Méthode Thys

La musique improvisée, le défi. Apprivoiser le chaos.

Depuis toujours, et sans que cela l’empêche de prendre des formes fixées, la musique a été improvisée. Improvisée par l’enfant qui souffle dans un roseau ou le paysan qui frappe sur une calebasse, mais aussi par les musiciens de la grande tradition de l’Inde, les claviéristes de l’époque baroque ou, plus récemment, les artistes du jazz.
Pourtant, dans l’environnement actuel de la musique classique occidentale, la musique improvisée ne trouve plus ses lettres de noblesse que dans le secteur confidentiel (même si très sonore) de l’orgue ; et les grands improvisateurs que furent Liszt ou Chopin, au siècle dernier, apparaîtraient aujourd’hui plus comme d’habiles pasticheurs que comme des créateurs à part entière. Que dire alors de celui qui produirait des sons dans le seul but de s’exprimer et de communiquer ?

La musique improvisée ne serait donc pas un art, du moins pas au sens où il est défini par le dictionnaire qui associe le concept à la science, à la méthode et à l’habileté et, pour cette raison surtout, elle sortirait du champ d’investigation des praticiens savants.

Il existe, à mon sens, mille raisons pour lesquelles ce territoire infini n’est pas exploré, et mille raisons qui nous amènent à entreprendre cette exploration. Ce sont d’ailleurs partiellement les mêmes, appréhendées de façons inversées, avec, en tête, ceci : l’être humain avait peur devant le désordre, identifié comme le chaos qu’il lui fallait fuir à tout prix, comme il fuyait sa propre animalité. Mais c’est aussi pourquoi nous sommes amenés à explorer la musique improvisée comme étant, par excellence, le champ d’expérimentation de comportement sociaux (y compris les relations avec soi) beaucoup trop dangereux pour être explorés ailleurs : vivre sans racisme, sans recours au réflexe du bouc émissaire, sans protectionnisme culturel, c’est un pari audacieux mais il peut conduire à des retombées très positives au niveau de l’espèce. A cet égard, la musique improvisée apporte une richesse, une liberté, une ouverture incomparables ; elle permet à de nouveaux comportements de s’expérimenter parce qu’elle associe ce qu’il y a en nous de plus archaïque avec l’aboutissement d’un long processus d’élaboration rationnelle.

Dans l’immense majorité des cultures, la musique, et, plus généralement, toutes les formes d’art ont toujours été protégées des influences extérieures. Seul l’occident, sans doute aussi pour des raisons liées au développement de la technique et de l’industrie, a préféré défricher et explorer de nouveaux terrains au fur et à mesure de son évolution, regardant toujours en avant, de la Renaissance vers le baroque, puis vers le classique, le romantisme, l’impressionnisme, le sérialisme… Le processus consistant à explorer est toujours là et le domaine de la musique improvisée s’offre à cette exploration. Le défi, c’est que cette musique improvisée est encore devant nous et “que cet héritage n’est précédé d’aucun testament” ; que le terrain n’est non seulement pas labouré mais que, dans les broussailles et la végétation sauvage, il faut se frayer un chemin, s’enfoncer profondément, affronter le chaos, non pour le fuir mais pour inventer avec lui un rapport nouveau.

Bref, à l’inverse de ce qui s’est toujours fait, la pratique de la musique improvisée renverse ces motivations d’harmonisation ou d’ordonnance sans que l’on puisse préciser quels sont les nouveaux bénéfices à tirer de l’aventure (mais l’homme n’a jamais examiné les conséquences des transformations qu’il engageait).

Tout processus de production artistique s’inscrit dans un système de valeurs et n’est jamais innocent du contexte dans lequel celui qui l’a produit vit. L’un et l’autre procèdent d’un même système, d’un tronc commun.

Ce qui différencie l’être humain des animaux (et c’est peut-être sa seule distinction, car les outils et même le langage parlé sont sans doute issus du règne animal), c’est la dictature des idées et des convictions. Pour ses idées, l’homme peut mourir ou tuer.
C’était bien longtemps après que les hommes se sont séparés des grands singes, il y a cinq ou six millions d’années, que la transformation du larynx eut permis le langage. L’homme n’est donc pas humain parce qu’il dispose du langage mais c’est plutôt parce qu’il a le langage qu’il a pu se développer comme il est. Tout comme le pouce qui, en se détachant du bras a permis la préhension, le larynx pourrait être considéré comme un bricolage ayant permis le langage et ce dernier ne serait qu’un outil d’”intelligence” à ranger parmi les autres outils fabriqués par l’homme.

L’homme s’est cru humain grâce au langage : il lui a tout sacrifié ; mais le langage, après lui avoir rendu des services inespéré dans son évolution s’est emballé et partiellement retourné contre l’homme.
“L’écriture a permis d’accroître encore la permanence d ela parole et la prégnance du concept sur l’infinie diversité des événements particuliers. Au point que, peu à peu, le texte écrit est devenu le seul garant de l’existence d’un fait.
Dans nos sociétés, la musique a suivi cette logique et s’est de plus en plus confondue avec la notion d’œuvre écrite et classée.” (Thierry De Smedt).
La musique improvisée, quant à elle, représente un territoire de communication vierge du verbal et, paradoxalement, par la recherche de la communication non verbale, l’être humain est amené à mieux définir le rôle et les limites de la parole et du texte écrit.

Nous avons un besoin urgent d’une profession de foi anti-romantique ; ne plus demander à la musique de la “morale” et un “relèvement du peuple”, mais de l’art ars, de l’art pour artistes, une espèce de divine indifférence, une espèce de gaîté illicite, au dépens de tout ce qui a “de l’importance” : l’art, en tant que sentiment de supériorité et “sommet”, s’opposant à la platitude politique, à Bismarck, au socialisme, au christianisme, etc…
Friedrich Nietsche, Lettre à Peter Gast, 19-XI-1886

La pratique de la musique improvisée implique que ce que l’on produit vient du plus profond de soi, du lieu de la différence radicale avec l’autre, du non-consensus absolu, et qu’elle (la musique) est reçue par l’autre qui la perçoit comme irréfutable : voilà qui ne permet plus de jugement, ni d’acte d’exploitation ou de commerce.

La musique improvisée nous met devant l’étrange situation (mais peut-être est-elle seulement étrange par manque d’habitude) d’être enfin capable de créer l’ouverture à l’autre au moment où on est acculé à accepter la différence infranchissable qui nous sépare de lui. Lui qui était étranger tant que la distance qui nous en séparait n’était pas reconnue. Lui qui, en se rapprochant, nous mène aux bords de la béance affolante. Ce double vécu de présence-absence touche à un concept que Levinas a appelé “l’éthique de l’autre”.

Les désirs que l’on peut satisfaire ne ressemblent au Désir que par intermittence : dans les déceptions de la satisfaction ou dans les accroissements du vide qui scandent leur volupté. Ils passent pour l’essence du désir à tort. Le vrai désir est celui que le Désiré ne comble pas mais creuse. Il est bonté. Il ne se réfère pas à une patrie ou à une plénitude perdues, il n’est pas mal du retour – il n’est pas nostalgique. Il estle manque dans l’être qui est complètement et à qui rien ne manque.
Emmanuel Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, 1974

Etre pour s’exprimer
Se pourrait-il que les apparences n’existent pas pour les besoins de la vie mais, qu’au contraire, la vie soit là pour le plus grand bien des apparences. Puisque nous vivons dans un monde saisi pendant qu’il apparaît, ne serait-il pas plus plausible que ce qu’il y a en lui de significatif et de pertinent se situe précisément en surface ?
Hannah Arendt, La Vie de l’Esprit, 1981

Tout ce qui voit doit être vu. Tout ce qui touche doit être touché. Tout ce qui entend doit être entendu.
Comme l’a si bien développé Hannah Arendt dans son livre La vie de l’esprit, cette règle-instinct est une loi appartenant au vivant. L’expression n’est pas là pour traduire le monde caché. Bien au contraire, les organes internes (chacun spécialisé de façon précise) sont là pour permettre à la surface de paraître et de s’exprimer comme telle.

La communication à partir de la musique improvisée (et non d’une "musique culturée" ayant fonction d’art dans une société hiérarchisée et normative) permettrait d’appréhender l’ensemble de l’être, partant du plus proche vers le plus lointain, de l’unique vers le multiple ; elle permettrait de reconnaître l’infini et le multiple de la nature.

Dans cette démarche, la musique improvisée pratiquée par les enfants m’interpelle : à voir et à entendre ces très jeunes enfants tels qu’ils s’expriment dans les groupes de sensibilisation dont je m’occupe, il m’apparaît de plus en plus clairement qu’ils ont infiniment moins peur du chaos que l’adulte et même qu’ils nous ont déjà précédé dans le territoire qu’on appelle désordre. Curieusement, au lieu de faire n’importe quoi, ils font une vraie musique, qu’on ne peut rattacher ni aux cris et chants des animaux, ni à l’art tel que nous le connaissons, une musique qui est la leur et dont il me semble désormais impossible de ne pas tenir compte.(1)

Hervé Thys (en collaboration avec Martine Dumont-Mergeay)
article paru dans la revue Art et Culture en décembre 1989

(1) Hervé Thys est le fondateur de la “Méthode Thys”, méthode de sensibilisation à la créativité musicale, pratiquée depuis bientôt dix ans dans différents groupes scolaires en Belgique, objet de recherches de plusieurs universités européennes.
Voir également Continuum de décembre 1990