Présentation du projet "micro-séminaires"
Ce projet s’inscrit dans une histoire dont "l’atelier Thys" constitue à la fois un point de départ et un fil de continuité, mais pas un objet thématique. Il s’agit de le considérer comme "cas" susceptible d’obliger à penser, et d’inviter à l’expérimentation : penser "à partir de", expérimenter "comment prolonger", et non pas se réunir "autour" afin de mettre au point la description adéquate de ce qui s’y passe.
De fait, l’atelier Thys propose une situation concrète qui tout à la fois semble reproduire, et fair déraper très efficacement la scène classique où des producteurs de savoir sont réunis autour de ce à propos de quoi du savoir doit être produit. Oui certes, des adultes, assis, attentifs, neutres, plus ou moins immobiles, "assistent", alors que des enfants "s’activent" et donnent à voir, à entendre, à sentir. Mais la neutralité dans ce cas n’est pas une condition garantissant une séparation entre "sujet" et "objet", elle fait partie de l’événement, et ce, sur un mode dont il n’y a aucun moyen de contrôler les effets. Le verbe "assister" prend ainsi son double sens : être là et regarder/écouter/sentir, d’une part, et de l’autre participer, aider, voir même contraindre. De même, l’invitation "faites ce que vous voulez", lorsque les enfants sont mis en présence de "vrais instruments de musique", prend un sens incontrôlable puisque le caractère "précieux" de ces instruments, dont les enfants savent qu’ils sont usuellement, manipulés avec respect et compétence, est un ingrédient qui, sur un mode ou sur un autre, contraint la situation.
Le terme "contrainte" est intéressant dans la mesure où il s’oppose au terme "limites". La situation ne définit pas de limites (c’est-à-dire aussi ce qui serait interprété comme "transgression"), pas plus qu’elle ne se définit en termes d’un idéal ou d’une finalité (qui permettraient une description-jugement), mais cette absence de limite, d’idéal et de finalité "fait contrainte", c’est-à-dire oblige les enfants à "prendre position" sans pouvoir se laisser guider par une interprétation de ce qui leur est demandé – qu’ils choisissent de satisfaire la demande ou de la décevoir. On ne dira pas que, dans ce cas, ce qu’ils font est bel et bien "ce qu’ils veulent" (enfin "libres" !) mais bien qu’ils sont contraints à "créer" une manière d’habiter la situation sans "savoir" ce qu’on leur veut, ce qui est attendu d’eux.
En ce sens, on peut dire que nous avons affaire à un "dispositif ", au sens où l’agencement "adultes/chaises/enfants/instruments/invite" n’a d’autre efficacité que celle que lui confère la situation concrète qu’il suscite sans la déterminer. Le dispositif ne "fait" rien, n’agit pas, ne propose aucun modèle, mais de par sa passivité même, il induit une création d’espaces et de temps propres, dont nul n’est responsable, qui produit ses acteurs plutôt qu’ils ne le produisent.
Ces espaces/temps propres, s’ils sont inséparables de la multiplicité des micro-événements qui peuvent s’y repérer, ne leur sont pas réductibles, parce que la production de repérages partiels, croisés et enchevêtrés fait elle-même partie de ce à quoi le dispositif contraint tous ceux qui y participent : en l’absence de limites, d’idéal et de finalité explicitables, cette production devient, en temps réel, fabricatrice d’événements, coproductrice de ce qui "arrive". Repérer ne permet pas de comprendre mais engage dans l’événement.
En d’autres termes, la division entre adultes "proposant et assistant" et enfants "agissant" est opérante, mais ne correspond pas à la possibilité d’une production de savoir des uns à propos des autres, ne confère pas aux adultes le pouvoir de dégager une clef de lecture ou de jugement : le dispositif contraint à sentir et à penser sur un mode qui est plutôt celui de la répercussion que de la réflexion, par activation plutôt que par interprétation, donnant sa puissance à l’imagination plutôt qu’à l’imaginaire.
Les micro-séminaires peuvent, en ce sens, être considérés comme tentative de prolonger, c’est-à-dire de produire autrement – par de tout autres moyens puisqu’il s’agit cette fois de réunions "entre adultes" - ce type d’événement. Il ne s’agira pas de réfléchir "sur", mais de penser à partir : "puisque c’est possible"… Et ceci, selon les modes de répercussion, d’activation et de mise en imagination qui renvoient aux différents terrains pratiques (et affectifs) des participants.
Ainsi, plutôt que de s’interroger sur la question de savoir si la production gestuelle-sonore des enfants est de la musique, il pourrait s’agir de mettre en mots ce que cette production "fait" à nos définitions de la musique, comment elle les oblige éventuellement à se modifier. De même, plutôt que de chercher à évaluer ce que les ateliers transmettent aux enfants, c’est de notre imagination quant à ce qu’est la transmission et ce que nous lui demandons qu’il pourrait s’agir. Et encore, plutôt que d’interroger la manière dont un enfant se comporte, il pourrait s’agir de penser la différence pratique entre comportements qui se laissent classer, évaluer et élucider et comportements qui forcent celui qui cherchait à décrire à en apprendre sur lui-même. Ou alors, plutôt que de se demander si de tels ateliers sont compatibles avec les pratiques scolaires, il pourrait s’agir de décrire autrement la "clôture scolaire", non en tant que légitime (pour une raison ou une autre) mais en tant que fiction (on dirait que…) pragmatique, suscitant des productions collectives d’expérience, de savoir et d’énonciation qui ne répondent à aucune définition "naturelle" ou "objective" de l’éducation.
Corrélativement, c’est également en tant que créé-créant à partir de traits particuliers que le dispositif Thys pourra être interrogé. Un de ces traits est la co-présence inévitable que suscitent les productions multiples et hétérogènes de sons et de gestes. Un autre est la possibilité propre aux "enfants" d’entrer dans des jeux et des scènes proposés par des "adultes" sans demander ce que ces adultes cherchent ou veulent, ce qui n’est pas le signe d’une soumission mais sans doute la traduction de ce que l’ensemble de ce que nous, adultes, penserions "activité normale" ne s’oppose pas, pour eux, à ce que nous mettons sous le signe de la fiction.
Comment réinventer les possibilités auxquelles nous fait penser le dispositif là où ces traits ne sont plus présents ? Comment, lorsqu’il s’agit de jeunes "demandant des comptes", répondre aux questions qu’ils se posent sur un mode qui "fasse partie du dispositif", c’est-à-dire leur permette de concevoir que des adultes puissent être là, à les regarder, sans pour autant les définir comme des cobayes ? Comment aborder d’autres pratiques non en tant que manquant de ce qui singularise la production de sons-gestes, mais à partir d’autres traits susceptibles eux aussi d’être transformés par un dispositif en producteurs de dynamiques collectives excluant activement les évaluations et les jugements portant sur les individus ? En d’autres termes, comment faire assez "confiance" en ce que nous jugeons digne d’être transmis pour accepter de le proposer sur un mode non normatif, pour inventer les dispositifs qui créeront une différence "immanente", perceptible par tous, entre expérience-expérimentation et arbitraire.
Penser "à partir" du dispositif Thys ne signifie donc pas le prendre comme modèle et tenter de l’étendre par rapports de ressemblance, mais poser la question de "réinventions" possibles, capturant chaque fois des traits singularisant une situation (parfois sans doute des traits définis comme "obstacles" dans une situation classique) et les transformant en traits dynamiques producteurs d’agencement collectif. Si l’on peut parler de "réussite" non pas à étendre mais à répéter, au cas par cas, elle devrait alors désigner les contraintes qui :
engagent les participants à une activité productrice d’actualité (ici-maintenant) suscitant à la fois la rencontre avec un "objet" et une création entre eux de rapports que l’on peut caractériser comme "éthiques" : des rapports issus de l’hétérogénéité de leurs modes de participation, rendant glissants et inopérants les enjeux usuels de rivalité, de hiérarchie, de confrontation au jugement,
impliquent une dissociation active entre "l’objet" et une possibilité de "mesure" (qui implique toujours l’idéal d’un rapport homogène, évaluable "objectivement", à l’objet) et créent donc pour chacun la possibilité de se repérer, de se situer à partir de ce que font les autres non pas selon l’opposition "liberté/conformité", mais en termes d’exploration et d’expérimentation de ses capacités de devenir propres,
mettent ceux qui "proposent" le dispositif en situation de parties prenantes de ce qui se produit : sans nostalgie par rapport à l’idéal d’homogénéité, découvrant dans l’expérience l’obligation de penser autrement ce qu’ils savent, d’accepter avec confiance que "ce qui est signe d’être transmis" est également ce qui est capable de résister à l’épreuve d’un agencement où c’est son "intérêt" (inter-esse : si situer entre), les rapports qui peuvent s’articuler autour de lui qui lui donneront le pouvoir d’exister.
A travers ce projet, c’est donc également une question "éthique" qu’il s’agit de poursuivre au cours des micro-séminaires, l’exploration de ce que l’on peut appeler une "éthique constructiviste", par double opposition avec une éthique prescriptive et une éthique maïeutique. Une telle éthique, ne désignant ni le ciel des idéaux, ni une vérité intime qu’il faudrait accoucher, ne communique pas avec des questions générales (quelle société ?, quelle formation pour quel citoyen ?) mais passe par l’ensemble ouvert, à construire, à mettre à l’épreuve, à transformer, des dispositifs pratiques qui réussissent à susciter pour ceux qui y participent la capacité, l’appétit et le loisir d’explorer ce qu’ils peuvent faire et devenir en relation concrète, risquée, aventurée, avec les autres.
En l’occurrence, les micro-séminaires constituent un cas où se pose la question de ce type de réussite. Il s’agirait alors de tenter "entre participants" d’apprendre – contre bien des mauvaises habitudes qui transforment rencontres, colloques et discussions en épreuves à subir – la différence entre parler de ce que l’on sait ou croit savoir, et se rencontrer autour d’une question qui n’appartient à personne, qui demande à être construite mais exige, pour être construite, que l’on pense non à partir de ce que l’on sait, mais à partir de ce que l’on ne sait pas.
On pourrait, sans le moindre exotisme, se référer ici à la technique du palabre. Cette technique réunit autour d’un problème concret des "aînés". Le terme "aîné" signifie que chaque participant est, par définition, reconnu par tous les autres comme ayant un savoir sur les choses, la vie, le monde, ce qui se traduit en pratique par une contrainte : chaque version proposée du problème provenant d’un "aîné", puisqu’elle traduit un tel savoir, ne peut donc être ni contredite, ni disqualifiée. Mais bien sûr elle ne peut contredire ou disqualifier les autres non plus. Elle doit donc se formuler sur un mode "fabriqué", que l’on pourrait dire abstrait, dépersonnalisé ou spéculatif : non une opinion sur le problème, mais un savoir dont la pertinence pour le problème est à la fois incontestée et indéterminée, à produire par le processus de palabre lui-même.
Ce que l’on peut appeler une fiction (nous sommes tous des aînés, nous "savons des choses") n’est donc pas, dans ce cas, privilège mais convention qui oblige et crée la possibilité de "penser à partir de ce que l’on ne sait pas" : en l’occurrence de faire exister en même temps la décision à prendre comme ce que personne ne peut anticiper, prévoir ou déduire de son savoir, et ce que chacun dit comme ce qui doit être dit et accepté pour que la décision qui sortira soit bonne, pour que le palabre soit "réussi".
Comment "réussir" un micro-séminaire, comment y prendre la parole sur un mode tel que la question de la réussite fasse contrainte (et non censure), c’est ce que nous ne savons pas, mais c’est aussi ce qui peut nous réunir. Et c’est ce qui engage, sur un mode très concret, ce que nous appelons "éthique constructiviste", axée non autour des idéaux de bonne volonté, de communication, d’authenticité ou de vérité, mais autour des dispositifs que "nous fabriquons pour qu’ils nous fabriquent", auxquels nous conférons le pouvoir de nous contraindre pour qu’ils nous confèrent le pouvoir de créer.
Nous nous sommes, à ce sujet, bornés jusqu’ici à quelques décisions de principe : limiter à deux le nombre des interventions demandées, conférer aux images des ateliers Thys le statut (artificiel) de ce "en présence de quoi nous parlons", et différencier (tout aussi artificiellement) les "organisateurs" du micro-séminaire des autres participants. Les premiers tenteront de se limiter à écouter sur un mode actif, c’est-à-dire aussi relancer, tenter des connections ou des explications, proposer des manières de formuler, faire le point, etc., alors que les seconds "occuperont le terrain". Il s’agit de lutter contre une distribution prévisible des rôles où les organisateurs seraient définis comme "pensant avoir des réponses ou une thèse" (à discuter, contester, commenter). Ils seront plutôt définis comme ceux pour qui la question importe, et qui ont besoin des autres pour continuer à la construire (le processus ayant commencé avec les "interviews" enregistrées et montées, dont le document sera communiqué aux participants de telle sorte que "le point où on en est" soit connu).
Les organisateurs : D. Demorcy, T. De Smedt, L. Léry, N. Léry, I. Stengers, H. Thys.
AREMI-FRANCE