mais cela suppose que l’écouteur en question partage, non pas les mêmes valeurs que moi mais partage cette idée que c’est un travail que d’écouter, d’être surpris et cela fait partie de son travail.
H.T. Moi je vois l’enfant ne pouvant pas ne pas s’exposer, l’enfant ce n’est pas qu’il expose au regard des autres c’est qu’il ne peut pas ne pas exposer. Donc il y a là une sorte de nécessité absolue à s’exposer, donc à prendre du risque, même si il ne sait pas qu’il prend des risques. Mais alors il y a très vite mon château de sable est tout de même beau il est plus beau que celui d’à côté,
Y.L Dans le cadre du Concours Reine Elisabeth on a le concours de composition qui doit être une frustration épouvantable pour l’ensemble des 80 ou des 100 personnes qui envoient des partitions pour lesquelles ils sont effectivement lus et pour lesquelles ils n’ont aucun retour puisqu’on leur dit simplement oui vous êtes le premier, ou pas. Donc je me mets à la place du compositeur qui envoie sans avoir aucun retour, avec tout ce risque qu’il est en train de prendre, avec cette nouvelle approche peut-être, qu’il est en train de prendre, cela doit être une frustration,
H.T. C’est une loterie, il ne prend pas de risque, l’interprète prend un risque, il vient s’exposer, il est là, c’est terrible. Mais le compositeur,
Y.L. C’est le narcissisme qui en prend un coup,
T.D. Moi je trouve que c’est plus risqué que de venir sur scène,
A.H. On exhibe et en même temps on est anonyme,
T.D. Mais ce qui est marrant c’est que au fond dans des questions d’interaction entre compositeur, interprète, écoute, ou dans les institutions, conservatoires et universités, on se rend compte que ce dont on parle combine un principe d’accueil, d’enveloppement, un principe océanique, maternel, viens tu peux rentrer comme tu es etc, et un principe plutôt masculin, l’ordre du père en psychanalyse "maintenant on va en découdre et il y a des trucs qui ne passeront pas". double,
I.S. A mon avis c’est beaucoup trop dramatique comme disjonction. Par il y a certains de mes étudiants qui font partie de groupes de production de musique ou de sons et autres, et de temps en temps ils veulent faire des mémoires là-dessus. Parfois c’est très difficile parce que justement comment mettre en mots quelque chose qui est une véritable aventure dans un micro-groupe, avec toute une construction de repérages mutuels et donc d’évaluation mutuelle mais qui prennent des sens de co-construction. Il y a eu peu de mots publics pour dire cela, c’est une aventure où effectivement il n’y a pas d’autre modèle que celui qui surgit. Là je ne dirai pas qu’ils manquent de quelque chose, justement parce que ils s’exposent. Simplement, se sont des micro-expositions qui sont continuellement négociées par rapport aux autres qui reprennent qui disent oui c’est intéressant etc... L’exposition n’est intéressante que sur un fond de bienveillance, mais cela n’a rien de maternel, cela veut dire, quand je lis un texte, "au moment où je le lis il n’y a rien de plus important que ce texte, et cela ne m’empêchera absolument pas de dire que c’est raté...
T.D. On le vois très souvent, en communication forcément la tentation est grande de parler de soi-même, des étudiants qui disent je vais vous parler d’une de mes grandes passions en terme d’amour, ou d’une de mes grandes passions en terme de haine. J’ai une étudiante d’origine africaine qui a dit "pour moi la musique le chant grégorien cela pue la mort et je veux faire un mémoire là-dessus pour le prouver". Je lui ai dit d’accord pour le sujet mais à une seule condition c’est que vous acceptiez l’idée que votre démarche va nous faire bouger…
I.S. C’est une question de situation. Dans la vie il y a des tas de situations, il y a des activités où on est autiste c’est-à-dire on n’a besoin de personne. Temple Grandin, qui est autiste, décrit extraordinairement sa contemplation du sable qui coule. On a des activités passives, j’aime mais je n’ai pas envie que cela bouge et on a des activités où on a envie que cela bouge et une vie c’est composé de tout cela à la fois,
T.D. L’autre jour j’étais avec un pédopsychiatre à propos des risques d’Internet. Les jeunes comme les enfants peuvent tomber prisonniers des images. Je lui en demandais plus à propos d’un exemple, "définissez exactement où est la blessure". Il ne sait pas où est la blessure et il ne sait même pas si c’est une blessure, il disait finalement il faut essayer tout simplement de lui donner des chances de s’en sortir sans trop bien savoir. Son traumatisme on ne sait pas où il est mais on suppose qu’il en a un parce que tout le monde est très inquiet à son sujet. C’était assez intéressant comme idée : on ne peut pas, c’est tout le problème, savoir où est vraiment la blessure ou la nuisance, c’est l’ennemi invisible mais à un moment donné au fond la seule chose qu’on peut imaginer c’est que si jamais il en reste là et qu’il ne bouge plus, sa vie est finie. Donc il faut entretenir la possibilité qu’il continue à vivre.
A.H. il n’y a plus de romans policiers efficaces pour cette capture,
T.D. oui c’est vrai enfermer dans des bouquins policiers ou des romans de gare,
I.S. J’aime bien l’idée que le cerveau fonctionne en superposition, que notre expérience est un composite extraordinaire, pas quelque chose de pur. On trimbale beaucoup de choses à la fois et en même temps et c’est cela qui fait la richesse de la chose.
H.T. Il y a des questions que je voudrais s.o.s. soulever. C’est la force du son, ce pouvoir du son qui va à un moment donné faire une réunion autour du participant dans les ateliers. Hier, j’ai essayé de dire que l’acte musical - écouter une oeuvre dans n’importe quel contexte, que cela soit au niveau du trampoline primitif, que cela soit au niveau de la salle de concert, au niveau de la musique contemporaine ou de Brahms – serait un quelque chose qui appartient à la société au moment où on tombe dedans et qui ne pouvait pas se faire avant mais qui à un moment émerge tranquillement. Cela renverrait à la différence profonde du fils Mozart ou de Brahms par rapport aux autres, mais également, et cela serait quelque chose d’extrêmement important pour moi, à quelque chose qui circule perpétuellement dans le pouvoir de la musique quelle que soit cette musique, dans la réunion du public qui l’écoute. Il y a du contemporain, même si le contemporain arrive avec retard, il y a de la différence profonde d’un compositeur ou d’un interprète également qui vient renforcer, qui vient co-composer, mais il y aurait quelque chose qui serait immuablement transporté et qui ferait que la musique serait toujours contemporaine, ou ne serait jamais ancienne…
T.D. je trouve que tu l’as dit parfaitement…
I.S. Ce que je trouve dangereux avec cette formulation-là c’est que l’image du transport peut susciter l’idée d’une espèce d’identité, d’une conservation de soi-même de ce qui est transporté, parce que quand on emploie le verbe transporter on a la représentation de quelque chose qui est transporté et qui reste le même dans l’opération de transport, alors que moi j’aimerais marquer que c’est quelque chose qui arrive, peut-être avec l’invention de ce bizarre sapiens, sapiens très particulier qu’est l’humain, comme une opération d’entre capture entre cérébral et son. Cela a eu lieu dans d’autres espèces simplement, entre les oiseaux musiciens et le son il y a eu aussi cet événement, peut-être entre les gibbons et le son aussi. Donc le son est quelque chose qui nous arrive.
H.T. Moi l’idée du transport j’y tiens absolument, je pense plutôt à quelque chose justement qui appartient aux oiseaux, qui appartient au monde du vivant et au monde du sonore qui est toujours là,
T.D. Il y a une heure de cela, il y a un oiseau que j’ai cru entendre se percher très près ici derrière et qui a lancé un tchi tchi et à ce moment-là justement j’ai ressenti c’est ce que tu dis, je suis devenu un instant cet oiseau c’est-à-dire la pulsion de ses petits coups de cris qui se sont répliqués silencieusement par une espèce de musique intérieure. Et j’ai ressenti du plaisir d’être à un moment donné secoué par cet oiseau qui me secouait et donc en cela je pense que même si bien sûr la musique s’est spécialisée, par ailleurs elle a quand même une modalité purement matérielle qui fait que étant sonore elle ne peut pas par exemple être contemplée dans son ensemble, par contre elle doit être puissamment soutenue par la mémoire qui lui permet de faire des hypothèses, des anticipation du devenir d’un instant sonore, puisque c’est à partir de cela qu’on peut savoir comment il faut s’attendre à l’attraper pour le structurer et en faire un objet de sensation. Donc cela c’est vraiment la matérialité du sonore qui est un contact, on se pousse par le son, nos univers s’entrecroisent. Si l’humain était représenté par le son, cela serait sous la forme d’un halo et ce halo entre dans les halos des autres. C’est très fort, parce que si il y a bien une chose que notre corps fait difficilement ou alors avec des modalités très particulières, c’est s’interpénétrer. C’est très limité. Se pencher sur ce truc "matérialité du sonore", ce n’est même pas la phénoménologie. La phénoménologie, c’est après, c’est "comment nous apparaît-elle". J’aime bien l’idée que cela se transporte de manière relativement intacte, le son étant ce qu’il est.
H.T. ne disons pas transport mais permanent et à ce niveau-là les animaux en connaissent un bout plus que nous.
I.S. elle se répète à chaque nouveaux cerveaux,
H.T. elle se répète mais en même temps c’est une acquisition,
T.D. En même temps on voit que le son, et particulièrement en musique forcément, est hyper "culturalisé" et finalement individualisé etc... mais quand même que globalement elle est potentiellement extrêmement liée au corps, elle est comme une main. Je trouve cela passionnant parce que cela permet parfois des expériences tellement étonnantes, le plaisir de jouer de la guitare avec un type qu’on n’a jamais rencontré et se rendre compte que passant de tel accord à l’autre on va faire la même chose, et on ne se connaissait pas… Cela est quand même très "culturalisé". Mais aussi simplement entendre avec un casque l’enregistrement d’une vieille femme indienne qui a dansé en 1927 dans un univers où aujourd’hui il y a un métro qui passe etc. et sentir en moi son corps qui bouge, sa respiration et la sentir un peu devenir…
N.D. Excusez-moi de revenir sur le Concours Reine Elisabeth mais avec Scribe lors du dernier concours il y avait une espèce de fusion…
T.D.De mental, de shaman, il y a eu fusion les identités et tout le monde apparemment - moi je n’ai pas écouté…
H.T. c’est cela que je voulais souligner. Dernièrement dans un concert privé avec un lauréat du Concours j’ai réalisé à quel point, quel que soit le critère de bon ou mauvais qu’on pouvait appliquer à ce lauréat par rapport à une échelle de valeur du type Grumiaux, il se passait quelque chose d’extrêmement important. Ce qui se passait ce jour-là ne tenait justement pas à évaluer la qualité qu’on pouvait apprécier par rapport à des lois mais adhérer par rapport au corps et par rapport à ce que les gens avaient à faire circuler pendant la musique. Pendant la musique il se passait quelque chose d’immuable,
A.H. J’aime bien entendre avec un autre vocabulaire et d’autres façons de raisonner des choses auxquelles j’ai travaillé. C’est sûr qu’il y a un aspect qui a été mal pensé par une certaine anthropologie qui a comparé des arts visuels. Cette espèce d’appui sur une matérialité aurait pu contredire le modèle objet et sujet, qui demande toujours ce que le sujet fait de l’objet. Ici il y a la disposition matérielle inverse, qui propose quelque chose qui est entre, et dans lequel on entre.
T.D. Ce qui fait que c’est insupportable de subir la musique qu’on n’a pas envie. Mon regard je peux le piloter si la vision de quelque chose m’énerve, avec le son ce n’est pas possible. Non seulement le son nous pénètre mais il nous structure. Les jours où je vais au bureau le dimanche et que le bâtiment est vide, je me sens être tout à fait différent que quand le bâtiment est rempli. Je me rends compte que je me sens tellement différent et j’ai mis longtemps à m’en apercevoir. C’est parce que n’étant pas perpétuellement touché par ces indices de présence qui ont des rythmes, qui sont produits par des corps, par des objets etc... d’une certaine façon je n’ai pas cette gesticulation, cette posture, immobile évidemment à l’intérieur de moi. Un neuropsychologue a montré que quand un oiseau chante on peut observer des mouvements de la gorge de l’autre oiseau qui entend : il chante avec lui mais il ne produit rien, mais il fait le chant etc... et je pense que c’est exactement cela, tous les sons de notre environnement produisent des espèces de posture-miroir, que le son d’autrui, sans le savoir, nous rythme.
I.S. c’est là qu’on se rend compte qu’on est vraiment culturellement fabriqué différemment puisque effectivement en Afrique ils seraient même inquiets si ils étaient dans le type de silence que nous recherchons tandis que ici chaque été il y a des crimes dans les grands ensembles, quelqu’un a pêté les plombs,
T. D. A un examen de communication sonore, les étudiants peuvent apporter des sujets de réflexion, et un étudiant a dit "voilà j’avais préparé cela mais j’ai changé parce que en fait il m’est arrivé quelque chose de drôle. Pour bien étudier j’avais été dans un monastère, je suis arrivé et j’ai eu l’impression d’être aspiré dans un trou de silence et je me suis senti extrêmement mal. Je n’arrivais plus du tout à me concentrer, alors que normalement la concentration vient dans le silence et cela a duré trois jours, je n’en pouvais plus, je suis rentré chez moi et j’ai étudié dans ma chambre comme d’habitude avec les voitures, avec la musique, la radio, et cela va très bien, je me sens en pleine forme." Et donc je pense que c’est vrai que inconsciemment le rythme social par la nature même du son est un facteur…
I.S. Il y a des neurophysiologues qui disent que le rapport entre moi et le monde, enfin le sentiment du soi-même dans le monde est construit en temps réel, et donc il peut être perturbé, on peut avoir l’impression de se perdre ou d’étouffer parce que la construction dérape d’une manière ou d’une autre.
A.H. La forme précise du concert, par opposition à la lecture d’une partition c’est exactement cela. Dans un concert de jazz un type joue du saxophone et il est presque physiquement impossible de ne pas l’accompagner, de ne pas être celui qui joue du saxophone, on voit ses doigts, on voit les gammes quasiment, ce n’est pas écouter c’est jouer aussi.
H.T. Une des choses qui m’intrigue c’est que je pense qu’il y a des lauréats qui sont reconnus par le jury, par le public, qui font une carrière internationale et parce qu’ils ne jouent pas faux, parce que la technique est là, parce que par rapport aux sonorités auxquelles on est habitué, il n’y a rien qui nous dérange, le trampoline se met en marche et un certain public n’y voit que du feu. Il voit autre chose que le fait que la sonorité n’est pas celle-là, que la musicalité n’est pas celle que demande la partition et que la technique bien entendu est la seule chose qui reste. L’interprète est à côté de l’œuvre mais à partir du moment où le public qui est là fonctionne au niveau du rapport, nous nous trouvons dans une situation proche de ce que tu viens de dire…
Dans les concerts de samedi à Charleroi, il y avait un quatuor qui bougeait beaucoup et il y a quelqu’un du public qui demandait pourquoi bougez-vous tellement, est-ce que c’est nécessaire. Alors moi je dis que c’est le corps qui produit le son donc il est absolument évident que le corps y va mais à partir du moment où on utilise cela pour paraître… Il y a des gens qui peuvent bouger beaucoup, ou bien il y a des gens comme Grumiaux qui jouait comme un concombre, il ne bougeait absolument pas du tout, et puis il y a des gens qui se mettent à bouger et à ce moment-là on est plus dans la partition on est dans un show. De plus en plus les chefs d’orchestre font cela, pour que la musique soit plus facile à aimer, à comprendre,
T.D. je pense qu’il y a vraiment des esthétiques musicales, en particulier on ne peut pas écarter le baroque où chaque mot, ou chaque phrase doit être donnée avec une intention particulière qu’on retrouve dans le texte et que la construction musicale accompagne. Alors le chef d’orchestre évidemment peut dire au violon n’oubliez pas que le chœur pour le moment dit vie éternelle par exemple, il faut que vous fassiez une note qui lance l’éternité dans la représentation. Il le fait en répétition et au moment de l’exécution il va jouer sur sa mimique pour tenter de rappeler au musicien que ce qu’il s’agit d’évoquer à ce moment-là c’est la force, c’est la gloire, c’est la puissance, c’est l’affliction. En principe le public ne le voit pas mais dans certaines esthétiques musicales cela fait partie du jeu,
H.T. Quel est le rôle du chef d’orchestre par rapport à son orchestre et au concert ?
N.D. Quand Simon Rattle a fini son exécution il a perdu trois kilos,
H.T. Le chef d’orchestre est le seul à avoir la partition, les autres sont des producteurs de sons comme un décor de cinéma… Est-ce que à ce sujet-là on ne pourrait pas esquisser rapidement la différence du chef d’orchestre qui accompagne un soliste et le chef d’orchestre qui est là pour faire que l’œuvre qu’il interprète et dont il est le seul à avoir la partition et que personne n’a la possibilité d’interpréter par rapport à lui parce que sinon il n’y aurait pas d’œuvre. Et aussi par rapport à la musique de chambre, du quatuor qu’on a vu hier où la relation entre les musiciens est à nouveau totalement différente…
N.D. Alors je voudrais qu’on ajoute Ashkenazy qui dirige en jouant.
H.T. Celui qui accompagne un soliste ne doit pas penser, le chef d’orchestre qui accompagne un soliste et qui a sa vue à lui de l’œuvre, c’est une catastrophe et on a eu cela avec le suisse Holliger qui accompagnait Brendel : cela a été la catastrophe. Il faut que le chef d’orchestre oublie quelque part qu’il a quelque chose à diriger parce que le soliste qui a l’orchestre derrière lui fait ce qu’il veut,
A.H. A la répétition ils ont déjà entendu l’œuvre entière,
H.T. Mais oui, je ne dis pas qu’ils ne l’on pas entendu, mais ils n’ont pas de vue d’ensemble, ils n’ont pas l’ensemble de la partition et ils ne faut surtout pas le leur donner,
T.D. Mais non tu ne peux pas généraliser à ce point-là. Dans le vieux bouquin d’Attali,’’Bruits’’, il montre que chaque musique culturelle sur la base du même dispositif anthropologique etc. fait chaque fois un laboratoire social qui anticipe et qui cherche les nouveaux modes de collaboration, d’organisation avec le pouvoir. A chaque époque il y a des valeurs qui sont plus hautes, plus obsessionnelles et donc il y a des technologies et des choses comme cela et donc on ne peut pas dire le chef,
Prends le dialogue de Marcel Perez , ce sont des chanteurs isolés qui ont tous fait un itinéraire en passant d’une école à l’autre en chantant, en s’associant etc. résultat quand ils chantent, ils répètent en débattant ensemble de la façon de le jouer parce que c’est une musique très ancienne pour laquelle on n’a pas d’indication objective d’interprétation, il faut retrouver une espèce de secret caché "qu’est-ce que les gens devaient y trouver" en faisant soi-même l’expérience et en lisant les livres de l’époque pour essayer de voir. A partir de cela que fait le chef ? Le chef il préside un peu la discussion entre les gens et quand progressivement le consensus se construit, son rôle se limite à deux ou trois endroits, il change de vitesse ou un truc comme cela, il fait un tout petit geste ou bien il fait signe c’est maintenant qu’on part. Chacun est chef. On peut dire que dans un trio de jazz c’est un peu la même chose aussi, ils ont tous intériorisé une esthétique, une certaine façon de jouer…
H.T. je vais te dire que ce n’était valable que dans une certaine musique, à une certaine époque,
T.D. je crois que le chef que tu caractérises, c’est vraiment l’époque, au XIXè siècle, où l’orchestre a suivi le modèle de la grande manufacture, de l’usine etc... tu avais le type qui était au compresseur, le tourneur, le tracteur et il fallait que l’objet produit sorte conformément au plan de l’architecte ou de l’ingénieur qui en avait fait le projet. La valeur ajoutée c’était qu’un chef pouvait inspirer, et donc son rôle à lui était effectivement comme tu dis, l’âme, d’avoir la vision globale : il avait la raison divine par rapport au monde, son projet, il savait quel était le sens de l’histoire et sa présence devant un musicien allait les inspirer pour arriver à donner au public ce message.
H.T. Je suis tout à fait d’accord mais alors au moment d’accompagnement d’un concerto c’est le soliste qui prend l’âme et en musique de chambre il n’y a pas quelqu’un qui peut prendre l’âme. C’est cela le phénomène de la musique de chambre qui est fascinant, c’est la dispersion de quelque chose,
T.D. mais même dans le concerto…
Y.L. Pollini par exemple, il y a une collaboration et une vision commune…
H.T. je ne dis pas que ce n’est pas possible mais je dis que si il n’y a pas de vision commune et bien alors il n’y a pas de partage de l’âme, il y a combat,
Y.L. mais le concerto ne sera intéressant que si il y a une vision commune ou une collaboration,
A.H. Le format "orchestre romantique" est beaucoup trop général. Au XIXe, il y a beaucoup de formats, les orchestres sont beaucoup plus petits, ensuite on a la deuxième ré-écriture et cette vision de l’orchestre produite par le disque change la façon de diriger. Pour Deutsche Gramophone, Karajan augmente le son. Il y a une pluralité de modalité, avec des stratégies différentes pour obtenir des résultats, aussi bien le plus autoritaire possible et écraser tout le monde et qu’à travers cet écrasement même il y ait une espèce de collectif qui surgisse, ou au contraire une espèce de libéralisme qui a fait semblant - et faire semblant c’est déjà trop dissimulateur - de laisser tout le monde s’exprimer. On pourrait voir cela comme des stratégies très différentes alors qu’elles produisent le même résultat, un orchestre qui fonctionne. Cela dépend du répertoire, cela dépend de la personnalité de chacun. L’avantage de l’interprétation du baroque, des répertoires légèrement différents, c’est qu’on a des cas où on a des chefs assez rigides et autoritaires comme Leonhard, on a des cas où il n’y a pas de chef, on a l’instrumentiste claviériste qui sert de chef… Une espèce de laboratoire de ces différentes modalités pour produire du collectif, une espèce de balancement, une forme d’autoritarisme, une forme de libéralisme pour arriver au même résultat avec quelqu’un qui intelligemment a su remplir son rôle de chef et provoque les résistances.
H.T. je crois qu’il n’y a pas d’étude sur l’évolution de chef d’orchestre depuis le début du siècle. On s’apercevrait que il y a beaucoup de choses qu’on ne peut pas dire parce que cela ne serait pas élégant vis-à-vis de certains chefs. En musique contemporaine il y a eu toutes les tentatives de soi-disant libérer etc... et puis chaque fois remettre l’autorité à sa place. Je ne crois pas une seule seconde aux échecs qui laissent l’ombre d’une liberté aux producteurs de son puisque le chef ne produit rien, mais il tient l’arme en main, il est responsable de tout le bazar,
A.H. l’histoire de Brüggen avec l’orchestre du XIIIe siècle c’est quand même exactement celle-là,
H.T. c’est une exception totale…
N.D.est-ce que Brüggen ne fait pas semblant, est-ce que justement vu son génie et son intelligence et l’effet de faire semblant, enfin quand je dis semblant, j’exagère, est-ce qu’il n’a pas trouvé le système justement pour motiver l’ensemble,
H.T. Brüggen on n’a pas réussi à imiter, les autres n’ont pas réussi à l’imiter, c’est une philosophie, c’est un état,
T.D. dans le système musical, on ne peut faire que promouvoir une interprétation décalée, donc de toutes façons le chef doit produire un décalage sinon il n’entre pas dans l’histoire. Je pense que maintenant on est entré dans un système tout à fait comparatif, chacun doit de toute façon faire de cette oeuvre quelque chose qui a sa signature.
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Alors les stratégies, évidemment.. il peut séduire, il peut être policier répressif, il peut jouer les pédagogues en disant "jouons l’œuvre pendant toute la journée et vous sentirez progressivement venir la vérité, elle viendra de vous-même"… La partition c’est le matériau initial mais il faut que le décalage s’entende, donc je crois que le personnage du chef d’orchestre marque de toute façon…
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Un jour j’avais entendu lun haute-contre qui fait de la musique contemporaine et qui a un ensemble. Il était à la chorale de Notre-Dame de Paris, il y a une chorale là dont il a parait-il été membre il y a un certain nombre d’années et les petits chanteurs qui l’interrogeaient sur sa carrière. Les enfants disaient "et quelle est votre musique préférée ?". Il a répondu "moi c’est Johnny Hallyday, chaque fois que Johnny passe au Zénith, j’y vais, j’adore etc." Et en plus il était habillé en rockeur avec un blouson de cuir, et on lui demandait "pourquoi vous êtes habillé en cuir ?" "Mais parce que je suis venu en moto et dans Paris la moto c’est parfait et que si vous roulez en moto mettez du cuir, cela protège au moins". Je crois que bon il en remettait peut-être un peu mais je pense qu’il était assez révélateur du vrai bond des goûts musicaux et je pense que si on va du côté des amateurs éclairés ou passionnés etc. on va trouver la même chose, on trouvera Annie Cordy…