D.D. Hervé pourrais-tu préciser ta proposition sur les quatuors de Schubert où on trouve une plus grande liberté ?
Il y a nettement plus de libertés que dans n’importe quelle musique africaine par rapport à l’héritage, en ce sens justement que l’africain est un peu comme cet oiseau qui pendant sept ans doit apprendre le chant des adultes avant de pouvoir avoir un couple. Tu connais cette histoire d’oiseau fabuleuse, pendant sept ans il est apprenti chanteur. Cela dure un nombre d’années impressionnantes et à ce moment là il peut prendre la place du mâle précédent.
Mais dans la transformation de l’héritage disons musical, de l’ordre dans le son musical, pourquoi est-ce qu’il y a transformation lente dans la musique ancestrale africaine, chinoise etc. ? C’est simplement parce que il n’y a pas moyen qu’il n’y en aie pas…
Mais ce n’est pas du à une personnalité soudaine comme un Beethoven, Schubert ou dieu sait quoi.
C’est à dire qu’il n’a pas pris et il ne peut pas parce que cela lui est interdit, il n’a pas pris l’héritage pour le transformer. Il a pris l’héritage pour le poursuivre à l’identique, et comme il ne sait pas le poursuivre à l’identique parce qu’il n’y a pas d’identique, il est évident qu’il y a transformation. Cette transformation est fascinante parce qu’elle se passe sur un très grande longueur de temps mais c’est la transformation de l’intelligence que l’on trouve chez les animaux. Si les abeilles peuvent faire des nids extraordinaires c’est une intelligence lente qui a petit à petit mis en marche une forme d’intelligence.
Mais il est évident que l’occidental à travers notamment la polyphonie a tout d’un coup mis en marche une sorte de questionnement à travers la personnalité individuelle, que cela soit un Van Gogh ou qui que se soit, de tout un coup dire non, je ne vais pas obéir à cet héritage. Et je suis… je crois que ce qui reste le plus fascinant c’est la musique occidentale mais je ne dis pas qu’il faut qu’elle soit la référence sur la planète entière - cela ne tient pas debout, cela serait de nouveau une colonialisme d’autant plus que son extraordinaire fascination c’est aussi peut-être son suicide - c’est à dire d’avoir été aussi loin que l’on pouvait justement dans le refus de ce que le père ou le grand-père avait amené.
D.D. En sachant aussi qu’un des principes même de la musique occidentale, de la culture occidentale en tous cas, c’est de fabriquer une ponction à chaque époque. C’est à dire que dans les musiciens qui ont été reconnu comme étant de grands musiciens et qui ont traversés les générations par exemple Mozart : à l’époque de Mozart il y avait autour de lui une vingtaine, une cinquantaine ou une centaine, je ne sais pas, de musiciens qui participaient de la transformation générale de la culture musicale… de front. Mozart était peut-être en pointe ou en tous cas l’histoire l’a gardé comme étant en pointe mais à son époque même il y avait d’autres musiciens que l’on considérait comme son égal.
Oui, mais cela c’est une chose qui me trouble…
A son époque, il y avait des musiciens, des professionnels qui tous ensemble produisaient une sorte de tissu culturel de l’époque. Mozart quand il a cinq-six ans ne connaît rien de Mozart, il connaît le tissu culturel de son époque, et quand il se met à composer il fait la pure musique de son père, la pure musique de son époque et puis au fur et à mesure de sa vie, au fur et à mesure qu’il avance comme il est justement très mal élevé et très contestataire, il introduit dans sa musique tout à fait autre chose que son époque.
Donc si on n’a pas gardé les autres c’est qu’au fond ils n’ont pas fait grands changements. Le père Mozart n’a pas fait de grands changements par rapport à…
I.S. Donc on a retenu les changements…
On n’a récupéré que les changements comme dans la technique d’ailleurs. C’est la technique qui améliore quelque chose donc là on peut voir aussi… Mozart encore une fois apporte des changements totalement involontaires.
Il prend le tissu de son époque et sans le tissu de son époque il serait incohérent parce que la musique qu’il produirait ne pourrait être prise par personne, on l’ignorerait complètement.
Et cela c’est la grande situation actuelle, c’est : peut-on sortir de cette cohérence qui appartient à une histoire qui n’est pas la judéo-chrétienne, qui est l’histoire planétaire ? C’est donc par rapport à l’ordre : sur la planète il faut mettre de l’ordre par rapport à ce que l’on a reçu à l’avance, que l’on a reçu en héritage qui ne peut pas être contesté parce que sinon nous tombons dans un égout épouvantable, il faut le sauvegarder et puis il faut laisser aller les changements comme dans l’évolution biologique.
Mais culturellement nous sommes en occident les seuls qui ont poussé pour le changement, qui ont cherché ce changement, qui ont valorisé le changement, au point qu’un Van Gogh par exemple est très vite… il serait mort cinquante ans plus tard il aurait été millionnaire…
I.S. Mais au fond, quand tu dis cette histoire où l’on a valorisé le changement en tant que tel, justement Mozart est un cas assez nouveau, au Moyen-Age on ne valorisait pas le changement en tant que tel, les artistes avaient leur atelier…
Absolument, mais au Moyen-Age l’occident n’avait pas trouvé son génie dans le domaine sonore.
Le génie du domaine c’est justement à partir de Mozart, de Beethoven, cette nécessité de valoriser le changement au niveau d’une personne et pas au niveau d’un groupe de gens et cette personne au fur et à mesure du changement a pour moi investi tout le terrain du possible dans le système, dans ce système là.
Et donc il n’y a plus de terrain à explorer…
D.D. Donc du coup c’est cohérent avec l’idée qu’à partir de Cage ou de gens de cet ordre là, le changement qu’ils proposent et qui est radical, et dont on peut dire qu’il est une sortie du terrain et dont la société n’a pas suivi les propositions, elle n’est pas sortie avec eux du terrain de la musique…
On peut dire qu’à partir d’une certaine époque ce n’est plus seulement le critère du changement qui est valorisé, la société n’a pas suivi ce qui avait été proposé… Cela me semble un peu plus compliqué que cette sorte de sélection naturelle que tu parais proposer si je te suis bien…
Ecoute, doucement, il est évident que le changement ne peut pas être résumé au mot changement. Mais pour moi c’est tout de même au niveau du sacré, au niveau des émotions, c’est tout de même "fais-moi peur".
Fais-moi peur, ne me montre pas simplement l’héritage de ce que tu as aimé et qui t’as instruit, fais-moi peur.
C’est à dire que vas aussi loin que tu peux pour que je tremble devant l’organisation sonore ou l’organisation peinture. Mais attention ne sort pas d’une certaine concurrence qui, au niveau de l’esthétique de notre population, est quelque chose que l’on pourra accepter ne fut-ce qu’avec retard.
Le problème c’est que comme la situation était totalement explorée, Cage en profond admirateur du passé mais en étant tout à fait actuel a simplement dit le sonore ne peut pas être résumé à l’organisation musicale cohérente. Le sonore c’est également le bruit des fourchettes dans un restaurant, une radio portative qui s’allume par hasard… le sonore c’est le tout. C’est donc le bruit : le bruit est sonore bien entendu, c’est tout ce que l’on a oublié… on se retrouve avec Castagnet "tout est bruit pour qui a peur", tout ce qui est bruit fait peur ou toute personne qui a peur a peur du bruit… mais pourquoi ? C’est du son.
Là on est dans une situation totalement nouvelle dans le domaine sonore où les enfants eux n’ont pas peur, ils nous précèdent tranquillement dans une organisation parce qu’il y en a une, mais qui est tellement riche, tellement complexe, qu’elle est, par rapport au passé, incohérente. Alors il faut les enfermer parce qu’ils sont incohérents ?
Non, il faut au contraire vivre avec l’incohérence de ne pas pouvoir croire que l’on va tout maîtriser. Tout maîtriser c’est maîtriser sa maison, sa femme, ses serviteurs, ses enfants et tout le bazar. La gageure est simplement ou bien ce système là se poursuit à travers le christianisme, à travers des obligations et des lois de plus en plus strictes, ou bien simplement il n’est plus adapté et je pense que justement le domaine sonore nous dit pourquoi il n’est pas adapté.
Donc là il se passe un quelque chose qui dépasserait simplement toutes les formes d’organisation de tout type de société qui soit africain, chinois, tout ce que tu veux, puisque là c’est parti de la même façon et là René Girard a raison.
Alors je reviens, le sonore pris comme John Cage mais il n’a pas été le seul, nous a ouvert cet espace total mais tellement total que tout le monde un peu s’y perd, mais il a beaucoup à nous apprendre…
I.S. Dans la vidéo que tu nous avais passée sur Cage, ce qui moi m’a tout à fait frappée c’est qu’il reprend énormément de thèmes que l’on pourrait dire d’ascendance Zen… or le Zen c’est une pensée de l’anonymat, ce n’est pas du "fais-moi peur" je veux dire et ce n’est pas dire quelque chose de spécial dans ce cadre là que de dire que chaque bruit a un sens.
Donc là il rejoint une… or nous… ce qui me semble paradoxal dans le cas de Cage c’est que c’est cela qu’il dit mais quand on l’entend on le réentend au sens du "fais-moi peur, c’est Cage qui l’a dit". Donc il me semble que la situation est un peu paradoxale au sens où ce qu’il disait, comme il le disait, aurait du être pris comme un murmure anonyme or nous on l’a "re-héroisiser", attention c’est des bruits peut-être mais c’est les bruits de Cage…
Oui, c’est clair on a de mauvaises habitudes d’abord, on est obligé toujours de mettre un Dieu et puisque par dessus le marché nous ne savons pas, on nous a désappris par nature à être zen… on ne peut en parler qu’à partir d’un exemple, à partir de quelqu’un qui a introduit le zen dans sa vie de tous les jours.
Cela me gêne de parler tout le temps de Cage parce que l’on devrait parler d’autres, Cunningham c’est la même chose pour moi, c’est quelqu’un qui a su introduire les mouvements quels qu’ils soient de qui que se soit à l’intérieur de la danse. Alors je préférerais parler de Cunningham que de Cage mais on parle avec des étiquettes donc il faut transformer le mot Cage en "ouverture à quelque chose" parce qu’il n’y avait pas moyen de continuer.
C’est à dire que le vivant pousse toujours en avant, donc tout ce qui est vivant est une pulsion perpétuelle vers autre chose, par nature même cela ne reste pas semblable. Donc le vivant s’est à un moment donné un pouce, s’est à un moment donné un oeil, c’est quelque chose mais c’est pas un projet où il faut nécessairement qu’il y ait un pouce ou un œil, il y a simplement impossibilité de ne pas aller plus loin dans une recherche qui est biologique, qui est au niveau du génétique.
I.S. Mais à ce moment là tu dis d’une part il ne faut pas être colonialiste mais d’autre part c’est tout de même les risques si j’entends que le vivant c’est la recherche de l’innovation, quelque part c’est que tout de même à ce moment là ce sont plutôt les européens que les africains qui sont fidèles à ce qu’est le vivant puisque c’est nous la lignée innovante, comment tu t’en tires avec cela… comment ne pas être colonialiste ?
Non, c’est justement le grand quiproquo : quand je dis lutter contre le colonialisme c’est que je m’aperçois que l’on est pas sorti d’une certaine époque. C’est à dire que les blancs qui allaient en Afrique avec la bonne conscience que c’était un peu des animaux, qu’ils étaient malades, qu’il fallait construire des écoles etc.
Je les préfère à l’actualité parce qu’il est évident qu’ils étaient sincères quand on voit dans quelles conditions de maladie, dans quelles conditions d’enseignement etc. Mais que maintenant on n’ait pas changé et que cette pensée occidentale comme au début de ce siècle continue à croire qu’elle peut, qu’elle doit se répandre sur la planète… alors là on n’a plus d’excuses parce que on a changé d’époque.
Maintenant tu connais très bien ma position vis-à-vis des africains : c’est qu’ils ne vont nulle part en regardant en arrière, c’est à dire que où ils ont un arrière qui n’a pas été occidental, ils ont une pensée qui n’a pas été occidentale, qui n’est pas partie dans ce genre de choses, mais ce n’est pas pour dire du mal de l’occident, j’ai une admiration sans bornes pour l’occident et je pense que ce n’est pas vers les africains qu’il faut se retourner, c’est du côté des occidentaux là où ils sont les plus démunis ne sachant plus quoi faire.
Mais tu connais ma position vis-à-vis des africains, pour moi il n’y a aucune solution du côté de l’Afrique – aucune. Il n’y a que des problèmes où il est bien difficile d’arriver à les aider. Et tous ces gens n’ont qu’une idée c’est d’entrer dans ce commerce, d’entrer dans cette merveilleuse organisation de l’occidental qui est le seul modèle que diable !
Alors c’est pas retourner aux africains que je propose, c’est retourner à ce que nous étions avant d’être occidentaux. Où là nous nous sommes bafoués nous-mêmes parce qu’il fallait bien le faire de nouveau, si on ne s’était pas bafoué on n’aurait pas eu de survie.
Je reviens à "tu ne convoiteras pas la maison de ton voisin" mais quel bon sens, quelle intelligence, heureusement que l’on a fait cela dans notre occident. Je ne sais pas comment expliquer… il n’y a pas une solution claire et précise qui dit prenez tel exemple, prenez ceci, prenez cela. Pour moi, c’est une transformation du regard de l’enfant sur la vie qu’il va vivre et que les adultes lui transmettent. Mais si il prend en même temps les instructions que les adultes lui transmettent, et surtout les instructions cachées qui ne sont des instructions que si on les prend – et les instructions cachées sont parfois plus dangereuses que les instructions visibles – cela justifie le taux de suicide chez les jeunes et cela justifie une société de panique.
Mais le levier se trouve à l’intérieur des êtres humains et pas chez quelques personnes qui auraient compris le levier.
C’est là qu’il y a toujours une situation difficile à vivre dans la vie : c’est que nous n’avons pas une connaissance valable, transmissible qui doit faire poids, nous avons une interrogation… et effectivement qu’ils pourraient rencontrer, c’est un peu la même chose que la rencontre avec les régisseurs.
I.S. Il y a un point de rencontre entre Bruno Latour et Tobie Nathan qui marche - bien à part qu’ils se disputent comme des chiffonniers - qui est que pour que nous continuions à la fois à prolonger une histoire qui nous a fait naître en occident et pas en Afrique, en établissant éventuellement des possibilités de parler moins destructrices par rapport à eux, il faudrait que… enfin, l’idée commune que chacun pourrait reconnaître c’est que nous fabriquons des choses pour qu’elles nous fabriquent. Par exemple le dispositif c’est quelque chose qui est fabriqué pour qu’il nous fabrique au sens de nous donner la possibilité de nous créer différents.
Et ce qui ne va pas avec nous autres c’est que nous méprisons les dispositifs qui nous fabriquent, que nous pensons que nous nous fabriquons de nous-mêmes et pas par les dispositifs que nous fabriquons et qui nous permettent de nous produire. Donc nous renvoyons au sujet humain isolé ce qui est en fait la manière dont nous nous produisons en faisant des choses. Parce que pour eux, les africains par exemple fabriquent une musique qui les fabrique, mais c’est quelque chose de l’ordre d’une chose et pas de l’ordre d’une intentionnalité, d’une "génialité", c’est dans le rapport… pas avec toutes les choses mais… C’est ce que tu disais avec les signes, par exemple avec l’écriture nous fabriquons des signes qui nous fabriquent…
Oui, mais là où je cale un petit peu c’est que le dispositif n’a pas été fabriqué. Mais…
Le dispositif est quelque chose qui n’a pas été pensé, fabriqué, c’est quelque chose qui surgit et qui simplement n’a pas été détruit ou mis de côté, c’est la seule chose. Donc nous nous trouvons là avec une simple possibilité humaine qui alors…
I.S. Oui mais c’est exactement une chose dans leur sens parce que les vraies choses elles sont fabriquées sans que personne ne puisse dire "je l’ai fabriqué" et c’est pour cela qu’elles peuvent en fabriquer d’autres…
Oui, mais dans ce cas-ci on peut presque dire que la société ne l’a pas fabriquée en ce sens que la société ne l’a pas interdite…
I.S. Est-ce que la société fabrique le langage ?
Non, l’ensemble des être humains modifient le langage…
Voilà, voilà donc on fabrique sans que personne ne fabrique…
Donc pour moi, ce dispositif apparaît comme étant profondément inscrit dans l’héritage et dans le passé, mais rien dans le passé n’a construit le dispositif si tu vois ce que je veux dire…
Oui, il n’y a pas d’auteurs…
Il n’y a pas d’auteurs, tandis que dans la transformation d’un langage il n’y a que des auteurs…
Oui mais donc il n’y a pas un auteur parce que si l’auteur, si comme toi ton nom peut y être accroché, mais si il y est accroché c’est simplement par des concours de circonstances…
Oui, mais cela va encore plus loin, il y a un auteur dans les quatuors de Schubert ou les quatuors de Beethoven, mais cet auteur est en même temps ce petit homme dans lequel la société passait comme dit Tarde, je crois.
Il n’y a pas de grands hommes, il n’y a que des petits hommes dans lesquelles passent des choses, mais des choses en provenance de lui et de la société dans laquelle il vit - à travers un consensus sur la manière de penser l’organisation musicale chez Mozart, chez Schubert.
Mais le dispositif n’appartient même pas à cela : petit homme ? oui je suis un petit homme, mais il n’est même pas traversé par quoi que cela soit de désir, de souhait, où qu’on puisse le voir, il y a simplement quelque chose qui était totalement occulté, interdit, qui était "faites n’importe quoi… il se passera quelque chose". N’ayez pas peur, on en revient tout de même là, n’ayez pas peur du désordre. Alors sans Cage je n’y serais pas arrivé mais cela ne s’écrit pas, ce n’est pas…
Donc en même temps il n’y a pas quelque chose de nouveau puisque cela a toujours été là mais il y a quelque chose qui cesse d’être interdit et qui nous permet peut-être d’aller voir…
Moi, pour le titre de la prochaine réunion du micro séminaire je n’aime pas les choses, les choses c’est tellement les objets dans la tête de beaucoup de monde et je voulais demander si on ne pouvait pas revenir à : que penser, que faire de ce qui nous arrive dans les ateliers Thys ? Parce que cela nous arrive, et alors là nous ne sommes pas les êtres humains d’un côté et les enfants de l’autre, nous sommes producteurs du tout. Sans les adultes qui sont là, les enfants ne feraient pas cela.
Donc est-ce que l’on pourrait penser à quelque chose comme que penser, que faire avec ce qui nous arrive dans les ateliers Thys ? Je ne sais pas, c’est une proposition…
D.D. Hervé, tu pourrais redire pour la caméra et l’enregistrement ce qui tourne autour de l’occident intéressant comme échec et non pour ses réussites…
C’est à dire que quand on prend James et Tarde c’est fabuleux…
Maintenant les gens qui travaillent sur le cerveau, la conscience pour savoir ce que c’est, enfin ils ont lu James. Et enfin ils comprennent comme Damasio que le cerveau est le prolongement du corps… cela transforme beaucoup de choses. Bien que l’on retrouve – et cela m’affole un petit peu – chez Damasio et chez des tas de gens, on retrouve que la conscience fait partie des émotions que l’on capte comme étant des émotions et alors l’élite est au-dessus, elle est au niveau le plus haut.
Tout le dernier livre de Damasio sur la conscience - qui est un livre passionnant - part du principe que la conscience et les émotions humaines c’est comprendre Pirez qui joue Mozart… les plus hautes valeurs humaines.
C’est affreux, c’est quelque chose d’extrêmement dangereux parce qu’il ne cache pas dès le départ que le niveau de conscience dans l’évolution humaine la plus haute, la plus complexe, la plus valable appartient à une élite. Et il dit il ne faut pas mépriser les divertissements ou la musique populaire : ne les méprisons pas !
C’est à dire qu’il est quand même trop intelligent pour ne pas en même temps s’apercevoir de ce qu’il dit mais ce qu’il dit qui est en même temps une espèce d’évidence pour l’élite c’est que nous faisons partie d’une évolution supérieure au niveau de l’humain par rapport à l’émotion qui provient du corps et par rapport à ce que l’on appelle conscience qui serait justement la conscience que ces émotions ont une hiérarchie.
Donc absolument colonialisme et attachement à ces valeurs – qui en sont des valeurs, tu comprends – mais qui nous empêchent quelque part de ne pas être colonialistes puisqu’il y a des sous-humains qui ne comprennent pas combien Pirez dans son accélérado a atteint le sommet… mais qu’est-ce que ce sommet ?
Cela me paraît très grave tout de même parce que c’est tellement innocent, c’est tellement le bon sens : "Ah oui, mais c’est beau et eux ils ne comprennent pas, donc c’est que dans l’évolution ils ont un retard".
Et là de nouveau par rapport au passé, il faut admettre qu’il a tort et raison : il a raison sur le plan de l’œuvre musicale et sur le plan de l’interprète musical par rapport à cette œuvre, si on prend Grumiaux jouant à une certaine époque mais c’est monstrueux en tant que savant qu’il l’applique dans ses recherches comme étant à la base de ce qui est la conscience la plus évoluée chez l’humain. Parce qu’enfin, comment est-ce qu’un savant peut imaginer que la conscience qui à des siècles en arrière existait également et rien ne lui permet de penser qu’elle était moins valable au point de vue de l’émotion humaine que un Schubert ?
De nouveau, on se prend les pieds là-dedans, et encore une fois il ne faudrait pas parler de Cage, cela serait une erreur, il faut au contraire continuer à parler de Schubert et de Mozart.
Alors je reviens à Grumiaux, lors de l’enterrement de son épouse, on a fait entendre deux plages des sonates de Bach interprétée par Grumiaux, mais j’ai été fasciné parce que je crois effectivement que l’on ne peut pas aller plus loin en tant qu’interprète dans une œuvre composée en tant que compositeur.
Et que cela pose le problème qu’effectivement Grumiaux s’est mis toute sa vie au service d’une production musicale comprise entre une date et une autre, en disant que tout ce que l’on a composé par après, je ne le fais pas parce que cela n’a pas été fait pour le violon, donc j’ignore la musique contemporaine parce que simplement elle ne correspond pas à l’instrument que je veux jouer. Et avec cet instrument je me mets aux services des compositeurs pour tâcher de rendre le mieux…
Donc je crois que si quelqu’un a pu faire cela, il a achevé une recherche, achevé. C’est à dire : ne vous faites pas d’illusions c’est un terrain clôturé. Grumiaux devient de plus en plus pour Thierry et moi, comme un… éclairage sur une époque révolue où nous pouvons nous délecter en y allant voir…
I.S. C’est à dire que dans un monde vraiment plural, cela devrait être un choix possible mais aussi bizarre que… si votre désir est d’apprendre et de vivre avec le violon ce désir là…
Mais non, parce qu’il n’y a pas de choix, l’être humain n’a pas de choix, il a des possibilités, des pulsions, qui font qu’il va avoir envie de faire cela, mais il va tricher avec lui-même…
I.S. Mais non, tu citais souvent l’exemple des japonais qui re-cultivent, qui continuent à pratiquer leur musique mais en tant que folklore ancien… Si j’ai envie de pratiquer l’art de l’enluminure…
Non, je ne peux pas dire qu’ils pratiquent leur musique. Ils ont gardé en mémoire leur musique avec des experts mais pratiquer une musique c’est vivre dans une certaine époque avec des raisons…
Pratiquer dans ce sens là n’est pas possible. Conserver… d’accord et aller très loin dans la conservation…
I.S. Et y compris ceux qui disent : moi je veux que cette conservation passe par mon corps, ils peuvent le faire, eux aussi ils conservent…
Oui mais cela sera une fausse interprétation. Parce que l’interprétation doit ne pas se savoir, ne pas se connaître, pour justement sortir avec, comme Grumiaux, une sorte d’enfant qui circule et qui est inatteignable, parce que là où il travaille il est inatteignable. Il n’a pas de comportement que l’on peut comparer à qui que cela soit des autres musiciens.
Alors le problème est justement alors que les conservatoires par le mot conservatoire sont là pour conserver, les japonais ont fait une chose extraordinaire à la fin du siècle dernier, c’est de savoir qu’il valait mieux prendre l’héritage occidental pour sortir de leur île. Et au fond, ils ne sont pas devenus occidentaux et ils ne sont pas restés japonais.
Pour moi c’est la grande énigme : comment la jeunesse japonaise va-t-elle pouvoir - en ayant tout perdu ou en ayant tout gagné parce qu’ils ont tout perdu – leur tradition est perdue pour un jeune japonais, toute sa tradition est perdue, il la voit peut-être encore chez sa grand-mère ou dans les vitrines, mais toute sa tradition est perdue et la nôtre n’est pas gagnée puisqu’il n’y avait rien à gagner avec la nôtre puisqu’elle est elle aussi une forme d’échec.
Donc ils ont eu cette intuition fabuleuse de connaître l’échec de leur culture au niveau d’une circulation commerciale bien entendu mais au niveau d’une circulation planétaire. Et nous avons mis beaucoup plus de temps parce que sur deux siècles nous avons du nous assassiner nous-mêmes parce que nous avons cru que nous assistions à une recherche qui faisait toujours croire qu’on allait aller plus loin : mon temps viendra comme disait Mahler etc. tous ces grands compositeurs. Quand à un moment donné on s’aperçoit qu’il n’y a pas possibilité d’aller plus loin.
Donc on se retrouve avec des japonais ayant pris une décision politique : on supprime, et des européens supprimant parce qu’il n’y a pas moyen de prolonger le schéma précédent, c’est curieux comme parallèle.
Alors moi, la grande grande énigme c’est le Japon, c’est pas ailleurs… C’est le Japon, comment vont-ils faire dans leurs relations avec les jeunes et dans les pulsions des jeunes qui n’appartiennent plus à rien ?
I.S. Pour le moment, enfin non pas pour le moment, il y a quelques années c’étaient plutôt le jeu de massacre puisque les jeunes étaient…
Oui, mais c’est latent, il se passe des choses…
Oui, mais les jeunes étaient préparés à des examens dès leur plus jeune âge…
C’est intéressant… il y a beaucoup de suicides…
Ils ont la possibilité de répandre des gaz dans toutes les stations de métro, de tuer des centaines de milliers de personnes en une heure et il n’y a pas de raison qu’ils ne le fassent pas… et c’est contenu pour le moment, c’est contenu…
Leur crise ils en sont très vite sortis finalement… énigme.
Si ils n’étaient pas si loin, j’y serais tout le temps…
Parce que pour moi, la méthode c’est là qu’elle doit aller, avec tout les dangers que cela comporte puisqu’ils vont la détourner de toutes les façons, mais c’est là qu’elle doit aller, c’est là qu’il n’y aucune raison qu’il y ait l’ombre d’une réticence, et je sais qu’ils sont prêts à le faire, mais moi je n’ai aucune raison d’y aller…
Je suis comme un rat qui cherche la sortie, et dès que quelqu’un semble me l’indiquer, je saute dessus… et si il ne m’indique pas clairement que nous perdons tout les deux notre temps, je ne le lâche pas.
Je suis perpétuellement par après : "tiens mais c’est cela qu’on fait, c’est cela qu’on fait"…