Tous comprenaient pourtant que ce qu’ils venaient d’entamer était capital pour eux. Ces exercices de l’esprit rompaient leur ennui et bien plus encore leur rendaient une dignité menacée. Le lendemain André Page fut très bon". Voilà un exemple d’école mutuelle dans des circonstances dramatiques et il y a aussi l’évocation de Messiaen dans un camp de prisonniers, je crois que c’est Hervé qui l’a faite, qui compose évidemment son chef d’œuvre "Quatuor pour la fin des temps" ; il a aussi pratiqué l’école mutuelle dans ce camp là. Cela vous intéresse ? Moi aussi…
Je me demandais par exemple ce que Bernard Tapie allait faire en prison et j’attendais cela avec curiosité : s’il est conforme au personnage qu’il a montré dans la vie publique, il doit faire une sorte de révolution positive dans la prison où il est… D’après ce que les journaux ont dit, il n’a rien fait. En fait, il était plutôt honteux d’être là et – je m’avance un peu, mais d’après ce qui transpirait – il n’avait pas envie d’être assimilé à ses compagnons de détention. A l’opposé un Hermanus à la prison de Lantin – j’étais aussi curieux de voir ce qu’il allait faire : école mutuelle ! Directement en avant, actif… alphabétisation et tout cela. Comme on est surpris parfois. Alors l’école mutuelle, moi je la pratique depuis toujours : j’évoquais l’autre fois nos séances dites de philo ici, et bien on s’apprend l’un à l’autre des pages difficiles d’auteurs intéressants que cela soit de la philosophie, de la musicologie, de la sociologie etc. on prépare cela, on expose aux autres et c’est une chose dont j’aurais de la difficulté à me passer. Pour en terminer, les enfants des environs viennent parfois ici pour que je les aide dans leurs devoirs mathématiques, il y une fille de douze ans et une autre de quatorze ans, quand elles sont ensemble et que le sujet s’y prête, je demande à celle de quatorze ans d’apprendre à celle de douze ans. On ne lui a jamais demandé cela ! Elle sort de là – je ne vais pas dire heureuse – gonflée, regonflée. Et, on le sait bien, en apprenant on apprend. C’est vous dire que cette allusion à l’école mutuelle m’a fort intéressé.
Daniel Stern a évoqué aussi le Jeu des Parties et du Tout avec une certaine réticence-prudence que j’ai fait mienne également (page 10). C’est facile de critiquer la chose, je la trouve malgré tout positive… mais pour avancer il faut être critique et se demander si il n’y a pas des étapes intermédiaires encore une fois qui reprennent la flamme qui a été allumée au premier dispositif.
I.S. C’est vrai que l’année passée à Charleroi – c’est difficile de dire que ce n’était pas un échec – mais ce qui est étonnant c’est qu’en fait les enfants ne savaient pas lire. Hervé avait voulu s’appuyer sur une mise en scène qui fait appel avec la fable à la lecture des mots, mais ils ne savaient pas lire, ils apprenaient par cœur, donc là cela allait trop vite par rapport à leur vitesse d’apprentissage, de la lecture en l’occurrence… Ce que je veux dire c’est que les étapes intermédiaires elles sont aussi hétérogènes parce que le rapport aux signes et aux lettres dans le langage usuel… En tous cas c’est difficile de se raccrocher à cette manière de faire là si elle n’est pas déjà intéressante. Donc pour passer de la fable au truc il faut effectivement que le fait de pouvoir expérimenter avec les mots ait un sens.
A la fin de son interview, à la dernière page, Daniel Stern parle de protéger, expérimenter… "… ils peuvent jouer, improviser, expérimenter. Je ne sais pas comment protéger cela parce que c’est presque paradoxal de vouloir protéger ce qui est sauvage mais si on ne le fait pas on va vivre dans un monde incroyablement stérile". C’est très intense et très intéressant, il est rejoint par Hermann Sabbe (page 1), c’est ce que je disais une flamme à transmettre, à protéger et je suis à mille pour cent d’accord avec lui.
Hermann Sabbe page 1 et 5, parle du paradoxe dans la méthode, cela m’a fort intéressé aussi… la présence des instruments traditionnels. Je ne sais pas si je l’ai déjà dit, mais je suis persuadé que l’on peut faire un dispositif comme le premier avec d’autres instruments, les "instruments du pauvre", et qu’on peut le faire sans instruments. Je ne dis pas que je peux le faire demain mais c’est une chose à réfléchir et à expérimenter, parce que j’ai été très proche de ce genre de choses avec des classes entières où il n’y avait pas d’instruments. Bien sûr il n’y avait pas de film, il n’y avait pas d’autres adultes mais… ce que l’on remarque dans le premier dispositif, dans le Tohu-bohu, a émergé là aussi. Pas d’une façon systématique ou continue comme Hervé le fait, mais je vois des choses similaires qui arrivent. Et donc il y a moyen de le faire avec la voix, les mains, le corps etc. c’est une chose que je souhaiterais que l’on essaie le développement. Parce que la toute première fois où j’ai vu le dispositif c’était au Palais des Beaux-Arts, dans ce lieu presque sacré, avec de magnifiques instruments, avec de magnifiques piano à queue…
Je dois dire que j’ai d’abord eu des réticences quand j’ai vu cela : cela y est, on est en plein dans la réplique de schémas bourgeois, je ne sais pas il y avait un aspect qui me heurtait… mais je m’y suis rallié complètement après l’avoir vu plusieurs fois et j’ai compris encore plus profondément dans l’interview d’Hervé ce qu’il a voulu faire et je reconnais l’efficacité de ce genre de situations paradoxales.
Puisqu’on parle des Beaux-Arts, j’ai écrit, à la demande de la Fondation Roi Baudouin, un article sur le Mont des Arts dont les Beaux-Arts font partie. Je me demandais comment j’allais écrire cet article, parce que le Monts des Arts est un lieu qui me déplaît par certains aspects. Qu’est-ce que l’on peut faire dans ce cas là ? Et bien j’ai été faire des photos, je me suis en quelque sorte réapproprié le lieu et j’ai imaginé un article où je mets d’un côté les photos commentées et de l’autre côté le décor sonore (entre guillemets) qui correspond à chaque image… donc bande image, bande son. Et je pense au Palais des Beaux Arts parce que je l’évoque ici au moment où la programmation de cette salle était très éclectique… c’est une chose qui a disparu progressivement, et je le regrette vraiment. Pour le moment on a retrouvé une certaine solennité que je n’apprécie pas beaucoup. Je vous parle de cela parce que j’ai senti chez les responsables de cette publication - pas tous heureusement – une certaine réticence à la teneur de mon article parce que j’aime mélanger les genres - et on rejoint l’éducation musicale… mais volontairement, je suis pour un éclectisme complet. Et j’évoque dans la bande son une multitude de styles… C’est pour vous dire combien on doit faire face à des réticences parfois surprenantes dans ces matières : le manque d’ouverture et d’expérimentation et d’intérêt des gens est incroyable. Je vous en offre un exemplaire…
Quand à relire mon propre interview, bon je trouve qu’il y a peut-être des choses intéressantes mais qui sont assez mal exprimées. Mais je tiens à ce que l’on joigne les réponses écrites que j’avais faites… parce que les choses sont parfois mieux exprimées, mieux ramassées. Par exemple concernant l’expérience du Tohu-bohu, moi je me retrouve plutôt dans ce que j’ai mis là. (…)
J’ai aussi mis les questions comme ça, c’est clair.
Et même si on ne va pas toutes les reprendre, prenons par exemple la question 13 : "La proposition d’écriture musicale ou sonore du dispositif-partition s’offre aux enfants sous forme de quatre questions : le temps défilant entre un début et une fin, la "forme", l’instrument, le contraste entre son et silence". Comment est-ce que l’on peut plus ou moins scientifiquement prouver la pertinence d’un outil, comme un ensemble d’écriture musicale ?
Il y a plusieurs écritures musicales : il y a l’écriture antique par exemple, voilà quelque chose d’intéressant, je crois que c’est Thierry qui y fait allusion, ce que l’on a découvert – on a mis le temps d’ailleurs pour découvrir que c’étaient des partitions de musique – l’écriture se base sur la poésie. Donc il n’y a par exemple que très peu d’éléments rythmiques en écriture musicale de l’Antiquité parce que cela correspond aux vers de Sophocle dont on connaît bien le rythme. La hauteur de son est indiquée par des petites lettres, c’est très petit et c’est très difficile à déchiffrer – il y a pour le moment une effervescence dans cette matière archéologique, avec des recherches et des disques qui paraissent très régulièrement sur des reconstitutions possibles de musiques de l’Antiquité.
L’écriture qui a fait le plus ses preuves c’est évidemment l’occidentale, née au Moyen-Age, à partir non pas d’une portée, comme on dit les portées de cinq lignes, mais à partir d’une ligne. Sur la ligne, au-dessus, en bas. Au-dessus, c’est aigu ; dessus, c’est moyen ; en-dessous, c’est bas. Et puis petit à petit on est arrivé à cinq lignes – c’est intéressant de savoir pourquoi on s’est arrêté à cinq lignes, aucune étude n’a jamais été faite là-dessus. Pourtant ce serait intéressant du point de vue du comportement du cerveau humain et de la sémiologie : pourquoi cinq lignes ? Ces cinq lignes que l’on appelle portée, c’est un ensemble sur lequel on va mettre des notes. Mais on peut les mettre n’importe où, alors il y a ce que l’on appelle une clé pour cadenasser, une clé de Sol par exemple. Cela signifie que là où la boucle commence cela sera un sol. Tout ce que j’explique ici, je l’explique aux étudiants en disant une chose : ce ne sont que des conventions, dans toute cette écriture musicale, toutes ces notations musicales, il n’y a quasi que des conventions.
On essaie parfois de les faire passer pour autre chose que des conventions mais même les étudiants à dix-huit ans pensent parfois qu’il y a là-dedans des… enfin ils ont des idées essentialistes sur certains thèmes. C’est plutôt malheureux ; non ce sont des conventions. Les japonais ont inventé une autre écriture musicale bien plus proche de l’écriture informatique et elle fonctionne pas mal dans certaines écoles japonaises ; elle est plus précise que celle que j’expose ici, la traditionnelle occidentale. Alors, on va dire que ce sont des violons qui vont jouer, on l’indique ici. On va dire ces violons vont faire des notes d’une certaine durée, en quatre/quatre… voilà un la qui dure quatre temps, c’est une ronde. Cela va se complexifier : deux blanches, puis on termine par une ronde avec un point d’orgue, cela veut dire que l’on reste autant de temps que l’on veut. On va lier tout cela et on va lui donner un tempo, un tempo qui est bien précis. Par exemple une noire égale 120, 120 battements par minute, c’est ce que l’on appelle le métronome. C’est passionnant l’histoire du tempo, il faut attendre le début du dix-neuvième siècle pour que le tempo soit précis, Beethoven commence à instaurer cela. Avant on ne sait pas, on peut jouer Bach de bien des façons au point de vue du tempo. Alors on va jouer cela d’une certaine façon : il faut que cela commence fort, "forte", et que cela se termine doucement, "piano". Qu’est-ce que l’on peut encore ajouter là-dessus, on a quasiment l’essentiel, on va faire un decrescendo, on diminue l’intensité.
D’autre part il faut considérer de quoi le son est constitué : de quatre paramètres psychophysiques : le timbre qui est caractérisé par les harmoniques du son qui sont présents, qui sont plus forts l’un que l’autre et qui caractérisent l’instrument dont le son est issu (les harmoniques d’une clarinette sont tout à fait différents de ceux d’un violon) ; l’intensité, calculée en décibel qui est donc une unité psychophysique ce n’est pas une unité physique pure ; la durée, elle correspond bien sûr au temps mais aussi à la durée ; et ee dernier la hauteur des notes différentes qui est calculée en vibrations par seconde, en hertz. Ce sont les quatre paramètres indispensables pour définir un son ; et bien le simple exercice à faire est de voir si ces quatre paramètres se retrouvent dans le système d’écriture musicale.
Le timbre c’est la référence à l’instrument, violon par exemple, il n’y a que le violon qui peut donner ce timbre, si on supprime cette notation on est par exemple dans l’incertitude quant à l’instrument qui doit interpréter ces notes là, Bach l’a fait par exemple pour le clavier, on peut jouer des pièces de Bach au clavecin, à l’orgue, au piano, il n’a pas précisé dans certaines œuvres. L’intensité elle est bien claire cela commence fort et puis cela diminue. Ces paramètres sont imprécis, on pourrait certes les préciser, dans certaines écritures musicales ils sont beaucoup plus précis, ici il y a sept états du paramètre d’intensité qui vont du triple forte au triple piano… c’est pas très précis, donc c’est une critique que l’on peut adresser à ce système.
La durée ma foi elle est omniprésente, dès le début, une mesure de quatre/quatre, on doit la suivre. La durée est très précise ici une noire égale 120. Avant Beethoven, on disait moderato, allegro… c’est très imprécis, vous voyez sur les vieux métronomes par exemple l’allegro va de X à Y. La durée des notes est très codifiée… j’aurai pu quand même rajouter un silence pour être complet.
La hauteur c’est simplement, littéralement, la hauteur qu’a la note sur le groupe de cinq lignes, mais elle peut aussi aller au-delà ou en-dessous. Calculée en hertz et que on l’appelle aussi fréquence, elle est très précise, elle, en musique occidentale traditionnelle, toujours avec la référence quand elle n’est pas indiquée au LA égal à 440 vibrations par seconde. Cela c’est la référence pas vraiment universelle, mais universelle en musique occidentale. La référence pour LA 440 est implicite, il se peut par exemple que l’on fasse une partition de musique dite ancienne, une reconstitution, sur un diapason qui soit un peu inférieur… 438, 415 et qui correspond à des instruments du dix-neuvième siècle. Quand je vais par exemple visiter quelqu’un qui veut vendre un vieux piano en bois, je suis certain qu’il est trop bas par rapport à la norme actuelle.
Et effectivement l’histoire du diapason est passionnante : il a eu tendance à monter sans arrêt, on explique cela par le fait que dans l’orchestre symphonique les cordes ont toujours tendance à jouer un peu plus haut pour être brillantes. Et le diapason, au cours du dix-neuvième et du vingtième siècle a eu tendance à monter tout le temps plus haut, et c’est vrai qu’à un moment donné on a du mettre une norme. Il y avait des problèmes : un piano on peut l’accorder un peu plus haut – et on a tendance à le faire actuellement – mais amener un marimba ou un vibraphone, on ne va pas commencer à limer le bois pour le rendre plus aigu ou à plomber le vibraphone pour le rendre plus grave. Il y a tout de même une référence… ce qu’il y a de très intéressant c’est que lorsque l’on découvre en Afrique des marimbas ou des balafons très anciens ; on peut vraiment dire que cette note là c’était à cette hauteur là qu’ils la jouaient. De même quand on trouve des flûtes préhistoriques et qu’on en tire un son, on peut entendre la véritable hauteur qui était entendue par le musicien et ceux qui écoutaient. La hauteur est omniprésente…
Voilà, vous comprenez que cette grille d’analyse on peut l’appliquer au dispositif… alors je ne vais pas m’ étendre mais quand on dit "le temps défilant entre un début et une fin", c’est valable pour toutes musiques. La forme ? Et bien je suppose que dans la forme se retrouve les hauteurs, il faudrait le savoir mais ce serait des hauteurs imprécises.
Un petit mot sur les hauteurs : parmi ces quatre paramètres, timbre, intensité, durée et hauteur, c’est ce dernier qui a été le paramètre prioritaire de la musique occidentale. Et il a fallu attendre le siècle passé, les années vingt, trente, pour que l’on s’intéresse au timbre. Pour que la percussion pénètre enfin dans l’instrumentarium des compositeurs sous l’influence des continents extra-européens. Et ce qu’il y a d’intéressant c’est que justement dans ce dispositif la hauteur n’apparaît plus comme le paramètre prioritaire. L’instrument c’est le timbre, c’est très clair, que cela soit un instrument acoustique ou un choix dans ce que propose le synthétiseur. Le contraste entre son et silence, cela c’est intéressant parce que cela met l’accent sur un aspect de la durée qui n’est pas non plus considéré comme quelque chose de déterminant dans la musique traditionnelle…
Encore deux trois mots sur l’"Histoire de l’éducation" en Que sais-je ? : voilà un remarquable ouvrage pour rafraîchir les mémoires sur les révolutions pédagogiques et qui a bien des échos dans ce que l’on retrouve dans toutes les interviews et dans toute la démarche d’Hervé. Moi je vois qu’Hervé est au fond un suiveur, au-delà des siècles, de Jean-Jacques Rousseau, tout simplement. Qui a fait cette espèce de révolution copernicienne de s’intéresser à l’enfant et non pas au futur adulte dans la personne des élèves. Et dans le livre, une des phrases déterminantes est cette injonction qu’il adresse aux enseignants : "commencez donc par étudier vos élèves". Et au fond c’est ce que Hervé fait, étudier l’enfant et apprendre de ceux-ci. Et c’est un peu le hasard mais dans la page qui suit il, cite Kant disant que pour apprendre il faut faire. C’est cela que j’apprécie dans toute cette démarche d’Hervé c’est qu’il ose expérimenter sur le terrain même au risque de se tromper, et il en tire des leçons. Le gros problème de l’éthique et de la morale ne m’intéresse pas beaucoup non plus mais je recommande ce livre de Marcel Conche "Fondements de la Morale" où dans les premières pages il donne son avis sur ce qu’est l’éthique et sur ce qu’est la morale.
I.S. Et c’est un avis qui va dans quel sens ?
L’éthique est individuelle et la morale universelle.