Entre sur-qualité et médiocrité, risquer le multiple.
Réflexions d’Hervé Thys, directeur artistique de la saison 1992/93.
La saison de concerts qui s’annonce est la dernière programmée par Hervé Thys qui a assuré la direction de la Société Philharmonique pendant plus de vingt-cinq ans.
Personnalité échappant à toute définition, animé par une pensée précise mais complexe, profondément originale dans ses attendus comme dans ses conséquences, Hervé Thys a tenté, tout au long de son mandat, de mettre cette pensée en application. Sans concession. Avec parfois pour effet pervers un apparent simplisme dans les résultats. Il est intéressant d’apprendre quels chemins furent empruntés pour arriver à la situation que connaissent aujourd’hui le public et l’institution. Et comment Paul Dujardin hérite d’une situation mise en place par la réflexion visionnaire de son prédécesseur.
Cette réflexion, Hervé Thys n’en avait livré jusqu’ici que quelques bribes, se dérobant aux questions, refusant les mises en demeure. Il aura fallu attendre la dernière saison pour qu’il en rende compte sans réserve. Ces notes n’en sont encore qu’un premier aperçu.
Du cristal à la fumée (1). De l’œuvre de Boulez à l’improvisation de l’enfant.
Depuis des années, ma démarche est guidée par cette interrogation. Au regard de l’évolution actuelle du cerveau de l’homme, elle semble se formuler à contresens et pourtant elle concerne l’univers musical de façon cruciale. L’être humain est aujourd’hui assez avancé pour calmer son refus, sa peur de retrouver en lui l’animal. Assez avancé pour refaire alliance avec ceux qu’il rejetait comme étrangers : les animaux, ceux qu’il considérait comme en simple devenir : les enfants, ou, jusqu’il y a peu, comme êtres inférieurs : les femmes.
Echappant à l’aberrance d’une vision du monde centrée sur son unique désir, il peut aujourd’hui faire la paix avec les êtres dont procède son environnement social. Mon propos se veut la réunion de tous les cerveaux, archaïques et contemporains, adultes et enfants.
La spécificité d’une saison.
La diversité de la programmation au sein des différents cycles de concerts pourrait laisser croire à la résultante d’un hasard. Nous en sommes très loin et c’est aux entrelacements de multiples fils rouges qu’est due l’organisation d’une saison. On pourrait mettre en exergue certains thèmes et les projeter dans les sphères de la sur-qualité et du rayonnement européen : le piano romantique, les quatuors de Beethoven ou les symphonies de Sibelius, par exemple. Si j’y renonce, c’est que je refuse d’obscurcir d’autres domaines par l’effet d’un choix exclusif, si justifié soit-il.
Respect du multiple et mise en mouvement du désir.
Mes deux axes, mes fils conducteurs sont, d’une part, le respect des cloisonnements séparant les publics et, d’autre part, la passion de faire circuler la dimension du désir entre les trois partenaires du concert, le compositeur, l’interprète et le public.
Les cloisonnements, je les observe, je les regrette, mais je prends les êtres humains tels qu’ils sont, sans rechercher l’utopie. Ces différents publics et nous-mêmes qui en faisons partie, nous sommes enchevêtrés, liés les uns aux autres, comme des rhizomes, pour reprendre l’image de Deleuze et Guattari ; et ces rhizomes, je les respecte pour ce qu’ils sont chacun et aussi parce que, pris ensemble, ils sont la diversité.
"Dès la naissance, on crie
n’est que désir
N’a pas ce qu’on veut,
on cherche" (Ernst Bloch)
Ma tendance naturelle, dans la vie comme dans le travail, est de tenter de tout connaître. Au risque de rencontrer le chaos, le désordre, le Tohu-bohu.
A la critique qui m’accuserait de favoriser le tout-à-l’égout, je répondrai que la reconnaissance du réseau - du rhizome - que j’évoquais plus haut, et l’espoir de la paix sociale qui devrait en découler, m’amène, au contraire, à m’organiser sévèrement au sein de la diversité des faits et des êtres.
La réussite du concert.
Mais alors le concert, ce triptyque formé par le compositeur, l’interprète et le public, comment l’organiser ? La réussite d’un concert est issue de la confrontation respectueuse de multiples responsabilités, où circule, et parfois s’épanouit, le désir de chacun, le désir compris ici comme l’élan vital, poussé de sève autant que projet de destinée. Le concert est le lieu d’un acte social où circule le désir, avec l’autre pour objet, qui jamais ne se rejoint.
En disant cela, je ne fais qu’ébaucher l’organisation de ma saison mais cet aspect des concerts est pour moi fondamental. Mon objectif est de laisser passer, de laisser fleurir le désir de l’autre bien plus que d’imposer telle ou telle oeuvre. Et dans le choix des interprètes, je crains davantage la sur-qualité que la médiocrité : l’une peut éblouir, l’autre ne peut se cacher. Nous avons les moyens de reconnaître la médiocrité, je n’en ai donc pas peur et ne suis pas gêné de la rencontrer : une fois identifiée, on s’en écarte facilement.
Par contre, la sur-qualité, qui nous met apparemment tous d’accord, entraîne à ce qu’on l’adore : comme les raisons sont bonnes, c’est un veau d’or aux apparences de légitimité qui se crée. Le consensus des gens intelligents sur ce genre de produit mène selon moi à une impasse, de toute façon incompatible avec le système auquel j’adhère.
Si notre culture a toujours fasciné le monde c’est qu’elle contenait des processus d’interrogation pouvant aller jusqu’à l’autodestruction ; la richesse des questions qu’elle posait, a aussi produit la richesse des oeuvres. Nous touchons notamment là à l’essentiel de la musique contemporaine, à cet égard d’un intérêt fascinant.
Je ne critique pas le veau d’or lui-même mais les conséquences de son édification. A titre d’exemple, ce n’est évidemment pas l’artiste Arthur Grumiaux, immense, incontournable, qui doit être comparé au veau d’or ; c’est le fait de donner l’exclusivité à son genre d’interprétation et d’en faire une fausse religion. A ce sujet, je regrette qu’un violoniste aussi excellent que Yuri Braginski ne soit pas plus reconnu en Belgique...
Mon approche de la Société Philharmonique comprenant tout ce que je viens de dire - on pourrait résumer en parlant d’"exploration du désir qui court à travers la diversité" - je reprends mon fil rouge. Supposons qu’il y ait un concert ce soir. Comment allons-nous mettre ceci en application ?
Il est des interprètes ou des auditeurs qui ne tiennent pas compte du désir qui circule mais privilégient leur désir individuel au détriment du mouvement social. Cet acte d’aberration et même de destruction, je ne me sens pas la mission de le soutenir. Un même jeu existe dans la vie, dans la musique et au concert, il faut en respecter les règles. Si l’être humain est fait, comme je le crois, de désir et de jeu, dans notre cas le jeu se joue à trois, en équation flexible et biologique.
A la question de savoir si, dans l’appréciation de cet art à faire circuler le désir, je ne me trompe pas parfois, je réponds : "toujours, et je le revendique".
La mission de non-éducation.
L’organisation d’une société de concerts est directement rattachée à des questions financières et les ressources de l’institution passent par la reconnaissance du tissu social, des pouvoirs publics, des sponsors et, avant tout autre, du public payant.
Mais cela ne me charge pas, pour autant, d’une mission d’éducateur. L’alliance du savoir et du pouvoir est heureusement de plus en plus distendue et il devrait être possible aujourd’hui de transmettre des informations autrement que dans l’exercice du pouvoir.
Le savoir, largement médiatisé de nos jours, devrait pouvoir se laisser approcher de toutes sortes de façons, volant de ses propres ailes, indépendant des mandarins de l’art et de la pensée...
Les activités de la Philharmonique.
La musique est royale, elle permet la rencontre de tous les cerveaux.
Outre la programmation des concerts, la Philharmonique a mis en place trois activités : les ateliers de sensibilisation à la création musicale, qui se propagent en Belgique et à l’étranger, les séminaires de réflexion organisés dans les universités de Louvain-la-Neuve, de Gand (et qui se préparent à Paris VIII et à Lyon) et enfin les concerts du cycle Sa-Me-Di la Musique.
Les ateliers de sensibilisation, ne sont ni un enseignement ni une initiation. Simplement une mise en situation d’êtres humains dans leurs rapports avec les possibilités des instruments, voix comprise. Les observations liées à ces dix années de travail se sont imposées comme profondément originales et un processus s’est enclenché, au destin encore imprévisible.
L’interrogation - avec les milieux universitaires - est une proposition de relation entre la musique et la science, à une époque où la musique déferle sur toute la planète, dans tous les milieux, à tous les niveaux. Et pourtant, combien la musique échappe aux investigations scientifiques ! La Philharmonique a quand même décidé d’interroger, avec l’objet qui est le sien, le savoir universitaire et de le confronter avec son expérience.
Le cycle Sa-Me-Di la Musique, enfin, qui s’adresse à tous les publics, est animé par des musiciens de l’Orchestre National de Belgique et poursuit l’objectif de rendre perceptible la personnalité et les timbres des différents instruments ; de faire découvrir les relations subtiles reliant l’instrument et l’interprète.
L’interaction agissant entre ces deux derniers est encore peu explorée et donc mal connue mais elle renvoie au génie propre de l’orchestre et des musiciens.
L’art, fille du chaos.
Entre le cristal, fascinant par sa perfection, mais statique, et la fumée, où, craignant de me perdre, je m’affole, il me faut créer une dynamique. Et je pense à Deleuze et Guattari selon lesquels le chaos a trois filles : l’art, la science et la philosophie. Ce sont les Chaoïdes.
"Elles sont les trois grandes formes de la pensée et ce qui les définit, c’est toujours affronter le chaos, tracer un plan, tirer un plan sur le chaos. Mais la philosophie veut sauver l’infini en lui donnant de la consistance. La science au contraire renonce à l’infini pour gagner la référence. L’art veut créer du fini qui redonne l’infini. (2)
Hervé Thys.
Propos recueillis par Martine Dumont-Mergeay.
(1) "Entre le cristal et la fumée" - Essai sur l’organisation du vivant de Henri Atlan - Editions du Seuil - Paris 1979.
(2) Dans : "Qu’est-ce que la philosophie" de Gilles Deleuze et Félix Guattari - Editions de Minuit - Collection "Critique" - Paris 1991.