Premier entretien, le 12 février 1999
Je crois qu’il faut peut-être d’abord se poser la question de savoir quel est le sens profond, le sens premier, fondamental de la musique en tant que système de communication de l’homme, disons son sens anthropologique au fond.
Je pense que parmi les systèmes sonores de communication dont se sert l’homme c’est à dire le système de signes sonores, le système de signes verbaux - la parole - et troisième système, le système de communication musicale, c’est ce dernier qui me semble être par excellence celui qui permet d’abord le jeu, qui invite au jeu. Avec tout ce que cela comporte d’imprévus et d’imprévisible, et ensuite et là c’est peut-être plus important encore, il me semble que la musique est le système de communication de l’affect humain et que par là le système de communication musicale est absolument indispensable à l’équilibre émotionnel de l’homme.
Or notre enseignement musical traditionnel, classique, a à ce propos vraiment renversé l’ordre des choses : c’est à dire qu’au lieu de commencer par le sonore, par l’expérience du sonore et de ce que le sonore peut exprimer, on commence par le rationnel, par le signe graphique qui représente le sonore.
On part du rationalisé c’est à dire des hauteurs fixes, des intervalles, des durées cataloguées, des instruments de préférence à clavier, tout ce qui est fixe et fixé. On part de la contrainte maximale, on noie dès l’abord le pouvoir de la communication affectif, qui est l’essentiel à mon avis de la musique.
C’est pourquoi je m’intéresse à la méthode Thys, il me semble qu’il re-renverse l’ordre des choses, qu’il donne la possibilité de repartir de l’affect et du jeu.
I.S. Et à votre avis c’est inédit ou bien cela s’inscrit dans une gamme de choses ?
Il me semble qu’en tant que méthode ou a-méthode comme dit Hervé Thys lui-même c’est assez exceptionnel, je n’en vois pas d’autres exemples dans notre univers culturel actuel. Certainement les méthodes d’enseignement du musical, les méthodes d’éveil au musical telle que la méthode Orff ou autres qui me semble très restrictives dès le départ.
Donc je pense que oui, l’approche de la méthode Thys est assez exceptionnelle.
I.S. Et le Tohu-bohu, racontez-nous votre expérience du...
Là, je dois vous décevoir : je n’ai jamais assisté à une séance de Tohu-bohu... je l’ai vu sur images, j’ai écouté des enregistrements de certaines séances, Hervé Thys m’a beaucoup parlé de son expérience de ces séances, donc j’ai le sentiment de pouvoir m’exprimer un peu quand même sur l’ensemble de la méthode même si je n’ai pas assisté directement...
I.S. Comme la plupart de ceux que l’on interroge, même moi, sauf Didier, mais l’expérience peut être tout aussi bien celle reçue à travers les images...
Oui, il me semble que tout ce que je peux estimer de valable dans cette approche Thys, on peut le constater à travers l’image également. La liberté d’expression que permet cette approche on la sent très bien à travers l’image... seulement l’image et bien sûr le son qui accompagne l’image...
I.S. Et le "Jeu des Paries et du Tout" vous avez eu l’occasion de vous y intéressez...
Oui, mais là je suis beaucoup moins certain, je suis même tout à fait incertain, je ne sais pas, il faudrait voir sans doute... il me semble que par rapport aux séances initiales, au premier stade de la méthode où c’est vraiment le règne de la liberté, de l’improvisation au bon sens du mot, dans cette partie "partition"
il y a, il me semble, un retour à une certaine contrainte - ce qui ne doit pas être négligeable nécessairement - mais il y a un retour tout de suite à une certaine spatialisation de la musique, c’est à dire que l’on fait entrer le sonore dans un certain espace, l’espace de la page où on inscrit - même d’une manière tout à fait intuitive - mais on inscrit, on enferme la musique, on enferme le sonore, le développement temporel dans un cadre spatial... là, j’ai des doutes, je ne suis pas certain que c’est la voie à suivre.
Il y a également un retour à l’écrit, au graphisme donc là il faut se poser la question : quels sont les rapports possibles entre un signe graphique et un geste sonore ? Est-ce que cela permet de poursuivre dans la voie de la liberté, la liberté responsabilisée bien sûr ? Est-ce vraiment la bonne voie à suivre ?
Là, je ne peux que me rappeler les expériences que j’ai eu personnellement, surtout dans les années soixante, soixante-dix, des partitions graphiques dans la musique contemporaine qui m’ont semblé mener plutôt à de l’arbitraire qu’à de la liberté.
L’approche me fait penser également à la machine UPIC (Unité Polyagogique d’Information et de Composition) développée par Iannis Xenakis à Paris et qui permet également de produire de la musique électroacoustique par le geste graphique, sur un écran qui transmet par l’informatique le geste graphique aux machines de production sonore.
Et là également je me suis toujours posé la question, je n’ai jamais eu l’impression de ma trouver devant des réalisations convaincantes. Donc je transpose cette question que j’ai posé pendant une vingtaine d’année, je la transpose à ce stade deuxième de l’approche Thys et je me pose ces questions là... donc je ne suis pas aussi certain...
Alors que je suis tout à fait enthousiaste pour le premier stade, je me pose vraiment des questions, j’ai des réserves à exprimer quant à ce deuxième stade, cette entrée en partition si vous voulez...
I.S. Et le fait que se soit des enfants qui entrent en partition et pas des artistes d’avant-garde hyper-conscients est-ce que cela pourrait faire une différence ?
C’est là que je pense qu’il faut être patient, qu’il faudrait attendre d’avoir expérimenté plus avant, d’avoir toutes une série de séances - là, s’exprime l’intellectuel qui veut rationaliser, bien sûr - mais il me semble que c’est un pas nécessaire à faire, on ne peut pas, je ne peux pas à ce moment-ci m’exprimer sur la valeur... j’aimerais voir des expériences et des résultats vraiment plus ou moins rationalisés.
I.S. De votre point de vue est-ce que l’avenir de la production sonore passe par un renouveau de l’écriture musicale ou bien est-ce s’attarder à de l’inutile que d’essayer...
Non, non, je pense qu’il est absolument salutaire même de relativiser la part de l’écrit dans la production musicale, c’est là que j’ai toute sympathie pour la première approche de la méthode Thys qui permet de réintroduire une large part d’improvisation dans la culture musicale.
Notre culture musicale, dans la mesure où elle est bourgeoise et capitaliste, s’est toujours opposée à l’improvisation, que l’on considère avec dédain comme étant l’expression de l’imprévoyance. C’est l’éthique de la fourmi contre la cigale.
Dans la mesure où notre société est capitaliste et marchande elle doit s’opposer bien sûr au principe de l’improvisation qui est improductif, qui ne mène à aucun produit marchandable. Donc pour plusieurs raisons, l’improvisation est considérée avec dédain par notre culture générale, occidentale disons.
Là, j’estime que la méthode Thys ne peut qu’apporter un renouveau, pas dans le sens où il faut s’arrêter absolument à l’improvisation mais dans le sens où l’improvisation aurait ses droits à côté du rationnel qui domine complètement, qui a dominé complètement jusqu’à présent notre culture musicale classique...
I.S. Mais l’expérience pour moi, moi je n’écris pas musicalement, j’écris avec des mots, mais je peux certainement témoigner comme vous qu’indépendamment de la vocation de l’écrit à capitaliser il y a des expériences propres à l’écriture... certainement... et donc, je ne les connais pas mais on peut penser qu’il y a des expériences propres à l’écriture musicale qui sont complémentaires mais pas... que l’écriture en elle-même permet de produire.
Est-ce que l’idée de penser que l’écriture peut jouer un rôle qui ne soit pas celui d’un impératif capitaliste dans l’avenir de la production sonore c’est en fait cela que Thys semble parier mais un type d’écriture produit autrement...
Est-ce que... disons qu’il y a un pari sur la pérennité de la participation de l’écriture à l’avenir de la production sonore...
Oui, oui, disons qu’il y a un va et vient permanent entre le sonore et la représentation graphique du sonore mais notre culture musicale classique est basée sur un rapport qui se veut univoque entre le symbole musical et sa réalisation sonore, acoustique, or là j’estime que c’est un appauvrissement... de la culture musicale.
Je trouve qu’il faudrait laisser place à d’autres rapports entre l’écrit, je suppose que c’est cela que vous avez voulu suggérer ? Donner la place à d’autres rapports, plus plurivoques disons, entre le signe graphique et le sonore, acoustique...
D.D. Vous disiez que dans les expériences du passé vous n’étiez pas très convaincu de ce que cela avait donné, au niveau de la musique occidentale, parce qu’il y a eu beaucoup d’expériences dans les années soixante et même avant...
Oui, tout dépend bien sûr de ce à quoi on veut aboutir...
Disons que pour la liberté cela a été une expérience positive, dans le sens où... oui, entre les partitions graphiques d’un Logothétis, d’un Hauwgenschtok et autres, et leurs réalisations sonores, il n’y avait vraiment aucun rapport univoque, c’était donc le musicien qui s’exprimait en suivant plus ou moins le déroulement du graphisme mais sans se soucier d’établir un rapport univoque.
Donc je me suis simplement posé la question de savoir pourquoi faut-il alors vraiment, quelle est la nécessité de la donnée écrite, pourquoi ne pas simplement laisser la musicien dès l’abord en complète liberté, pourquoi essayer de l’encadrer de nouveau dans un écrit, dans une donnée graphique, pourquoi alors ne pas propager simplement l’improvisation, mais l’improvisation qui ne doit pas être n’importe quoi ?
D.D. Mais la composition dans ce cadre là... si on laisse toute forme d’écrit est-ce que la composition peut encore exister ?
Oui, je pense que la composition est tellement ancrée dans notre culture musicale qu’il ne faut pas se faire de soucis pour l’avenir de la composition même si elle va certainement prendre - comme elle est en train de la faire d’ailleurs - d’autres chemins par l’électroacoustique, par l’informatique... c’est tout à fait évident.
Et le rapport entre celui ou celle qui propose une donnée sonore et l’auditeur va changer probablement dans le cours du siècle à venir du tout au tout. Il n’y pas à se faire de soucis pour la composition elle restera en place, ce qui me paraît important c’est qu’à côté de ce rapport qui restera si il s’agit vraiment de composition, un rapport disons impératif dans une certaine mesure entre celui ou celle qui propose, qui impose plutôt que se soit par l’écrit ou par le support informatique d’ailleurs, ce n’est qu’un détail technologique, mais il y aura toujours ce rapport impératif de celui ou de celle qui impose une donnée musicale envers celui qui la reçoit, qui l’écoute.
Donc moi je me soucie plutôt de voir resurgir à côté de cet impératif musical des libertés, des libertés qui ne passent pas donc par l’écrit ou par le fixé sur support, n’importe lequel d’ailleurs...
I.S. Mais dans cet avenir là, se serait plutôt la catégorie interprète qui serait la plus en danger que la catégorie compositeur si cela passe par là...
Mais la catégorie interprète si on interprète le terme dans son sens classique, le sens qu’il a pour notre culture classique : c’est à dire celui qui traduit pour l’auditeur la donnée impérative justement qui lui est livrée par l’écrit, par la partition.
Donc l’interprète en tant qu’intermédiaire secondaire - bien que se ne soit pas toujours le cas, on donne... il y a des publics de concerts qui donnent à l’interprète une signification qui va bien au-delà de son rôle véritable de traducteur d’une donnée. Donc dans ce sens là, cet interprète là perdrait - certainement pas sa place parce que ce rapport va subsister pendant très longtemps dans la culture musicale à venir - mais sa place sera moins importante, moins imposante peut-être, si d’une part il y a de plus en plus un type de compositeur qui s’adressera directement à l’auditeur par le biais de l’informatique, de Internet etc.
Et d’autre part il y aurait cette part dans la culture musicale de l’improvisation, de la production musicale en toute liberté qui n’est pas destinée à produire nécessairement un objet marchandable, qui est là pour justement - j’en reviens à ce que je disais tout à fait au début - pour permettre le jeu et l’expression de l’affect. Au fond, ce sont là les deux fondements de ma pensée, de ce que j’ai à dire sur toute la méthode de Thys.
I.S. Oui, je vais tout de même... Thys se demande si... d’une part il y a la production Tohu-bohu pleinement développée et puis la production solo dans le cadre de cette même année et la question de savoir si il y a une structure reconnaissable dans le Tohu-bohu ou dans les productions solos et dans quelle mesure cela peut-il être analysé sur un mode musicologique c’est probablement vous seul qui pouvez...
Seul certainement pas... mais là
se pose la question de savoir ce que l’on entend par la forme musicale, par les structures... On pense trop aisément quand on prononce le terme de structures sonores, de formes musicales, on pense trop souvent aux formes établies : prenons comme exemples la forme sonate, le canon, la fugue, le thème et variation, toutes ces formes établies de la culture musicale classique européenne.
Alors que la forme musicale ce n’est pas nécessairement cela, cela ne doit pas être nécessairement une chose préétablie, cela peut être une chose émergente. La forme en tant qu’émergente à partir du produit du déroulement sonore.
Bien sûr la tâche du musicologue, puisque vous avez demandé la tâche du musicologue, devient bien plus ardue, il est bien plus aisé de partir d’une forme établie et de la retrouver dans une partition - en principe rien de plus simple. Il est bien plus difficile de capter une forme qui n’est pas préétablie mais qui se découvre au fur et à mesure que se déroule le sonore.
I.S. Je ne sais si vous connaissez Shima Arom ? Bien sûr, un excellent musicologue... et qui témoigne de la complexité terrible des musiques qu’il analyse et qui ne sont pas du tout inscrite formellement...
Oui, certaines musiques de Centre-Afrique sont effectivement, surtout du point de vue rythmique, d’une complexité devant laquelle nous, hommes occidentaux, sommes ébahis ; certaines musiques de l’Ouest de l’Afrique également sont d’une extrême complexité rythmique dont s’inspirent d’ailleurs certains parmi les plus grands compositeurs contemporains.
Un György Ligeti par exemple s’inspire depuis une quinzaine années de ces complexités rythmiques qui viennent d’un autre monde, d’une autre culture musicale que la nôtre. Cela fait partie d’une grande ouverture que le vingtième siècle a quand même apporté dans la production classique, ouverture du monde occidental sur le reste du monde.
I.S. Et est-ce qu’il y a moyen de penser parce que souvent Thys le pense en terme de contraintes un peu tribales, que la musique aie été dans ces civilisations là le siège d’une production d’une telle complexité que pour la décrire il faut l’aide des mathématiques les plus sophistiquées. C’est cette relation entre musique et hyper-complexité formelle dans ces civilisations qui n’ont pas l’écriture...
Ce qui prouve d’ailleurs que
l’écriture n’est pas du tout indispensable à une culture complexe, c’est de la complexité qui n’a pas pris le biais de l’écriture. Qui s’est produite de manière... je cherche le mot exact : j’allais dire de manière intuitive, mais ce n’est peut-être pas le mot exact parce que avant de pouvoir produire tous ces rythmes enchevêtrés il faut que l’ensemble des producteurs, disons l’ensemble de la tribu pour aller vite, ait un sentiment très profond d’une pulsation fondamentale.
C’est certainement un acquis culturel, ce n’est pas une donnée biologique à mon avis, c’est un acquis culturel, c’est donc bien là la preuve que le complexe dont nous avons très souvent pensé qu’il devait passer par l’écrit, en musique également, c’est bien la preuve que ce n’est pas indispensable.
Le complexe peut se produire à partir d’une expérience commune, une expérience collective basée sur le sonore seul.
C’est là que nous rejoignons de nouveau la méthode Thys qui devrait sans doute pouvoir produire un effet de complexité comparable à ce que nous laisse entendre ces "sauvages" d’Afrique.
Dans ce sens là, la méthode Thys est appelée à faire ses preuves à l’avenir, bien sûr c’est une méthode qui se trouve face à toute une série de contraintes sociales et culturelles... ce ne sera, je le crains, que très progressivement qu’elle pourra faire son chemin, qu’elle pourra prendre une place qui permette justement cette production de complexité.
Je pense qu’il ne suffira pas de faire cela de manière isolée, il faudra qu’il y ait une certaine quantification, qu’il y ait un certain nombre d’expériences de ce type pour que cela puisse vraiment avoir un effet culturel qui soit comparable à ce que nous entendons quand nous écoutons ces musiques africaines.
Nous vivons quand même dans une société complètement différente de plusieurs points de vue, pour les musiques pygmées cela s’est produit plus ou moins en vase clos culturellement parlant tandis que ce n’est pas le cas dans notre société, dans notre culture, donc il y a d’autres conditions pour pouvoir faire émerger un sens culturel... c’est pourquoi je pense qu’il faudra que se soit bien plus propagé à l’avenir avant de pouvoir parler de résultats au niveau... culturel disons, pour généraliser.